19
INSTALLÉ À SON BUREAU, L’INSPECTEUR MAX BERNSTEIN examinait les derniers développements de l’affaire du Poignardeur de gays. « Installé » n’était peut-être pas le mot juste. En réalité, il s’asseyait, se relevait, faisait les cent pas, s’agenouillait, jonglait avec des beignets de la veille (il essayait d’en lancer quatre à la fois) et rendait fous ceux qui travaillaient autour de lui.
En pensée, il se repassait inlassablement sa conversation avec Winston O’Connor, la première avancée véritable depuis quelques jours. À l’évidence, le National Institutes of Health s’intéressait de très près au pavillon Sidney. Restait à savoir pourquoi. L’explication d’O’Connor selon laquelle le NIH voulait surveiller ses investissements sonnait faux. Il devait y avoir autre chose.
Mais quoi ?
OK! oublions ça pour l’instant, et passons au meurtre de Riccardo Martino. Winston O’Connor avait affirmé qu’il n’y était pour rien, et Max le croyait. En fait, ça résolvait même une question qui le taraudait depuis la découverte du corps de Martino.
Le timing.
Reprenons. Harvey Riker avait vu Riccardo Martino en vie quelques minutes avant que Winston O’Connor l’assomme. Donc, Martino avait été tué avant que Riker soit agressé. Dans ce cas, le meurtrier aurait dû surprendre Harvey dans le labo, descendre, supprimer Martino puis s’enfuir – ce qui paraissait peu probable. Même si le Poignardeur de gays avait des nerfs d’acier, il aurait probablement pris la fuite dès qu’Harvey l’aurait surpris, en remettant le meurtre de Martino à un autre jour.
Quelle était alors l’explication ?
Très simple : la personne qui avait tué Martino n’était pas celle qui avait agressé Harvey Riker.
Et si Winston O’Connor n’avait pas tué Martino, qui l’avait fait ?
Le Poignardeur de gays ?
Mais pourquoi ne l’avait-il pas poignardé comme les trois autres ?
Hum. Bonne question.
Elle te plaît, Max ? J’en ai plein d’autres en réserve. Le type qui a engagé le Poignardeur de gays vise-t-il les patients guéris tels Trian, Whitherson et Martino ? Ou en a-t-il (ou en a-t-elle, ne soyons pas sexiste) après les patients secrets tels Jenkins ou Michael ? Ou les deux ? Et qu’en est-il de l’ordre des assassinats des patients guéris – les trois premiers patients sont morts, les trois arrivés plus tardivement sont encore en vie ? Cela a-t-il une signification quelconque, ou est-ce juste un neurone défectueux dans ton cerveau qui te ramène inlassablement à ce point en apparence sans importance ?
Et la plus grande question, que Max ne cessait de griffonner sur son bureau :
À qui profitent les meurtres ?
La question essentielle.
Surpris par la sonnerie du téléphone, Max lâcha les beignets qui dégringolèrent par terre.
— Bernstein, annonça-t-il.
— Bien content de vous trouver encore là, dit le brigadier Monticelli. Vous n’allez pas y croire.
D’après sa voix, ce n’était pas un coup de fil de routine.
— Où êtes-vous ?
— En bas. Je suis en ligne avec un commissariat de Bangkok. Un type nommé colonel je-ne-sais-pas-quoi. Un nom imprononçable.
Bangkok ! Max s’assit.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
— Il est encore en ligne, Tic. Je vous le passe. Merde… c’est quel bouton, déjà ?
— Le jaune.
— Ah, oui, voilà.
Il y eut un clic, puis des parasites, puis un :
— Allô ?
— Allô ? dit Max, parlant lentement. Je suis l’inspecteur Max Bernstein, de la police criminelle de New York. Qui est à l’appareil ?
— Colonel Thaakavechikan. Des forces spéciales de Bangkok.
— Colonel Thaka…
— Colonel suffira, inspecteur. J’ai fait mes études en Californie, et je sais que les Américains ont du mal avec les noms thaïlandais.
— Merci, colonel. Vous avez des informations pour nous ?
— Je le pense. J’ai cru comprendre que vous êtes en charge de l’affaire du Poignardeur de gays et de l’enlèvement de Michael Silverman ?
— C’est exact.
— Nous avons des renseignements qui pourront peut-être vous intéresser. Avez-vous déjà entendu parler de George Camron ?
— Non.
— C’est un tueur à gages qui vit à Bangkok, même s’il voyage beaucoup. Un expert dans son domaine. D’après nos estimations, il aurait tué plus de deux cents personnes au cours des dix dernières années.
— Impressionnant.
— Quand il est à Bangkok, il travaille au-dessus d’un bar appelé l’Eager Beaver, rue Patpong. Il y a été vu fréquemment ces derniers jours. D’après nos sources, il serait arrivé au cours de la semaine.
— Intéressant…, fit Max.
— Attendez la suite, inspecteur Bernstein. J’ai ici un Américain nommé Frank Reed, assis à côté de moi. M. Reed est un client de l’Eager Beaver.
— Ah ?
— Je dois commencer par préciser que M. Reed admet avoir été ivre au moment où il se trouvait dans le bar.
— Continuez.
— Il semble que M. Reed ait été engagé dans des activités sexuelles avec une prostituée au premier étage du bar. Par erreur, il a ouvert une porte, et a vu un homme enchaîné par la cheville dans une pièce.
— Hum, dit Max en tripotant sa moustache. Mais n’est-ce pas plutôt habituel de trouver des chaînes et des fouets dans un bordel ?
— Oh, oui, très habituel, confirma le colonel. Cependant, M. Reed jure que l’homme qu’il a vu était Michael Silverman.
— Quoi ? s’écria Max, comme s’il avait reçu un coup à l’estomac.
— Il affirme que Silverman est retenu prisonnier dans ce bar.
— Vous avez vérifié son histoire ?
— Ce n’est pas aussi simple que vous pourriez le penser, expliqua le colonel. George Camron est un homme intelligent et prudent. Si Michael Silverman est retenu au Eager Beaver – et ce ne serait pas la première fois que Camron garderait quelqu’un prisonnier à cet endroit −, il sera presque impossible de le libérer. Camron a sûrement placé des explosifs partout, et il n’hésitera pas à tout faire sauter s’il a le moindre soupçon.
— Vous ne pouvez pas le prendre par surprise ?
— C’est trop risqué, inspecteur. Si nous ne le tuons pas sur-le-champ, ou s’il travaille avec des complices, je ne donne pas cher de la vie de M. Silverman. Compte tenu de la notoriété de votre compatriote, notre gouvernement hésitera à mener ce genre d’action. C’est la raison pour laquelle je vous appelle. Je ne suis pas sûr que l’endroit soit miné. Je vous informe seulement du passé de Camron.
— Et je vous en remercie… Willie, vous êtes toujours là ?
— Oui, Tic, je suis là.
— Réservez-moi un billet sur le prochain avion en partance pour Bangkok.
— C’est déjà fait. Vous embarquez sur le vol Japan Airlines 006 qui part de l’aéroport Kennedy dans deux heures. À Tokyo, vous prendrez la correspondance sur le vol JAL 491 qui atterrira à Bangkok dans la soirée. Le problème, c’est que je ne suis pas sûr que le service acceptera de payer.
— Je m’occuperai de ça à mon retour… Colonel, vous ne voyez pas d’inconvénient à ma venue ?
— Aucun, inspecteur, tant que vous comprenez que nous avons la responsabilité de la situation.
— Compris.
— Parfait. En attendant, nous nous efforcerons de surveiller le bar aussi discrètement que possible.
Max fouilla dans ses tiroirs jusqu’à ce qu’il trouve son passeport sous un pot de moutarde. Il l’essuya avec une vieille serviette en papier.
— Je suis en route.
Dans la bibliothèque, John Lowell avait pris place derrière son grand bureau en chêne. Le sénateur était à sa droite, légèrement en retrait. Sara et Cassandra leur faisaient face de l’autre côté.
Pendant un instant, ils se dévisagèrent sans rien dire. Puis Sara rompit le silence.
— Michael est-il en vie ?
— Nous n’en savons rien, chérie.
— Mais vous savez quelque chose sur son enlèvement ?
— Nous savons peut-être quelque chose, la corrigea Jenkins, mais nous ne sommes sûrs de rien.
— Papa, que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas par où commencer.
Le Dr Lowell se leva et s’approcha des rayonnages chargés d’imposants volumes médicaux. Il regarda les titres sans les voir.
— Vous avez conscience de ce que le Centre contre le cancer représente pour moi, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, mais qu’est-ce que ça a à voir avec…
— Tout, Sara, répondit simplement son père.
Il sortit un livre, examina la reliure et le reposa.
— Voyez-vous, une passion exclusive peut se révéler dangereuse. Quand elle tourne à l’obsession, elle réduit notre vision du monde, devient le centre de notre univers. On n’accepte plus la défaite. On ne comprend pas pourquoi les autres ne la partagent pas. Dans la poursuite effrénée du savoir, on peut facilement devenir ignorant.
Sara et Cassandra échangèrent un regard d’incompréhension.
— Je ne vois pas…
John eut un sourire triste.
— Patience. Ce ne sont pas des choses faciles à dire ; laissez-moi un peu de temps. Je vais en venir au fond de l’affaire… Je voulais tant cette nouvelle aile pour le centre que j’en avais mal physiquement. J’aurais pu aider tellement de gens, atteints d’un des pires maux qu’ait connus l’humanité ! Les maladies et les épidémies vont et viennent, mais le cancer est une constante. Je pensais que cette nouvelle aile et les fonds supplémentaires nous permettraient d’avancer dans la compréhension du cancer, et, à la fin, de le vaincre. J’aurais fait n’importe quoi pour avoir cette nouvelle aile. N’importe quoi !
Il marqua une pause, laissant le sens de ses paroles s’amplifier dans le silence de la pièce.
— Lorsqu’on m’a refusé les subventions supplémentaires, je ne l’ai pas supporté. J’enrageais. Les imbéciles ! Comment pouvaient-ils être aussi stupides ? J’ai utilisé tout l’argent que j’ai pu trouver, j’ai tenté de lever de nouveaux fonds privés. Mais ce n’était pas assez. La nouvelle aile était morte. Et pourquoi ? Où les financements étaient-ils allés ? Au sida. À la clinique de Bruce et Harvey. À une maladie d’homosexuels. À une maladie de drogués. À une maladie dont je crois toujours qu’elle ne se répandra pas chez les hétérosexuels normaux.
Sara ouvrit la bouche, mais John fit taire ses protestations d’un geste.
— Je ne veux pas argumenter avec toi, Sara. Je sais que tu n’es pas d’accord. Mais moi, c’est ainsi que je vois les choses. Certes, certains hétérosexuels non consommateurs de drogue par intraveineuse ont attrapé le sida, mais il s’agit d’une infime minorité, surtout comparée au nombre de gens qui meurent du cancer. C’est mon opinion – juste ou non, ça n’a plus d’importance.
Il soutint le regard de Sara, et un mince sourire se dessina sur son visage.
— Tu te souviens de l’histoire de Faust ? Qui vendait son âme au diable pour obtenir ce qu’il voulait ? C’est ce que j’ai fait. Je n’en ai pas eu conscience à l’époque ; ou peut-être que si, mais je m’en fichais. Le fait est que j’ai signé un pacte avec le diable et qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible.
— Qu’as-tu fait ? questionna Sara d’un ton froid.
— La colère me consumait. J’ai commencé à chercher tous les moyens, légaux ou non, pour que les fonds n’aillent pas à la clinique mais à mon centre. Raymond Markey, le sous-secrétaire…
— Je sais qui c’est.
— Le Dr Markey m’a contacté. Il m’a dit que je n’étais pas seul, que d’autres pensaient aussi qu’on faisait trop de cas du sida, et qu’ils voulaient la mort du pavillon Sidney.
— Quels autres ?
John prit une profonde inspiration.
— Le révérend Sanders, pour ne citer que lui.
— Tu as partie liée avec cet escroc ? demanda Sara.
— Écoute, nous savons l’un et l’autre que nous n’avons pas la même idéologie, seulement le même ennemi. Sanders avait ses raisons de vouloir détruire la clinique et j’avais les miennes. Ses raisons m’importaient peu. Tout ce qui comptait pour moi, c’était d’obtenir le financement de ma nouvelle aile – même si ça signifiait travailler avec Sanders.
— Et qui d’autre vous a rejoints ?
— Moi, lâcha le sénateur Jenkins. J’étais le quatrième homme du complot.
Elle lui lança un regard noir.
— Et quelle était votre raison, sénateur ?
— Une raison bizarre, répondit-il d’une voix calme. L’amour.
— Pardon ?
— J’ai été facilement accepté par Sanders à cause de mes positions conservatrices, mais la politique n’a rien à voir là-dedans.
— Alors, pourquoi ?
— Tu as déjà couvert des campagnes politiques, n’est-ce pas, Sara ? Je n’ai donc pas besoin de t’expliquer que la politique est un drôle de jeu. Que ça lui plaise ou non, un candidat doit faire des compromis pour gagner une élection. Je suis le sénateur le plus en vue du Parti républicain. Je suis d’accord avec presque tout le programme du parti, mais supposons par exemple que je me prononce contre la peine de mort. Tu sais ce qui arriverait ?
Sara croisa les bras.
— Dites-le-moi.
— Je serais fini. Terminé. Toutes mes années de bons et loyaux services passeraient à la trappe. Je ne serais plus jamais élu. Donc, parfois, il faut savoir mettre ses convictions en sourdine. Et il en va de même chez les démocrates. C’est le système qui veut ça. Il faut jouer le jeu, ou perdre son siège.
— Je ne vois pas le rapport avec ce qui nous intéresse, fit remarquer Sara.
— Je dis juste que nous devons tous être un peu hypocrites. Et qu’il nous arrive à tous de faire des choses que d’autres jugeraient répréhensibles.
Il lança un bref regard à Cassandra, avant de poursuivre :
— Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que, en dépit de ce qu’on croit, je ne suis pas d’accord avec beaucoup des opinions du révérend Sanders.
— Alors, pourquoi l’avez-vous rejoint ?
— Pour mon fils.
Les yeux du sénateur s’embuèrent, mais sa voix demeura ferme.
— J’essayais uniquement de sauver Bradley. Quand j’ai découvert que Sanders voulait détruire la clinique, j’en ai déduit que celle-ci devait faire des progrès rapides dans la recherche d’un médicament. J’ai donc pris contact avec Sanders en lui disant que j’étais intéressé par sa « sainte croisade ». Sanders m’a accueilli à bras ouverts. À la vérité, je voulais seulement en savoir plus sur ce mystérieux établissement, pour pouvoir y faire admettre Bradley.
— Et c’est ce qui s’est passé ?
— Oui. Riker et Grey m’ont promis de garder le secret.
— Donc, dit Sara, vous avez rejoint cette folle conspiration pour sauver votre fils, mon père voulait aider son Centre contre le cancer, et le révérend Sanders voulait éviter d’avoir à expliquer à ses ouailles qu’on avait trouvé un remède au « fléau de Dieu ». C’est bien ça, messieurs ?
Les deux hommes hochèrent la tête.
— Et quelle est la place de Raymond Markey dans tout ça ?
— Je ne sais pas exactement, déclara John. Markey connaît Harvey Riker depuis longtemps et n’a pas confiance en lui. Il prétend qu’Harvey ne respecte pas les règles, mais à mon avis il y a autre chose. Je pense que Sanders le fait chanter.
— En plus, intervint Jenkins, c’est grâce à l’influence de Sanders que Markey a eu son poste et son beau bureau au NIH.
— Un renvoi d’ascenseur, donc ?
— On peut dire ça, oui.
Sara avait la tête qui tournait. Elle se concentra sur les visages autour d’elle. Son père et le sénateur affichaient un mélange d’embarras, de peur et d’anxiété, comme des gamins attendant devant le bureau du proviseur. Cassandra, elle, se taisait et regardait sa sœur avec une inquiétude inhabituelle.
— Et vous savez ce qui est le plus étrange ? reprit John d’une voix presque suppliante. Je crois qu’Harvey Riker et Bruce Grey comprendraient ce que j’ai fait.
— J’en doute.
— Si, Sara. Harvey et Bruce ressentent pour leur clinique ce que je ressens pour mon centre. Simplement, la situation m’a échappé. Et on m’a menti. Sanders et Markey m’ont fait croire qu’Harvey et Bruce étaient très loin d’avoir trouvé un traitement.
— Je pense qu’on a assez perdu de temps à écouter tes justifications, papa, déclara Sara. Dis-nous plutôt ce que tu as fait.
Une fois encore, John lança un regard au sénateur avant de répondre :
— Très peu de choses.
— Très peu de choses ? Le meurtre de…
— Nous n’avons tué personne, l’interrompit John. Du moins, nous n’avons jamais approuvé une chose pareille.
Sara n’en croyait pas ses oreilles.
— Non, mais tu t’entends ? Vous n’avez pas « approuvé » des choses pareilles ? Des patients se sont fait assassiner. Le propre fils du sénateur a été tué. Es-tu en train de me dire que votre petite conspiration n’a rien à voir là-dedans ?
— Non, répondit John. On essaie de te dire que nous n’étions pas au courant. Nous avons appris les morts à News-Flash l’autre jour.
— Vous ne saviez rien avant ?
— Absolument rien.
— Alors, dites-moi, sénateur, comment expliquiez-vous la mort de Bradley ?
— Comme tout le monde, répondit Jenkins. J’ai pensé que Bradley avait été la victime de hasard d’un psychopathe homophobe. Avant de voir le reportage, je n’avais aucune idée que son assassinat était lié au pavillon Sidney.
John acquiesça.
— Nous avons seulement essayé de faire pression sur les autorités de Washington pour qu’elles leur coupent leurs subventions. Nous sommes allés jusqu’à falsifier des rapports pour faire croire que le pavillon Sidney usurpait des fonds.
Sara fut sur le point de sourire.
— Alors que Raymond Markey accusait Harvey d’avoir faussé des rapports, c’est vous quatre qui trafiquiez les preuves.
— Oui, dit son père. À la vérité, le reportage de News-Flash a failli faire plonger la clinique. En révélant que Bradley y était soigné, vous auriez pu faire accuser Harvey de tromperie. En théorie, Markey aurait pu lui supprimer sa dotation.
— Et pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?
— Parce qu’on vit dans le monde réel, pas dans celui de la théorie. Tu imagines les protestations si Markey avait tenté de liquider la clinique après l’émission ? Les médias l’auraient taillé en pièces. Il y aurait eu une enquête approfondie, dont personne ne voulait.
— Donc, le coupa Sara, vous avez tous décidé de freiner les progrès de la clinique quelques années en utilisant Michael comme cobaye.
— C’était le plan de Sanders, la corrigea John. Michael recevrait le traitement, et la découverte d’un médicament serait retardée le temps que Sanders trouve un autre moyen de les détruire.
— Qu’est-ce qui a mal tourné ? interrogea Sara. Puisque Sanders a eu ce qu’il voulait, pourquoi Michael a-t-il été kidnappé ?
— On l’ignore, chérie, c’est bien là le problème. Markey et Sanders jurent tous les deux qu’ils n’ont rien à voir avec le Poignardeur de gays ou le rapt de Michael. Sanders affirme que ça lui déplaît autant qu’à nous.
— Et vous le croyez ?
— Je ne sais plus que croire. J’ai eu beau piquer une colère à Washington, il n’en a pas démordu. Il affirme même que l’histoire du Poignardeur de gays et toute la publicité autour a renforcé la clinique, au lieu de lui porter atteinte.
Sara secoua la tête.
— Mais vous ne comprenez pas ? Sans les patients guéris, il n’y a plus de preuves que le SRI marche. En tuant les patients guéris, l’assassin fait votre jeu.
Aucun des deux hommes ne répondit.
— Allez-vous vous dénoncer ? demanda Sara.
— Si seulement c’était aussi simple…
— C’est très simple, rétorqua Sara, glaciale. Il vous suffit d’arrêter de vouloir vous protéger.
— Écoute, Sara. Je sais que tu m’en veux, et même qu’une partie de toi me déteste à l’heure qu’il est. Je ressentirais la même chose si la situation était inversée. Crois-moi, j’ai retenu la leçon. Je ne me soucie plus de ma réputation personnelle. Mais si je parlais de ce que j’ai fait, ça détruirait le Centre contre le cancer. Les œuvres caritatives ne résistent pas aux scandales, tu le sais. Tu as réalisé un reportage sur ce foyer pour adolescents fugueurs – il a fallu le dérapage d’un seul homme pour détruire l’association. Je suis désolé, Sara. Je ne peux pas mettre en péril le centre. C’est trop important.
— Donc, tu ne vas rien faire du tout, papa ?
— Je n’ai pas dit ça.
— C’était inutile.
Sara attrapa sa canne et se leva.
— Je ferai tout pour découvrir ce qui se cache derrière vos manigances. Et je me contrefiche de faire tomber mon propre père, la moitié de Washington et ton foutu centre avec.
Sur ces mots, elle sortit de la pièce comme une furie.
Jennifer décrocha à la troisième sonnerie.
— Bonjour, Jen.
— Bonjour, Harvey. Comment vas-tu ?
— J’ai connu mieux.
— J’imagine. Et Sara, elle tient le coup ?
— Elle fait ce qu’elle peut.
— Tu lui transmettras mes amitiés, d’accord ?
— Bien sûr. Comment ça se passe, à Los Angeles ?
— Bien.
— Tu vas bien ?
— Oui.
Il y eut un silence.
Harvey s’éclaircit la gorge.
— Écoute, Jen, je ne veux pas te presser au téléphone, mais…
— J’ai récupéré un paquet de Bruce.
— Pardon ?
— Le jour de sa mort, Bruce s’est envoyé une grande enveloppe à sa boîte postale de la poste centrale de Los Angeles.
— Tu l’as ouverte ?
— Oui. Elle contient des dossiers médicaux.
— Combien ?
— Six.
— Tu les as sous les yeux ?
— Oui.
— Tu peux me lire les noms ?
— Krutzer, Leander, Martino, Singer, Trian et Whitherson.
Nouveau silence. Puis un soupir.
Harvey, tout va bien ?
Oui, oui, répondit-il, mais sa voix demeurait voilée. Il y avait autre chose dans l’enveloppe ?
— Des échantillons sanguins. Deux tubes pour chaque patient, marqués A et B.
Harvey réfléchit un moment.
— Écoute-moi, Jen, d’accord ? Il faut que tu m’expédies tout ça immédiatement.
— Ce courrier a un rapport avec l’enlèvement de Michael ?
— Je ne suis sûr de rien tant que je n’ai pas vu son contenu. Jen, tu dois vraiment me l’envoyer tout de suite.
— Il est six heures passé. La poste est fermée.
Jetant un coup d’œil à l’horloge, Harvey poussa un juron.
— J’ai essayé de te joindre plus tôt, fit remarquer Jennifer.
— Je sais, c’est ma faute.
— Je peux te l’envoyer en express demain matin à la première heure.
— Merci, Jen.
— Tu me tiendras au courant ?
— Bien sûr.
Il s’interrompit une seconde, avant d’ajouter :
— J’espère que tu es heureuse. Je tiens encore à toi, tu sais.
— Moi aussi, Harvey.
Et Jennifer raccrocha, craignant ce qui aurait pu être dit ensuite. Puis elle prit la petite enveloppe blanche adressée à Susan et la contempla un long moment.