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CALME-TOI. CALME-TOI. CALME-TOI…
— Cinq secondes.
L’estomac de Sara se contracta. Elle faillit se remettre à chanter. Se forçant à garder la bouche fermée, elle rajusta ses lunettes et attendit.
Tout va bien se passer. Je vais lui rentrer dedans. Je vais…
— Quatre, trois, deux…
La main se pointa vers les deux journalistes assis derrière le bureau.
— Bonsoir, je suis Donald Parker.
— Et je suis Sara Lowell. Bienvenue à News-Flash.
Le Dr John Lowell possédait un immense domaine dans les Hampton. Le majestueux manoir de style Tudor dominait quatre hectares de terres paysagères. La propriété jouissait d’un court de tennis en gazon, d’une piscine extérieure et d’une autre à l’intérieur, de trois jacuzzis, d’un sauna, d’un spacieux pool house, d’un terrain d’atterrissage pour hélicoptère et de plus de pièces que les Lowell ne pouvaient en utiliser. La maison avait appartenu au grand-père du docteur, un capitaliste qui, d’après la vision gauchiste de l’histoire, avait pillé le pays et ses habitants pour faire du profit. Le père de John, cependant, avait décidé de laisser tomber les affaires familiales pour devenir chirurgien. John avait suivi ses traces. Il gagnait bien sa vie, même si la pratique de la médecine se révélait moins lucrative que celle du pillage.
Ce soir, l’aile est accueillerait certaines des plus grosses fortunes du monde, qui avaient fait don de milliers de dollars au Centre contre le cancer Erin Lowell pour avoir le privilège d’assister à la fête. John allait devoir distribuer sourires et amabilités. Il détestait ça. Son mandat controversé de Surgeon General, au début des années 1980, ne lui avait pas appris grand-chose en matière de diplomatie et de subtilité politique. Il avait mené une croisade acharnée contre le cancer, détruisant tout et tous ceux qui se dressaient sur sa route. Il avait déclaré la guerre aux fumeurs, dans une tirade enflammée à la télévision nationale : « Les cigarettes sont des armes meurtrières. Je n’ai aucune compassion pour les fumeurs qui attrapent un cancer du poumon. Ils se fichent pas mal d’intoxiquer les autres avec leur fumée, ou même de causer une maladie mortelle chez leurs enfants. Le fait que nous tolérions ces gens irresponsables et égoïstes dépasse l’entendement. »
La diatribe avait créé une onde de choc dans tout le pays. Le lobby de l’industrie du tabac avait tout fait pour obtenir la tête de John Lowell, en vain. Des lignes de bataille s’étaient formées ce jour-là, et si John Lowell n’était plus Surgeon General il n’en continuait pas moins le combat.
— Bonsoir, papa.
John Lowell se retourna vers sa fille aînée, vêtue d’un peignoir et chaussée de sandales.
— Cassandra, où vas-tu ?
— Piquer une tête dans la piscine.
— L’émission de ta sœur commence dans quelques minutes. Tous les invités vont rentrer à l’intérieur pour la regarder.
Les yeux de Cassandra s’obscurcirent, mais John ne parut pas le remarquer.
— Tu devrais venir avec nous voir ta sœur.
— Tu vas enregistrer l’émission, non ?
— Bien sûr.
— Donc, j’aurai l’occasion de voir et de revoir ma sœur. Quelle chance.
— Cassandra…
Elle ignora son père et poursuivit son chemin. Pendant toute la vie de Cassandra, le nom de sa cadette avait résonné autour d’elle comme des milliers de petits oiseaux. « Sara est malade. » « On doit emmener Sara à l’hôpital. » « Ne sois pas si dure avec Sara. » Aux yeux de son père, Cassandra n’était jamais aussi belle, aussi gentille, aussi ambitieuse, aussi intelligente que Sara.
Sa mère n’était pas comme ça. Erin Lowell aimait autant Cassandra que la plus jolie, plus gentille, plus ambitieuse, plus travailleuse et plus intelligente Sara. C’était fou à quel point sa mère lui manquait. Dix ans avaient passé depuis sa disparition, mais la douleur demeurait vive, constante, et parfois même intolérable.
Il faisait une chaleur étouffante ce jour-là, et de nombreux invités étaient allés se rafraîchir dans la piscine. La plupart commençaient à rentrer dans la maison pour assister à la première de la merveilleuse Sara dans News-Flash. Mais en voyant Cassandra avancer vers le bassin, de sa démarche langoureuse, plusieurs hommes se figèrent.
Cassandra était grande, elle avait des yeux de braise, des boucles brunes et une peau olivâtre. Elle était si différente de Sara qu’on avait du mal à les croire sœurs. En deux mots, Cassandra était sexy. Terriblement sexy. Dangereusement sexy. Alors qu’on aurait pu décrire les yeux de Sara comme des lacs tranquilles, ceux de Cassandra étaient de feu.
Arrivée devant la piscine, la jeune femme retira ses sandales d’un mouvement de chevilles. Un léger sourire aux lèvres, elle fit glisser son peignoir le long de ses épaules, révélant un maillot une pièce scintillant qui avait du mal à contenir ses courbes généreuses. Très consciente de tous les regards qui la suivaient, elle monta sur le plongeoir, avança jusqu’au bord, étira les bras au-dessus de sa tête et plongea. D’un crawl fluide et élégant, son corps fendit l’eau sans effort, laissant à peine une ondulation dans son sillage.
— Il est presque huit heures, prévint une voix dans la maison. News-Flash va débuter.
Si les femmes répondirent à l’appel, les hommes eurent plus de mal à s’arracher au spectacle envoûtant offert par Cassandra. Oh, ils tentèrent d’avoir l’air décontracté, rentrant le ventre discrètement ou enfilant une chemise pour cacher leurs défauts les plus flagrants. Et tous essayèrent de glaner un dernier coup d’œil en passant devant elle.
Cassandra sortit de la piscine et s’avança tranquillement vers un transat. Sans se donner la peine de se sécher, elle prit une paire de lunettes de soleil dans la poche de son peignoir et s’allongea, jambes croisées. Si elle paraissait se reposer, ses yeux, derrière les verres fumés, ne perdaient rien de ce qui l’entourait.
Elle repéra Stephen Jenkins, le sénateur de l’Arkansas, à la soixantaine bien enrobée. L’oncle Stevie, comme Sara et elle l’appelaient, était un vieil ami de la famille. John Lowell et lui avaient été ensemble au collège Amherst, leurs épouses avaient donné des soirées ensemble, leurs enfants étaient allés en camp de vacances ensemble. Charmant. Et – pour être franche – coucher avec le leader de la minorité républicaine au Sénat avait été une sorte de défi pour Cassandra. Un délice des sens, sûrement pas.
— Bonsoir, Cassandra, l’interpella Jenkins.
— Bonsoir, oncle Stevie.
Cassandra avait envisagé de séduire aussi le fils du sénateur, mais, tout beau et célibataire qu’il fût, Bradley était un imbécile. Pis, c’était l’ami de Sara. Chaque fois qu’ils se voyaient, ils jacassaient pendant des heures et ignoraient complètement Cassandra. Si Sara et Bradley avaient été amants, elle y aurait songé plus sérieusement. Mais ce n’était pas le cas. Depuis qu’elle avait épousé Michael, deux ans plus tôt, Sara avait été d’une fidélité frôlant l’ennui.
— Stephen ? appela Mme Jenkins. Bradley ?
Le sénateur détourna les yeux à regret.
— Dépêchez-vous ! Sara est à l’écran !
En quelques minutes, tout le monde rentra dans la maison pour se rassembler autour du poste. Cassandra ferma les yeux. Sara passait à la télévision nationale. Et alors ?
Sara sentit un nœud se former dans son ventre. Elle savait que le révérend Ernest Sanders était assis dans la pièce voisine, attendant le moment de l’interview. Il était expert dans l’exercice – fuyant comme une anguille. Quand une question ne lui plaisait pas, il usait d’une méthode éprouvée : il l’ignorait. De quoi rendre fous même les intervieweurs les plus chevronnés.
La plus grande partie du reportage de Sara sur Sanders et sa Sainte Croisade était enregistrée. Elle l’avait revu tant de fois qu’elle le connaissait presque par cœur. Fredonnant doucement, elle ne l’écouta que d’une oreille.
« Après avoir appartenu à divers groupuscules prônant la suprématie blanche, le révérend Sanders a fait de la Sainte Croisade, fondée avec une poignée de membres il y a douze ans, un puissant mouvement rassemblant des milliers d’adhérents dans tout le pays. Mêlant ce que Sanders appelle de « solides valeurs religieuses » aux « droits américains traditionnels », la Sainte Croisade a été un objet de controverses depuis sa création…
… le fisc a confirmé que ni le révérend Sanders ni son épouse, Dixie, n’avaient rempli de déclaration d’impôt sur le revenu ces douze dernières années… Le révérend Sanders a dépensé jusqu’à dix mille dollars par jour pour lui-même et pour plusieurs jeunes femmes au cours de voyages « missionnaires » dans les Caraïbes… disparition de millions de dollars de dons versés à la Croisade… Le FBI mène une enquête pour corruption dans l’entourage du révérend Sanders. »
Une fois le reportage terminé, la caméra pivota pour se braquer sur le visage familier et rassurant de Donald Parker. Sara s’arrêta immédiatement de fredonner.
— Le révérend Sanders est ici dans notre studio, annonça Parker. Bonsoir, révérend Sanders.
Le visage de Sanders apparut sur l’écran. Comme dans d’autres magazines d’information, les invités ne se trouvaient pas dans la même pièce que leurs intervieweurs. Un numéro vert apparut en bas.
« Bonsoir. »
Sanders avait une voix agréable et détendue. Sara sentit le nœud se resserrer dans son ventre. Le pasteur portait un costume trois pièces bleu clair, une alliance en or et ce qui ressemblait fort à un postiche. Pas de montre. Pas d’autres bijoux. Rien d’ostentatoire. Il avait un visage doux, qui inspirait confiance ; celui d’un gentil oncle ou d’un sympathique voisin. Son sourire éclatant – un de ses meilleurs atouts – était bien en place.
— Merci d’avoir accepté notre invitation.
— Merci à vous, monsieur Parker.
— Vous venez de voir le reportage, attaqua Parker. Avez-vous des commentaires à faire ?
— Je suis un homme de Dieu, dit Sanders de sa voix onctueuse, à l’accent traînant du Sud. Je comprends les désirs humains.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre.
— Ce qui se passe ici est évident pour moi et pour tous les croyants de ce pays. Je ne crois pas devoir m’abaisser au niveau de Mlle Lowell en répondant à ses accusations.
— Aucune accusation n’a été proférée, révérend Sanders, intervint Sara en chaussant ses lunettes cerclées de métal. Y a-t-il des faits, dans ce reportage, que vous voudriez contester ?
— Inutile de jouer au plus fin, mademoiselle Lowell. Je sais ce que vous recherchez.
— C’est-à-dire, révérend Sanders ?
— Vous cherchez à vous faire un nom. Une réputation. Et quelle meilleure façon d’y parvenir que de tramer dans la boue un simple prédicateur comme moi ? Un homme qui prêche la Bible dans toute sa gloire, qui aide ceux qui n’ont pas eu la chance…
— Révérend Sanders, le coupa Sara, vos revenus personnels ont été estimés à plus de treize millions de dollars l’année dernière, et pourtant vous ne payez pas d’impôts sur le revenu. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
La remarque n’eut aucun effet sur son interlocuteur.
— Corrigez-moi si je me trompe, mademoiselle Lowell, mais votre famille n’est pas particulièrement dans le besoin. Je crois me souvenir que votre père possède une propriété assez spacieuse. Devons-nous aussi nous interroger sur sa fortune ?
— Mon père déclare ses revenus tous les ans, rétorqua-t-elle. Et peut justifier de l’origine de chaque dollar. Pouvez-vous en faire autant ?
— Bien évidemment, déclara Sanders avec emphase. Vos mensonges et vos insinuations ne trompent pas le peuple choisi par Dieu. Beaucoup ont essayé de détourner les justes du chemin du Seigneur, mais la Sainte Croisade poursuivra sa marche en avant. La Sainte Croisade ne laissera pas Satan triompher.
— Revenons sur ces supposés mensonges, dit Sara. Pouvez-vous être plus précis ?
Sanders leva les yeux au ciel et secoua la tête.
— Satan utilise des mots pour déformer la bonté et la droiture, expliqua-t-il comme un professeur fait la leçon à un élève désobéissant, mais nous ne nous laisserons pas abuser. Nous vivons dans une société immorale, mais nous tiendrons bon. Qu’est-il arrivé aux valeurs familiales et éthiques dans ce pays, mademoiselle Lowell ? Les croyants, comme ma femme Dixie et moi-même, ne peuvent plus élever leurs enfants dans cette société. Les enfants sont obligés de fréquenter des écoles publiques d’où Dieu a été chassé mais où les homosexuels sont les bienvenus. Or le Seigneur ne nous dit-il pas…
— Excusez-moi, monsieur, mais vous alliez répondre aux questions soulevées dans notre reportage.
— Quelles questions ? Votre reportage ne soulève aucun des vrais problèmes de l’Amérique. Je parle d’Armageddon, mademoiselle Lowell. Les membres de la Sainte Croisade comprennent ce qui se passe. Ils savent que nous vivons le retour de Sodome et Gomorrhe, que les hérétiques et les infidèles attaquent Dieu. Dixie et moi travaillons pour le Seigneur, mais Il nous aide dans notre tâche. Il nous montre des signes que vous préférez ignorer.
— Le reportage parle de détournement…
— Prenez par exemple le virus du sida, l’interrompit Sanders en s’échauffant. Ce que vous appelez le nouveau phénomène du sida n’est que le dernier chapitre de l’histoire de Sodome et Gomorrhe. Il est évident que Dieu frappe de Sa peste les pervers et les homosexuels immoraux et scandaleux.
— Révérend Sanders…
— Pourquoi avez-vous tant de mal à croire ? demanda-t-il posément, le sourire plus éclatant que jamais, les yeux étincelants. La plupart des Américains croient à l’œuvre du Seigneur telle qu’elle est décrite dans la Bible. Alors, pourquoi est-il si difficile de croire qu’il peut encore agir aujourd’hui ? Nous n’avons aucun mal à accepter les plaies de l’Egypte antique. Pourquoi est-il si compliqué d’accepter les plaies de l’Amérique moderne ? Mais gare à celui qui néglige les avertissements. Les pécheurs, mademoiselle Lowell, n’ont plus d’endroit où se cacher. Si le sida n’est pas un signe de ce qui se prépare, si le sida ne vous fait pas prendre conscience que le Seigneur est votre seul salut, alors rien ne vous fera voir la lumière. Vous êtes condamnée.
Sara ferma les yeux en tentant de ne pas perdre son sang-froid. Elle savait qu’il lui fallait garder le cap, que ce serait une erreur de s’écarter du sujet des irrégularités financières. Mais sa colère lui soufflait autre chose.
— Et qu’en est-il des autres victimes ? demanda-t-elle en s’efforçant de garder un ton égal.
— Les autres victimes ?
— Oui, ceux qu’on appelle les victimes innocentes du sida, les nourrissons nés avec la maladie, ou ceux qui ont contracté le virus par transfusion sanguine ? Comment justifiez-vous le fait que le sida soit devenu la principale cause de mortalité chez les hémophiles ?
Encore ce grand sourire.
— Je ne le justifie pas, mademoiselle Lowell. Je ne justifie rien. La Bible me l’explique. Lisez les mots de Notre Seigneur et vous verrez par vous-même. La Bible nous raconte que toutes les créatures vivantes, à l’époque de Noé, n’étaient pas cruelles et sans cœur ; cependant, le Seigneur a choisi de ne sauver que celles qui se trouvaient sur l’arche. Et, dans l’histoire de Moïse, pourquoi des innocents durent-ils souffrir des nombreux fléaux qui frappèrent l’Égypte ? La Bible nous donne une réponse simple, mademoiselle Lowell : les voies du Seigneur sont impénétrables. Qui sommes-nous pour remettre en question son dessein ultime ? Je sais, je sais, c’est un vieux cliché, mais il est vrai. Vous ne pouvez nier que la plupart de ceux qui sont atteints par cette peste divine sont des anormaux au style de vie pervers, et il arrive en effet que des innocents doivent payer pour les péchés de leurs frères. C’est pourquoi je vous demande à tous aujourd’hui de vous tourner vers Dieu, de vous repentir tant qu’il en est encore temps. Dieu ne permettra pas qu’un remède soit trouvé, avant d’avoir débarrassé la planète de…
Bien joué, Sara. Elle était tombée dans le panneau et lui avait fourni une occasion en or de prêcher ses absurdités. C’était le moment de lui clouer le bec.
— Révérend Sanders, pourquoi n’avez-vous pas rempli de déclaration fiscale depuis douze ans ? Pourquoi votre femme et vous n’avez pas payé un dollar d’impôt ?
Calé dans son fauteuil, Donald Parker observait la joute. Il ne voulait pas intervenir. Le producteur de l’émission lui fit signe que c’était l’heure de la coupure publicitaire, mais Donald l’ignora.
— Mademoiselle Lowell, vous connaissez la loi aussi bien que moi. Ce grand pays qui est le nôtre protège la liberté religieuse, malgré les manœuvres de certains communistes et mécréants. Vous avez peut-être temporairement réussi à chasser Dieu des écoles et à assassiner des enfants à naître, mais le vent est en train de tourner…
— Merci, révérend Sanders, mais nous parlions de l’impôt. Essayez de répondre aux questions, s’il vous plaît.
— Je réponds à vos questions, mademoiselle Lowell. Dixie et moi sommes des citoyens respectueux de la loi. Nous réglons notre juste part d’impôt.
— Combien avez-vous payé au titre de l’impôt sur le revenu l’année dernière, révérend Sanders ?
— Les Eglises ne sont pas soumises à l’impôt. Ça s’appelle la séparation de l’Église et de l’État. Tout est expliqué dans la Constitution.
Sara rajusta ses lunettes.
— J’ai lu la Constitution, révérend, mais, sauf votre respect, vous n’êtes pas une Église. Vous n’êtes pas en train de suggérer que les gens qui travaillent pour des Églises devraient échapper à l’impôt, obligeant les travailleurs américains à en payer la charge, si ?
La façade de Sanders se craquela un bref instant, laissant apparaître l’âme froide derrière le sourire.
— Bien sûr que non, dit-il. Vous déformez tout pour servir vos objectifs, et les justes le savent. Les justes ne se laisseront pas détourner du chemin de Dieu par vos mensonges. Je répète ce que je vous dis depuis le début. Je paie ma juste part d’impôt. Tout ça, ce sont des calomnies jetées par les impies pour salir mon nom.
Donald Parker finit par intervenir.
— Merci, révérend Sanders. Nous allons marquer une courte pause et reviendrons après la publicité. Restez avec nous.
— Docteur Lowell ? Puis-je vous dire un mot ?
John Lowell leva les yeux, apparemment mécontent d’être dérangé.
— Ça ne peut pas attendre la fin de l’émission, Ray ?
— C’est la publicité, fit remarquer Raymond.
Le Dr Raymond Markey travaillait au ministère de la Santé à Washington. Petit, doté de membres trop courts pour son corps et affublé d’épaisses lunettes qui lui faisaient des yeux énormes, il ressemblait plus au personnage du minable dans un vieux film de série B qu’à un médecin. À la vérité, Markey ne pratiquait plus la médecine. Et son travail de sous-secrétaire au ministère le plongeait bien plus dans le monde politique qu’il ne voulait l’admettre.
Avec un profond soupir, John Lowell se leva et quitta la pièce. Lorsqu’ils furent tous les deux seuls dans le hall, il demanda :
— Eh bien, qu’y a-t-il ?
Les yeux de mouche de Raymond Markey balayèrent l’espace comme deux torches une cour de prison.
— Il vient à votre soirée.
Le visage de Lowell vira à l’écarlate.
— Quoi ? Je ne veux pas de cet homme chez moi, je croyais avoir été assez clair sur ce point.
— C’est vrai.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment, murmura Lowell. C’est trop dangereux.
— Je comprends, dit Markey. Mais il sera là. J’ai cru devoir vous prévenir.
Lowell jura à voix basse, les poings serrés.
— Ce salaud va tous nous détruire.
Tandis que la soirée battait son plein, les messieurs autour de Cassandra rivalisaient pour accaparer son attention, tels des acteurs vaniteux sur une scène. Mais la jeune femme en avait l’habitude et se fichait pas mal de ses soupirants. Elle se contentait d’afficher un sourire séducteur, de hocher la tête de temps en temps, sans vraiment les écouter. Certes, il s’agissait d’hommes importants. Randall Crane possédait de grosses participations dans plusieurs grands groupes. Il avait même fait la couverture du magazine Fortune, où il apparaissait très sérieux et distingué. Sauf qu’il était à périr d’ennui. Comme tous les autres. Et s’ils n’étaient pas pleins aux as, personne ne ferait même semblant d’écouter leur bla-bla prétentieux.
La prestation de Sara à News-Flash alimentait les conversations des donateurs en tenue de gala. Cassandra parcourut du regard la grande salle de bal du manoir, et reconnut la plupart des trois cents invités. Bande d’hypocrites ! songea-t-elle. Comme s’ils en avaient quelque chose à faire de la lutte contre le cancer. Ils étaient venus pour se montrer, pour impressionner. Et s’il fallait lâcher un peu d’argent pour une association caritative, eh bien, c’était le prix du ticket d’entrée. L’important, c’était d’en être.
Randall Crane interrompit le cours de ses pensées.
— Savez-vous comment je suis venu, ce soir, Cassandra ?
Elle lança un vague regard dans sa direction.
— Non, Randall. Dites-moi.
— Dans mon hélicoptère privé. Je viens de l’acheter. Huit places. Un équipage personnel à plein temps, avec pilote, copilote et hôtesse.
— Une hôtesse ? répéta Cassandra. Dans un hélicoptère ?
Randall Crane hocha la tête.
— Nous avons décollé du toit de mon immeuble de la 47e Rue et sommes arrivés ici en moins d’une heure.
— Je suis très impressionnée, Randall.
L’homme d’un certain âge sourit jusqu’aux oreilles.
— Ça vous dirait de venir l’essayer ? Vous n’imaginez pas la vitesse à laquelle il va.
Elle avait couché avec Randall Crane trois ans plus tôt, et il avait tenu à peu près aussi longtemps qu’un gamin de quinze ans lors de sa première expérience.
— Vous devriez apprendre à ralentir, Randall, dit-elle avec un sourire mauvais. La vitesse n’est pas toujours une bonne chose, vous savez.
Alors qu’elle regardait le visage de Randall s’empourprer, Cassandra repéra Michael au fond de la salle, dans un coin, en compagnie de son ami, le petit docteur.
En smoking, Michael était beau à se damner – le seul homme de l’assemblée à oser le nœud papillon à fleur et la ceinture assortie, à la place du traditionnel noir. Toujours légèrement décalé : du pur Michael. Cassandra, qui ne l’avait pas vu depuis six mois, le trouva plus séduisant que jamais.
C’était décidément étrange. Au fil des années, Cassandra avait volé tous les petits amis de Sara, à commencer par son premier amoureux de lycée, Eddie Myles. Elle avait orchestré la manœuvre de séduction de telle sorte que sa sœur tomberait forcément sur eux.
Ce qui n’avait pas manqué d’arriver.
Sara avait écarquillé les yeux en découvrant son petit ami le pantalon descendu sur les chevilles, et Cassandra à genoux devant lui. Son visage s’était décomposé.
Eddie n’avait été que le premier. Ensuite, c’était devenu un jeu pour Cassandra. Un nouveau défi. Chaque fois que Sara se risquait à faire confiance à quelqu’un, sa sœur lui sautait dessus. Et, chaque fois, les blessures de Sara se rouvraient. Elle perdait de son assurance. Devenait plus consciente de ses problèmes de santé. Se défendait par le sarcasme. Cassandra voyait sa sœur se mettre à distance du monde extérieur. Se plonger à corps perdu dans ses études et s’enfermer dans sa chambre, en écoutant du heavy métal à plein volume. À la fin, elle cessa de fréquenter des garçons que Cassandra aurait pu lui chiper.
Mais Sara attendait son heure. Sans en avoir l’air, elle avait réussi à décrocher le gros lot.
Ce salaud de Michael. Ce beau et merveilleux salaud.
Cassandra fit un pas en avant.
— Excusez-moi une minute, messieurs.
Les hommes s’écartèrent pour la laisser passer. Cassandra ne pouvait détacher les yeux de Michael. En six mois, beaucoup de choses avaient pu changer.
Installée à l’arrière de la voiture de maître, Sara était encore survoltée. Elle essayait de se détendre après l’excitation de l’émission, mais le flot continu d’adrénaline l’en empêchait. Elle se trémoussait sur la luxueuse banquette de cuir, l’esprit bouillonnant d’impatience. Bien qu’elle soit passée de Blue Öyster Cult aux rythmes plus contemporains de Depeche Mode, elle n’arrivait pas à se calmer. Au milieu de « Blasphemous Rumors », le chauffeur de la limousine remonta la vitre de séparation entre eux.
Tant mieux.
Bientôt, elle verrait Michael. C’était bête à dire, mais ce qu’elle préférait dans ces journées de folie, c’était revivre chaque détail avec son mari. Avec une grimace, Sara retira son orthèse et se frictionna le pied. Les appareils orthopédiques s’étaient beaucoup améliorés au fil des années, et le modèle en fibre de verre d’aujourd’hui n’avait plus rien à voir avec le lourd appareillage de métal qu’elle portait autrefois et qui enserrait sa jambe comme un étau. L’orthèse n’en demeurait pas moins pesante, et sa jambe l’élançait douloureusement quand elle la gardait longtemps. De ses mains expertes, elle se massa le pied et la cheville, jusqu’à ce que le sang se remette à circuler.
Prématurée de deux mois, Sara était née fragile. L’infection s’était installée dans ses poumons, cause d’une pneumonie et de tout un tas de complications au cours de son enfance. L’accouchement difficile avait aussi endommagé pour toujours un nerf dans son pied gauche. Étant petite, elle avait eu besoin d’un appareil orthopédique et de béquilles pour marcher. Aujourd’hui, sa canne lui était encore indispensable.
Sa jeunesse avait été émaillée de séjours à l’hôpital et de rendez-vous chez des spécialistes. Pendant d’interminables journées d’été ensoleillées, elle avait dû garder la chambre au lieu d’aller jouer dehors avec d’autres enfants. Des précepteurs venaient à la maison ou à l’hôpital lorsqu’elle manquait trop longtemps l’école. Elle avait peu d’amis. Ses camarades de classe ne l’embêtaient pas et ne se moquaient jamais d’elle, mais ils l’évitaient : elle n’était pas des leurs. Elle n’avait pas le droit de suivre les cours de gym. Elle restait assise sur les marches pendant les récréations. Les autres jeunes la considéraient avec circonspection, presque effrayés par cette fille fragile et pâle, comme si elle symbolisait la mort dans un endroit qui ne comprenait que l’immortalité.
Malgré ses efforts, Sara était toujours différente, toujours couvée, toujours derrière. Elle détestait ça. En grandissant, elle avait appris qu’il était plus facile de surmonter sa boiterie que les préjugés des gens. Dès qu’elle rencontrait des difficultés, les profs étaient prompts à les mettre sur le compte de son handicap.
— Ce n’est pas votre faute, Sara. Si vous étiez en parfaite santé…
Chaque fois qu’elle entendait ça, elle avait envie de hurler. Elle ne voulait pas qu’on lui trouve des excuses, ni qu’on les utilise pour justifier ses échecs – elle voulait les dépasser.
Le chauffeur quitta la route pour s’engager dans l’allée. Il y avait des voitures partout – des Rolls Royce, des Mercedes, de longues berlines de luxe avec des plaques d’immatriculation officielles. Certains chauffeurs fumaient ou discutaient dans l’allée. D’autres lisaient le journal dans leur véhicule.
Lorsque la limousine arriva devant la maison, Sara remit son orthèse, attrapa sa canne et s’avança aussi gracieusement que possible vers l’entrée principale.
Michael but une nouvelle gorgée de Perrier. Malgré la douleur lancinante dans son abdomen, il décida d’attendre avant d’en parler à Harvey. Son ami lui paraissait trop distrait ce soir. Ses yeux parcouraient nerveusement la foule dans la grande salle. Son allure générale, toujours un peu négligée, était carrément épouvantable.
— Ça va, Harvey ?
— Bien.
— Quelque chose te préoccupe ?
— Je… À quelle heure Sara doit-elle arriver ?
C’était la troisième fois qu’il lui posait la question.
— Elle ne devrait plus tarder. C’est quoi, le grand mystère ?
— Rien, répondit Harvey avec un sourire crispé. Ta femme et moi avons une liaison torride derrière ton dos, c’est tout.
— Encore ? Je déteste que tu me voles mes femmes, Harvey.
Celui-ci tapota sa petite bedaine et tenta de discipliner sa chevelure en broussaille.
— Que veux-tu que je te dise ? Je suis un tombeur. Michael prit une autre gorgée d’eau.
— Qu’est-ce que tu as prévu pour la semaine prochaine ?
— La semaine prochaine ?
— Ton anniversaire, Harvey.
— Ah, ça.
— On n’a pas tous les jours cinquante ans, mon vieux. Harvey vida le fond de son Martini.
— Ne m’en parle pas.
— Cinquante ans, insista Michael en lâchant un sifflement. Cinq grosses décennies.
— La ferme, Michael.
— Un demi-siècle. Un jubilé. Dur à croire.
— Tu es un pote, Mike. Merci.
Michael sourit.
— Allez, Harvey ! Tu m’as l’air en pleine forme.
— Eh bien, je me lasse un peu de devoir repousser toutes ces femmes.
Harvey lança un coup d’œil derrière Michael et repéra Cassandra qui s’avançait vers eux.
— En parlant de repousser les femmes…
— Quoi ?
— Alerte à la belle-sœur.
— Où ça ? demanda Michael.
Cassandra lui tapa sur l’épaule.
— Salut, Michael.
— Juste derrière toi.
— Merci.
Michael se tourna à contrecœur vers Cassandra.
— Bonsoir, Cassandra.
— Loin des yeux, loin du cœur, dit-elle. Ça fait bien six mois.
— À peu près. Tu te souviens de mon ami, Harvey Riker ?
— Ah, oui. Le médecin.
Harvey fit un pas en avant.
— Ravi de vous revoir, Cassandra.
Elle se contenta de lui adresser un vague hochement de tête, sans quitter Michael des yeux.
— Alors, comment me trouves-tu, ce soir, Michael ?
— Chouette.
— Chouette ?
Michael haussa les épaules.
— Tu ne t’avances pas trop, nota Cassandra.
Elle tourna son attention vers Harvey un bref instant.
— Docteur Riker, vous êtes d’accord avec l’affirmation de Michael ?
Harvey s’éclaircit la gorge.
— Euh, beaucoup d’adjectifs viennent à l’esprit en vous voyant, Cassandra. Chouette n’en fait pas partie.
Elle esquissa un petit sourire, le regard de nouveau rivé à Michael.
— Michael, je peux te parler un moment ?
— Écoute, Cassandra…
— C’est bon, l’interrompit Harvey. J’ai besoin d’aller remplir mon verre.
Tous deux le regardèrent s’éloigner. Au bout de la salle, l’orchestre engagé par le Dr Lowell acheva « Tie a Yellow Ribbon » et enchaîna avec « Feelings ». La voix du chanteur évoquait un chat coincé dans un mixeur.
— Tu danses ? demanda Cassandra.
— Non, merci.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas d’humeur. De quoi voulais-tu me parler ?
— Arrête d’être désagréable, Michael. Je vais y venir dans une minute. Dis-toi que ce sont les préliminaires. Tu en as entendu parler, n’est-ce pas ?
— J’ai dû lire quelque chose là-dessus dans Cosmo.
— Bien. Que penses-tu de ma robe ?
— Elle est divine. Qu’est-ce que tu veux ?
— Michael…
— Tu ne vas pas recommencer avec ces conneries, si ?
— Quelles conneries ?
— Tu le sais très bien, Cassandra.
— Vraiment ?
— Je suis marié avec Sara, bon sang. Tu te souviens de Sara – petite, blonde, sublime, goûts musicaux atroces, ta sœur ?
— Et alors ?
Michael leva les yeux au ciel.
— Alors, pourquoi tu continues à me harceler ? Pourquoi tu me fais toujours du gringue comme une traînée de soap opéras ?
— Tu n’approuves pas ma façon d’être, hein ?
— Je n’ai pas à approuver ou à désapprouver.
— Alors, qu’est-ce que tu penses de moi ? demanda-t-elle en buvant une gorgée d’alcool. Sincèrement.
— Je pense que tu as tout pour toi. Tu es belle, drôle, intelligente, mais quand tu te comportes comme ça, tu me dégoûtes.
— Tu es tellement gentil.
Elle posa la main sur la poitrine de Michael. Puis elle se pencha et l’embrassa sur la joue.
— C’était pourquoi, ça ?
Elle lui fit un clin d’œil et pointa le doigt derrière lui.
— Pour ça.
Michael se retourna Depuis le seuil, Sara les observait.
Quelques heures plus tôt, George avait volé une voiture et changé la plaque d’immatriculation. Il avait fait plusieurs fois le tour de la propriété des Lowell pour repérer toutes les issues, avant de se garer sur un terrain vague à quelques kilomètres. Il tartina un toast de pâté de foie et se servit un verre de beaujolais.
Le pique-nique parfait.
Lorsqu’il eut fini, il nettoya la voiture, vérifia l’heure et reprit la route vers le domaine du Dr Lowell. Plongeant la main dans la poche de son pantalon de treillis Banana Republic, il en sortit son cran d’arrêt. Du pouce, il appuya sur le bouton. La longue et fine lame jaillit avec un bruit mat.
Très joli.
Il referma le couteau et le rangea dans sa poche. Fini de jouer. Assez de vin et de musique.
C’était le moment d’aller bosser.