14
DE BONNE HEURE LE LENDEMAIN MATIN, Sara traversa le couloir de CBS et entra sans frapper dans le bureau de Donald Parker.
— Espèce de salaud !
Donald leva les yeux de son bureau. S’il était surpris par cette arrivée fracassante, il n’en montra rien.
— Je m’attendais à votre visite.
— Vous m’avez menti !
— Sara…
— Vous m’aviez assuré que vous ne parleriez pas de Bradley Jenkins.
— Je suis désolé, Sara, mais je ne pouvais pas faire autrement.
— Et pourquoi ?
— Parce que je suis un journaliste, répondit Parker. J’ai été chargé de couvrir cette affaire, toute cette affaire…
— Épargnez-moi ce discours.
— Attendez, Sara. Vous n’étiez pas objective sur le sujet.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— C’est simple. On ne néglige pas un aspect capital d’une affaire pour protéger un ami.
— Mais je vous ai expliqué…
— Vous m’avez expliqué quoi ? Que votre ami, Harvey Riker, avait menti aux fonctionnaires du gouvernement ? Qu’il avait falsifié des rapports ?
— Il n’a rien falsifié du tout. Il a octroyé à Bradley Jenkins un droit à la confidentialité.
— Allons, Sara, vous ne vous attendiez pas à ce que je laisse tomber l’histoire du Poignardeur de gays, si ? Et dans ce cas, je ne pouvais pas ne pas parler de Bradley Jenkins.
Sara s’appuya sur sa canne.
— Vous ne vous rendez pas compte des conséquences.
— Se soucier des conséquences n’est pas notre boulot, vous le savez. Nous sommes là pour donner l’information. On ne peut pas décider de supprimer des faits importants pour atteindre des objectifs personnels. Mettez-vous à ma place une minute. Si vous prépariez un reportage et que je vous demandais d’oublier une partie cruciale de l’histoire pour protéger un de mes amis – un ami qui aurait faussé des documents officiels −, le feriez-vous ?
— Je ne vous ai pas demandé de protéger un ami. Je vous ai demandé de protéger la clinique. Votre reportage risque de les obliger à fermer.
Il secoua la tête.
— Sûrement pas. Après l’émission d’hier soir, le public ne le permettrait pas. Les chercheurs de la clinique sont devenus des héros. Toute l’Amérique ne parle que d’eux.
— Il n’empêche que vous auriez dû me prévenir.
— Peut-être, admit-il, mais on n’avait pas le temps.
Il traversa la pièce pour aller se placer devant elle.
— Je suis désolé pour votre mari. C’est très courageux de sa part de révéler publiquement une chose pareille.
— Merci, Donald. Et… désolée d’avoir ainsi fait irruption dans votre bureau.
Le Dr Harvey Riker s’efforçait de lire le dossier sur son bureau, en pure perte. Après le reportage de News-Flash la veille, le sommeil l’avait fui. L’aube venait de poindre, et les mêmes doutes et questions bouillonnaient dans son esprit. Avait-il commis une grave erreur en permettant la diffusion de ce reportage ? L’idée lui avait pourtant paru excellente, un moyen idéal de renforcer la clinique, sauf qu’il avait oublié le facteur Bradley Jenkins, qui risquait de détruire tout ce qu’il avait bâti.
Qu’allait-il advenir à présent ?
L’interphone résonna sur son bureau.
— Oui ?
— Le Dr Raymond Markey désire vous voir.
Harvey sentit un nœud se former dans son ventre.
— Il est ici ? À la clinique ?
— Oui, docteur.
Oh, mon Dieu…
— Faites-le entrer.
Harvey se cala dans son fauteuil et aspira de grandes goulées d’air. Les yeux braqués sur les aiguilles de l’horloge au-dessus de sa porte, il attendit.
Markey était déjà au courant. Avant même l’émission, ce salaud savait pour Bradley Jenkins. Mais comment ?
— Docteur Riker ?
Harvey plaqua sur son visage un sourire beaucoup trop large.
— Docteur Markey, entrez. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Vous ne savez pas ?
Harvey continua de sourire, imperturbable.
— Je devrais ?
— Il faut que nous parlions.
Harvey était quelque peu surpris par le ton de son visiteur. Il s’était attendu à le voir calme, détendu et sûr de lui, or sa voix trahissait une indéniable tension. Le sous-secrétaire à la Santé était vêtu d’un costume bleu à fines rayures, de chaussures noires qui auraient eu besoin d’être cirées et de sa sempiternelle cravate rouge.
— Asseyez-vous.
— Merci.
Markey se laissa tomber dans le fauteuil, comme submergé de fatigue.
— Du café ?
— Non.
Il croisa les jambes.
— Docteur Riker, j’irai droit au but. J’ai vu le reportage télévisé consacré à votre clinique hier soir, que j’ai trouvé très instructif et… perturbant.
— Perturbant ? répéta Harvey, son sourire idiot toujours plaqué sur les lèvres.
Il se demanda combien de temps encore il s’en sortirait en faisant l’imbécile – sûrement pas très longtemps.
— J’ai relu vos rapports confidentiels hier soir, poursuivit Markey. S’ils ne sont pas exactement contraires à ce qui a été expliqué dans l’émission, ils me sont apparus, disons, vagues.
— Ce n’était pas intentionnel, répondit Harvey, cherchant désespérément une porte de sortie. Voyez-vous, docteur Markey, je ne voulais pas faire de déclarations retentissantes avant d’avoir des preuves irréfutables.
— Mais le reportage disait…
— Précisément. C’est le reportage qui le disait. Pas moi. Vous savez comment fonctionne la presse. Elle exagère tout.
— Donc, l’idée de la couverture médiatique ne venait pas de vous ?
— Absolument pas. Des journalistes sont venus me voir. Ils avaient entendu parler de la clinique par une indiscrétion.
Une idée venait enfin de se faire jour dans l’esprit d’Harvey. Il la saisit.
— Ils ont sous-entendu, docteur Markey, que la fuite venait de Washington. De vos bureaux, pour être précis.
Vas-y, Harvey, mens-lui sans vergogne. Mets-le sur la défensive.
Markey leva les yeux vers le plafond, réfléchissant à l’accusation du chercheur.
— La fuite ne venait-elle pas plutôt de Sara Lowell ou de Michael Silverman ? J’ai cru comprendre que ce sont de bons amis à vous.
— Ils ne savaient rien à propos de la clinique, avant que Michael ne soit diagnostiqué séropositif avant-hier. Le journaliste de News-Flash, Donald Parker, était au courant depuis une semaine.
Markey lui lança un regard dubitatif.
— Oublions ça un instant, dit-il. Il est temps d’arrêter de danser autour du pot et d’en venir au cœur du problème.
Tu t’emmêles dans tes métaphores, aurait voulu hurler Harvey, partagé entre la panique et le désespoir.
— Vous nous avez menti, docteur Riker. Vous rapports sont falsifiés.
— Falsifiés ?
— Vous savez très bien de quoi je parle. Bradley Jenkins faisait partie de votre programme d’expérimentation. Or il ne figure nulle part dans vos rapports.
— Un patient a le droit à la confidentialité, docteur.
— Pas dans ce cas, non. Il n’y avait aucune étude le concernant, pas de résultats d’analyses, rien.
— Mais…
— Vous n’avez pas changé, Riker. Vous ne comprenez toujours pas qu’il existe des règles qui doivent être respectées.
— Je connais les règles.
— Non, je ne crois pas. Vous avez toujours été comme ça, à chercher la voie de la facilité.
— La voie de la facilité, sûrement pas, le corrigea Harvey, luttant pour contenir une peur et une rage croissantes. Je cherche la voie de la moindre lourdeur bureaucratique. La voie permettant de sauver des vies le plus vite possible.
Il savait qu’il devait s’arrêter là, mais en fut incapable.
— Vous le comprendriez si vous étiez davantage un médecin qu’un gratte-papier.
Les pupilles de Markey se dilatèrent derrière ses lunettes épaisses. Son visage n’était plus que deux yeux furieux.
— À qui croyez-vous parler ?
— Docteur Markey, si vous vouliez seulement m’écouter…
— Mesurez-vous la gravité de vos actes ? le coupa Markey. Votre dotation risque d’être supprimée. La clinique pourrait être fermée et toutes vos découvertes invalidées.
Harvey le contempla un instant, tétanisé, craignant de reprendre la parole.
— Le sénateur Jenkins m’a obligé à exclure le nom de Bradley de mes rapports, dit-il enfin, se raccrochant à n’importe quoi pour ne pas couler. Si vous nous obligez à fermer, il y aura un scandale comme vous n’en avez jamais connu.
— Le nom du sénateur a déjà été traîné dans la boue, répliqua Markey. Un scandale supplémentaire n’y changera pas grand-chose.
— Alors, qu’avez-vous à dire ?
— Simplement que j’ai une proposition à vous faire.
Harvey le regarda sans comprendre.
— Une proposition non négociable. Soit vous l’acceptez, soit nous fermons la clinique. À vous de choisir.
— J’écoute.
— Vous avez falsifié des rapports, ce qui est un problème grave, comme nous le savons tous les deux. Toutes vos découvertes sont désormais sujettes à caution.
Nous pourrions donc les ignorer purement et simplement… ou vous autoriser à les consolider.
— Je ne comprends pas.
— Michael Silverman est le dernier patient à avoir été admis à la clinique, n’est-ce pas ?
— Et ?
— Il n’a pas encore reçu de soins, si ?
— Très peu. Il est sous RS1 depuis moins de vingt-quatre heures.
— Bien. Nous allons étudier ses progrès. Je vais amener mes propres experts pour surveiller tout ce qui arrive à Silverman. Ils vont noter tous les détails de son traitement. S’il redevient séronégatif, nous pourrons réexaminer vos autres découvertes et commencer à tester…
— Ça pourrait prendre des années !
— Vous auriez dû y penser avant de falsifier les rapports officiels.
Oh, bon sang, que faire, maintenant ? Je suis piégé…
— Je n’ai pas falsifié les preuves, dit Harvey, criant presque. J’ai falsifié une foutue liste de patients, c’est tout. Un seul foutu nom.
— Justement. Si vous avez pu fausser les rapports sur un point, vous avez pu le faire sur d’autres.
— Mais nous avons déjà guéri six patients !
— Dont seulement trois sont encore en vie. Et qui nous prouve que leurs résultats n’ont pas été altérés eux aussi ?
— Faites-leur subir des analyses ! hurla Harvey. Je ne vais pas vous laisser vous en tirer comme ça. Je vais…
— Calmez-vous.
— Je vais alerter la presse !
Harvey aurait pu jurer voir de la peur sur le visage de son interlocuteur, même s’il se contenta de sourire.
— Je vous le déconseille, docteur Riker. Pour commencer, je vous supprimerais toute subvention.
Ensuite, je révélerais que vous avez truqué des rapports, que vous ne nous avez pas autorisés à accéder à vos patients et que vous n’avez jamais guéri personne. Nos experts en communication vous feront passer pour un charlatan vendant de la poudre de perlimpinpin. Quand ils en auront fini avec votre cas, on ne vous embauchera même pas pour vider les bassins.
— Les faits prouveront que vous mentez !
— À la fin, peut-être… si tant est que vous ne les ayez pas falsifiés. Mais, à ce moment-là, on aura changé de siècle.
Harvey le contemplait, horrifié. Même si Markey bluffait à moitié et ne voulait sans doute pas rentrer en conflit, il possédait le pouvoir de tout détruire. S’il mettait ses menaces à exécution, il faudrait des mois, voire des années pour qu’Harvey se disculpe. Dans l’intervalle, on lui couperait les vivres. Et la découverte d’un remède serait repoussée à une date indéfinie.
Raymond Markey se leva et se dirigea vers la porte.
— Mes experts seront là demain après-midi. Merci d’en informer votre personnel.
Michael reprit lentement conscience. La télé était allumée. Un type parlait. Sans doute le JT. Il ouvrit les yeux.
— Bonjour, beau mec, dit Sara.
Il se sentait groggy. Sa vision était floue. Il roula sur lui-même et embrassa Sara, couchée à côté de lui, un livre à la main.
— Bonjour, mademoiselle l’infirmière. Vous feriez bien de vous en aller avant que ma femme arrive.
— Très drôle.
— Quelle heure est-il ?
— Presque minuit. Comment tu te sens ?
Il tenta de se redresser.
— Comme si j’avais un petit animal mort dans le ventre.
— Charmant. Devine ce que j’ai là ?
— Quoi ?
Elle approcha le livre du visage de Michael. Il plissa les yeux et lut :
— Mille prénoms pour votre bébé ? J’ai déjà trouvé un prénom.
— Ah bon ?
— Moahmar.
— Et si c’est une fille ?
— C’est un prénom de fille. Bon, que se passe-t-il ?
— Voyons… Quel est ton dernier souvenir ?
Il réfléchit.
— Eric qui me prenait du sang, le petit vampire.
— Eh bien, il ne s’est pas passé grand-chose depuis.
Leur conversation fut interrompue par la télévision.
« Les nouvelles sur CNN. L’actualité est dominée aujourd’hui par la mystérieuse clinique dédiée au sida, qui accueille la star du basket Michael Silverman. Des milliers de militants de la cause gay ont défilé à Washington aujourd’hui, exigeant que la FDA autorise des expérimentations à l’échelle nationale du traitement encore peu connu appelé SRI. La clinique, dont la situation financière est difficile, voit affluer des dons de partout depuis le reportage diffusé dans News-Flash hier soir. D’après ces informations, cette institution anonyme a réalisé d’étonnants progrès dans la lutte contre le virus du sida grâce à des injections d’un nouveau médicament, le SRI. Avec nous, en direct de San Francisco, le Dr Elie Samuels du centre de recherche Mallacy. »
Le médecin apparut à l’écran, sa main gauche maintenant un écouteur en place. Les mots « San Francisco, Californie » s’affichèrent en bas.
« – Docteur Samuels, comment réagit la communauté médicale au reportage de News-Flash ?
— Avec une curiosité prudente, répondit le médecin.
— Pouvez-vous être plus explicite ?
— Certainement. Même si la presse se plaît à célébrer la découverte de ce prétendu traitement, la communauté médicale doit s’interroger sur la véracité de ces annonces. Cette clinique, dont on ne connaît pas le nom, n’a pas encore publié de résultats ou fait paraître d’article dans le New England Journal of Medicine ou un autre périodique du même genre. Tout cela est très inhabituel.
— Êtes-vous en train de sous-entendre qu’il pourrait s’agir d’une falsification ?
— Je ne sous-entends rien, mais je crois qu’il serait irresponsable de la part de la presse et de la communauté médicale de prêter foi à ces affirmations sans avoir davantage de preuves.
— Merci, docteur. »
Le présentateur fit pivoter son fauteuil pour faire face au téléspectateur.
« Dans une affaire en lien avec la première, le joueur des Knicks de New York, Michael Silverman, a secoué le milieu sportif en annonçant hier soir qu’il était séropositif. D’après les médecins de la clinique et le reportage de News-Flash, Michael Silverman aurait contracté le virus du sida au cours d’une transfusion sanguine aux Bahamas il y a plusieurs années, après un grave accident de bateau. Certains, cependant, doutent de cette version de l’histoire et croient que la clinique essaie de dissimuler la véritable orientation sexuelle de M. Silverman. »
Un autre visage apparut sur l’écran. Michael se raidit.
— C’est pas vrai, murmura-t-il.
— Michael, qu’est-ce qu’il y a ?
Le visage avait très peu changé en vingt ans. Quelques cheveux gris au niveau des tempes ; la peau légèrement plus flasque au niveau de la mâchoire et du cou. L’apparence générale, en revanche, était radicalement différente.
Une veste sport. Une jolie cravate. Une coupe de cheveux soignée. L’image même du type sympa.
Le présentateur poursuivit :
« – En direct de Lincoln, dans le Nevada, voici M. Martin Johnson, le beau-père qui a élevé Michael Silverman… Monsieur Johnson, merci d’être avec nous.
— Merci à vous, Chuck.
— Monsieur Johnson, que pensez-vous du communiqué selon lequel votre beau-fils aurait contracté le sida à la suite d’une transfusion sanguine ?
— C’est possible, répondit Johnson d’un ton dubitatif. Loin de moi le désir de dire du mal du petit, mais…
— Mais ?
— Eh bien, il me semble beaucoup plus plausible qu’un de ses petits amis le lui ait refilé. »
Le présentateur en bavait presque.
« – Donc, vous dites que M. Silverman est homosexuel ?
— Euh, je ne dirais pas ça, non. Plutôt qu’il est bisexuel. Il a eu de nombreuses relations sexuelles aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes. Il a commencé très jeune. Mais il préfère les hommes, j’en suis presque sûr. »
Michael se redressa brusquement.
— Éteins ça !
Sara pressa un bouton de la télécommande, et l’image se transforma en un point brillant, avant de disparaître.
— Quelle ordure ! Je ne l’ai pas revu depuis l’âge de dix ans.
— C’est bizarre, déclara Sara. Pourquoi crois-tu qu’il mente comme ça ?
— Parce que c’est un taré, voilà tout.
Sara secoua la tête.
— Non, il y a forcément autre chose.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai l’impression qu’il récite un texte.
— Ce n’est pas impossible.
— Bon, il va falloir limiter les dégâts, lancer une contre-offensive et prouver que ce salaud ment.
— Quoi qu’on fasse, fit remarquer Michael, des gens le croiront.
— C’est probable.
Michael secoua la tête.
— Le revoir après tant d’années…
À l’autre bout du pays, Jennifer Riker se mit à trembler. Elle n’arrivait pas à croire à ce qu’elle venait de voir sur l’écran de télévision. Comme une créature d’un mauvais film d’horreur, Marty Johnson était de retour. Elle qui avait cru pouvoir oublier son affreux sourire narquois le retrouvait tel qu’autrefois, et avec lui resurgissaient des images douloureuses – les ecchymoses sur le corps de Michael, les yeux au beurre noir, les commotions, la terreur absolue sur le visage du petit garçon.
L’immonde salaud était de retour !
Jennifer laissa sa colère couver, monter et l’envahir tout entière ; elle se concentra dessus pour ne pas avoir à affronter une réalité plus douloureuse encore.
Michael avait le sida.
Le pauvre gamin… Combien de fois n’avait-elle pas dit ça à propos de Michael ? Bien qu’il soit né avec la beauté, l’intelligence et du talent à foison, la malchance s’était toujours accrochée à ses basques comme un chien fidèle.
Les yeux de Jennifer se posèrent sur l’enveloppe adressée à Susan et, une fois de plus, elle se demanda que faire. La veille, elle avait envisagé de contacter sa sœur, puis décidé que ce serait idiot. Bruce était mort. Quoi qu’il ait écrit dans sa note n’y changerait rien. Et l’enveloppe serait toujours là quand Susan rentrerait.
Mais à présent Jennifer hésitait. Elle n’était pas tranquille. Le suicide de Bruce, la mystérieuse enveloppe envoyée à une boîte postale californienne, les meurtres, le SRI, le message angoissant au dos de l’enveloppe : « À OUVRIR APRÈS MA MORT ». Et maintenant, la maladie de Michael.
Tout ça lui causait une angoisse sourde. Elle s’accusa d’être parano, de voir des complots partout, mais ne put se débarrasser de son impression que quelque chose allait sérieusement de travers. Et que les dossiers médicaux de Bruce et son mot à Susan n’y étaient pas étrangers.
Harvey décrocha sa ligne privée.
— Allô ?
— Je t’en prie, pardonne-moi. Laisse-moi être ton esclave.
Il ferma les yeux et les frotta.
— Cassandra, ce n’est vraiment pas le moment.
Silence tendu.
— Je… je suis désolée. Je te rappellerai plus tard.
— Mieux vaut ne pas le faire.
— Je t’ai dit que j’étais désolée. Mais je ne peux effacer…
— Ce n’est pas ça, la coupa-t-il. Je n’ai simplement pas le temps de m’investir dans une relation.
— J’ai tout gâché, hein ?
— Cassandra…
— J’avais peur, Harvey. Quand j’ai peur, je fais des choses idiotes. J’ai… j’ai tendance à détruire ce à quoi je tiens de crainte de le voir disparaître.
— Je comprends…
Il s’interrompit le temps de prendre une profonde inspiration, et ajouta :
— Pourquoi on n’essaierait pas d’aller lentement ? Une étape après l’autre ?
— Tu le penses réellement ?
Il eut un demi-sourire.
— Oui.
— Qu’est-ce qui te fait changer d’avis ?
— Je me suis rappelé une chose que Sara a dite un jour de toi.
— Ma sœur ?
— Elle a dit que tu avais un cœur immense, malgré l’opinion que tu as de toi-même.
— Sara a dit ça ? demanda-t-elle d’un ton incrédule.
— Oui. Je crois qu’elle regrette que vous ne soyez pas plus proches.
— Et moi, je crois que je suis en train de tomber amoureuse de toi, Harvey.
Il lâcha un petit rire.
— On était d’accord pour aller lentement…
— Ça me va.
— Au revoir, Cassandra.
— Au revoir.
— Bonjour, dit George. J’attendais votre appel.
— Je sais. Désolé.
— Et j’attends aussi le reste de l’argent que vous me devez.
Silence.
— Je sais, George. Vous l’aurez bientôt, je vous le promets.
— Plus dix mille.
— Pour quelle raison ?
— Pénalité de retard. Dix mille de plus par semaine. Son employeur poussa un long soupir.
— OK, dix mille dollars supplémentaires.
— Bien, fit George. Vous avez un autre travail pour moi ?
— Oui, mais celui-là sera très différent et passablement plus compliqué.
— Poursuivez.
— Auriez-vous regardé News-Flash hier soir, par hasard ? demanda la voix.
— Bien sûr.
— Alors, vous allez comprendre en quoi cette mission sera particulièrement difficile.
— Ça, c’est mon problème, répliqua George. Vous, occupez-vous seulement de me payer.
— Compris.
— Quand voulez-vous que le job soit fait ? s’enquit George.
— Ce soir.
— Ça ne me laisse pas beaucoup de temps.
— La situation a changé, dit son employeur. On n’a pas le choix.
— OK, mais ça va vous coûter cher.
— Je vous paierai, je vous le jure.
George soupira.
— Alors, qui sera le pédé chanceux de ce soir ?
À l’autre bout du fil, George entendit son interlocuteur se racler la gorge.
— Michael Silverman.