10

 

 

JENNIFER RIKER LEVA LE VISAGE pour profiter de la chaude caresse du soleil. Elle passa devant une vitrine, s’arrêta, fit deux pas en arrière et examina son reflet. L’approche de la cinquantaine ne l’avait pas épargnée. Sa silhouette commençait à s’arrondir un peu. Les petites lignes autour de ses yeux se creusaient (inutile de le nier) en de véritables rides. Son cou se plissait. En s’observant, elle se demanda pour la millième fois si elle avait pris la bonne décision ; si elle n’avait pas, comme beaucoup l’en avaient avertie, lâché la proie pour l’ombre.

En y réfléchissant, elle arrivait à la conclusion qu’elle n’avait pas eu le choix. Rester avec Harvey, ç’aurait été se condamner à passer son temps devant des soap opéras en se sentant complètement inutile. Rester mariée, ç’aurait été jouer le rôle de l’épouse dévouée d’un homme qui avait consacré sa vie à une cause et s’imaginait que les autres faisaient de même. Il lui suffisait de regarder Harvey, ces rares soirs où il ne restait pas à la clinique, le visage et l’allure marqués par l’épuisement, pour se sentir désœuvrée et égoïste. Elle devait se sortir de là.

Aussi s’était-elle enfuie, avant que le poids de sa dépression ne lui sape toutes ses forces. Elle s’était installée à Los Angeles, où elle vivait à présent (très heureuse, merci) avec sa sœur Susan et son jeune neveu, Tommy. Pendant ses vingt-six années de mariage avec Harvey, Jennifer s’était rarement aventurée sur la côte Ouest. Harvey et elle faisaient partie de ces snobs du Nord-Est, persuadés qu’il n’existait pas de vie culturelle hors des frontières des douze colonies originelles.

Los Angeles possédait cependant des avantages évidents par rapport à New York. Le climat plus chaud, pour commencer ; l’atmosphère plus chaleureuse, ensuite. Jennifer appréciait la décontraction californienne − surtout après les tensions des dernières années. Et la cohabitation avec Susan s’était révélée amusante : comme si elles revivaient leur jeunesse. Les deux sœurs avaient toujours été proches. En grandissant, elles s’étaient promis de toujours vivre à proximité l’une de l’autre. Jennifer, l’aînée de deux ans, s’était mariée la première, à un médecin du nom d’Harvey Riker. Pour ne pas être en reste, Susan avait épousé un autre médecin, Bruce Grey, un an et demi plus tard. Harvey et Bruce étaient vite devenus amis et bientôt associés. Tout allait pour le mieux jusqu’à ce qu’un problème mineur ne commence à miner le bel agencement de leurs vies.

Le couple de Bruce et Susan s’était mis à battre de l’aile.

Après quelques tentatives pour sauver leur mariage, Susan avait quitté Bruce et déménagé à Los Angeles en emmenant leur fils de sept ans. La nouvelle avait bouleversé Jennifer et Harvey. Se sentant soudain isolés et effrayés, ils s’étaient pour la première fois interrogés sur leur bonheur et la solidité de leurs relations. Ç’avait été le début de la fin.

Jennifer ferma les yeux et soupira. Elle sortit sa clé et ouvrit la porte de l’appartement. Au même moment, le téléphone sonna.

— Allô ?

— C’est bien Mme Susan Grey ?

— Elle est absente pour le moment. Qui est à l’appareil ?

— C’est Mme Riker ?

— Oui.

— Bonjour, madame. Ici Terence Lebrock.

— Oh, vous êtes l’exécuteur testamentaire de Bruce.

— C’est exact. Je voulais juste vous informer que je vous avais envoyé la clé d’une boîte postale au courrier du soir. Vous devriez la recevoir aujourd’hui.

— La clé d’une boîte postale ? Je ne suis pas sûre de vous suivre.

— Le Dr Grey avait conservé une boîte postale à la poste principale de Los Angeles. Je pense qu’il serait bon de la vider sans tarder. Elle pourrait contenir des documents importants.

Pourquoi Bruce avait-il une boîte postale ici ? se demanda Jennifer. Il en avait utilisé une pendant la mission de deux ans qu’il avait effectuée dans le département de recherche de l’UCLA, mais pourquoi l’aurait-il conservée ? Peut-être un nouvel exemple de la personnalité compulsive de son ex-beau-frère.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Lebrock. Je m’en charge aujourd’hui même.

 

Le silence était écrasant. Il avait envahi la pièce et grandissait, grandissait au point que Sara eut peur que les murs autour d’eux ne finissent par s’écrouler. D’abord, il y avait eu le déni. Comment était-ce possible ? Michael n’avait jamais eu d’expérience homosexuelle. Il n’avait jamais été consommateur de drogue par intraveineuse. Il n’était pas un hémophile ayant besoin de transfusions sanguines régulières. Il n’avait couché avec personne d’autre que Sara depuis six ans. En tout état de cause, il aurait dû être un homme de trente-deux ans en bonne santé.

Sauf qu’il était couché dans un lit d’hôpital avec une hépatite B et un résultat positif au test du VIH. Son taux de lymphocytes T était dangereusement bas, et la conclusion des médecins était qu’il avait dû recevoir du sang contaminé aux Bahamas après son accident de bateau.

Il avait le sida.

Son visage, en cet instant, ne trahissait aucune émotion, ce qui était bizarre pour un homme passionné comme Michael, qui n’avait pas l’habitude de cacher ses pensées ou ses sentiments derrière un masque impassible. Sara se rappela leur première rencontre, la première fois qu’elle lui avait parlé en face à face.

La porte s’ouvrit, laissant échapper la sonate 32 en do mineur de Beethoven.

— Oui ? demanda Michael.

Il était étonnamment beau ; grand, bien sûr, avec de larges épaules. Il portait une serviette autour du cou et un verre de jus d’orange à la main. La pointe de ses cheveux était collée par la sueur. Il s’était essuyé le front avec le coin de la serviette.

Nerveuse, Sara s’agrippait à sa canne. Au moment où elle allait tendre la main droite, elle s’aperçut qu’elle avait la paume moite. Ses cheveux blonds, tirés en arrière, accentuaient encore davantage ses pommettes saillantes.

— Bonjour. Je suis Sara Lowell.

Il la dévisagea, stupéfait.

— Vous êtes Sara Lowell.

— Vous paraissez surpris.

— Je le suis. Je ne vous imaginais pas comme ça.

— Vous vous attendiez à quoi ?

— À une apparence plus bourrue.

— Une apparence bourrue ?

— Oui. Des cheveux noirs bouclés ; la cigarette au bec avec la cendre prête à tomber ; une machine à écrire portative ; un pull noir ; plutôt bien en chair.

— Désolée de vous décevoir.

— Au contraire. Que faites-vous ici, mademoiselle Lowell ?

— Sara.

— Sara.

Elle éternua.

— À vos souhaits.

— Merci.

— Enrhumée ?

Elle hocha la tête.

— Alors, que puis-je pour vous, Sara ?

— Eh bien, j’aimerais entrer et vous poser quelques questions.

— Hum… Ce scénario me semble un tantinet familier. Vous aussi, vous avez cette impression de déjà-vu, ou est-ce seulement moi ?

— On va voir.

— Quoi ?

— Si vous me claquez la porte au nez comme vous m’avez raccroché au nez.

Il sourit.

— Touché.

— Je peux entrer ?

— Je voudrais d’abord vous poser une question.

Il fit mine de sortir un stylo de sa poche et d’écrire dans un carnet imaginaire.

— Pourquoi la canne ?

— Pardon ?

— Vous m’avez très bien entendu, poursuivit-il du ton sérieux du reporter. Vous marchez avec une canne et vous portez une orthèse à la jambe. Que vous est-il arrivé ?

— Vous jouez à inverser les rôles ; monsieur Silverman ?

— Michael. Et contentez-vous de répondre à la question, s’il vous plaît.

— Je suis née prématurée, avec un nerf définitivement endommagé au pied.

— C’était grave quand vous étiez petite ?

— Pas bénin, répondit-elle d’une voix douce.

Levant les yeux, elle vit l’expression bienveillante, presque apaisante sur le visage de son interlocuteur. Il aurait fait un très bon intervieweur, songea-t-elle, sauf qu’il y avait une indéniable tension entre eux, une tension qui n’était d’ailleurs pas désagréable.

— Vous dites que vous êtes née prématurée, reprit-il. Y a-t-il eu d’autres complications ?

— Pas si vite ! répliqua-t-elle. À moi. À quel âge avez-vous commencé à jouer au basket ?

— Je ne sais pas exactement. Vers six ou sept ans, probablement.

— Étiez-vous le genre de gamin à jouer sans arrêt, à passer sa vie sur le terrain ?

— C’était le meilleur endroit où aller.

— Que voulez-vous dire ?

Michael répondit par une autre question.

— Quelles furent les autres complications, Sara ?

— Infections pulmonaires, lâcha-t-elle très vite. Et quand vous êtes-vous mis au piano ?

— À huit ans.

— Vos parents avaient engagé un prof particulier ?

Un sourire sans joie apparut sur les lèvres de Michael.

— Non.

— Alors, qui…

— Je crois que vous feriez mieux de vous en aller, dit-il.

— Changeons de sujet.

— Non.

— Mais j’allais seulement vous demander…

— Je sais ce que vous alliez me demander. Pourquoi avez-vous tant de mal à comprendre ? Je ne veux pas voir ma vie privée étalée dans les journaux. Point.

— Je voulais juste connaître le nom de votre prof de piano. Je me disais que vous voudriez peut-être lui rendre justice.

— N’importe quoi. « Changer de sujet », pour vous, ça veut dire essayer d’attaquer sous un autre angle. Vous vous imaginez qu’en insistant vous finirez par obtenir ce que vous voulez – quel qu’en soit le prix.

— Et quel est ce prix, Michael ? Votre histoire pourrait donner de l’espoir à des milliers d’enfants qui sont victimes de…

— Mon Dieu, jusqu’où allez-vous vous abaisser pour faire ce sujet ?

— Ne vous flattez pas, répliqua Sara. Je m’implique dans tous les sujets qu’on m’assigne.

— Vous n’avez aucune éthique ?

Sara serra les poings.

— Épargnez-moi le couplet sur la moralité. Nous, les journalistes, sommes géniaux tant que nous disons au monde à quel point vous êtes merveilleux. Nous sommes vos meilleurs amis tant que nous vous tapons sur l’épaule et vous aidons à décrocher des contrats publicitaires. Mais oh, si on ose critiquer, si on ose creuser plus profond…

— Ma vie privée ne regarde personne.

— Peur que j’abîme votre précieuse image ? Peur que je vous montre autrement qu’en Superman ?

Elle le voyait lutter pour ne pas exploser.

— Au revoir, Sara, dit-il d’une voix crispée. Je n’avais vraiment pas envie d’en arriver là.

— C’est ça, claquez-moi la porte au nez ! Mais je reviendrai.

— Non, il n’en est pas question.

— Nous verrons bien.

Et il referma la porte au moment où Sara éternuait de nouveau. Son rhume rendait sa respiration difficile et douloureuse.

— Quelle plaie, ce type, marmonna-t-elle en s’éloignant.

De retour chez elle, elle relut son dossier. Tandis que les mots défilaient devant ses yeux, sa colère se calma puis disparut. Pouvait-elle vraiment lui en vouloir d’être sur la défensive ? Son enfance ressemblait à un épisode d’Oliver Twist.

La poitrine oppressée, elle noua les mains derrière la tête et éternua encore une fois. Bien qu’elle eût essayé de l’ignorer, la réalité devint de plus en plus évidente. Elle savait pertinemment ce qu’il fallait faire. Avec un sentiment proche de la peur, elle appela son père.

Le lendemain matin, les médecins confirmèrent le diagnostic.

— Pneumonie, annonça John à sa fille sur son lit d’hôpital.

Il avait les larmes aux yeux.

— Pour la troisième fois en deux ans, Sara.

— Je sais.

— Tu vas devoir ralentir un peu.

Elle leva les yeux vers son père, mais ne dit rien.

— Comment te sens-tu ?

— Bien. Combien de temps vais-je devoir rester ici, cette fois ?

— Les médecins ne savent pas, chérie. Je peux passer un moment avec toi, si tu veux.

— Oh, oui, s’il te plaît.

John Lowell avait quitté le chevet de sa fille à neuf heures du soir. Sara ne voulait pas le laisser partir. Si irrationnel que ce soit, elle détestait se retrouver seule la nuit à l’hôpital. Malgré le temps qu’elle y avait passé, elle avait encore peur de fermer les yeux, peur que quelqu’un ou quelque chose l’attaque. Elle se sentait dans la peau d’un personnage de film, contraint de passer la nuit dans une maison hantée. Les bruits de l’hôpital la faisaient frissonner, ces sons qui résonnaient plus fort dans le noir et le silence : les pas trop sonores sur le carrelage, les bips et les glouglous des appareils médicaux, les gémissements de douleur, le grincement des roues des brancards, les pleurs.

Se sentant esseulée, Sara plaça les écouteurs de son baladeur sur ses oreilles et se mit à chanter une chanson de Police. Quand le volume de sa voix monta trop fort (« Don’t stand so… Don’t stand so… Don’t stand so dose to me ! »), l'infirmière entra, lui lança un regard noir et lui demanda de baisser le volume.

— Désolée.

Elle retira les écouteurs, alluma la télé et fut saisie par la voix du commentateur sportif :

— Belle intervention de Michael Silverman. Quel match il fait, Tom !

— Je confirme. Vingt-deux points, dix rebonds et neufs passes décisives. On dirait qu’il est possédé.

— Et Seattle demande un temps mort. New York mène 87 à 85 sur les Sonies en ce quatrième match de série. On vous retrouve dans quelques instants au Madison Square Garden de New York.

Bien qu’elle ne soit pas fan de sport, Sara regarda la fin de la rencontre. Les Knicks gagnèrent avec cinq points d’avance, ramenant le compteur à deux matchs partout dans cette série. Les deux matchs suivants auraient lieu à Seattle, puis retour à New York si un septième se révélait nécessaire pour départager les deux équipes. Après, elle continua d’écouter les commentateurs ineptes revenir sur tous les grands moments de la rencontre en alignant les clichés. Puis les interviews des joueurs et des coachs s’enchaînèrent pendant au moins une heure.

— Vous me cherchez ?

Sara se tourna vivement vers la porte.

— Qui…

Michael sortit de l’ombre. Il avait encore les cheveux mouillés après la douche.

— Mlle Nancy Levin, dit-il simplement.

— Pardon ?

— Ma prof de piano. Mlle Nancy Levin. C’était la professeur de musique de l’école primaire de Burnett Hill.

Sara ne sut que répondre.

— L’heure des visites est passée, hasarda-t-elle.

— Je sais. J’ai promis au vigile deux billets pour un match s’il regardait ailleurs. Un des avantages de la célébrité. Je peux m’asseoir ?

Abasourdie, Sara ne réussit qu’à hocher la tête.

— Merci, dit-il. J’ai appelé votre bureau ce matin, et votre rédacteur en chef m’a appris que vous aviez une pneumonie. D’après lui, ce n’est pas la première fois.

Elle haussa les épaules.

— J’ai voulu vous rendre une petite visite. J’espère que je ne vous empêche pas de dormir ?

— Non, pas du tout, répondit-elle en recouvrant enfin l’usage de la parole. Mais vous ne devriez pas plutôt être en train de faire la fête avec vos coéquipiers ?

— On fait la fête seulement après quatre victoires. On n’en est qu’à deux.

— Vous ne vouliez pas rester pour les interviews d’après match ?

— J’ai préféré passer vous voir.

Elle détourna les yeux de son regard pénétrant et tenta de rassembler des forces.

— Que représente pour vous cette série en championnat, Michael ?

— Vous posez toujours autant de questions ?

— Déformation professionnelle.

— Eh bien, comment dire ? Ce championnat est tout pour moi. Vous n’imaginez pas le nombre de fois où j’ai rêvé de marquer le point gagnant dans les finales de la NBA. Ça répond à votre question ?

 – Oui.

— Alors, comment vous sentez-vous ?

— Bien.

— Fatiguée ?

— Non.

— Envie de discuter ?

— Assez.

— À une condition, annonça-t-il. Tout ça reste officieux. On discute simplement. Rien ne pourra être utilisé dans un article. Je veux votre parole.

— Vous l’avez.

Il se leva et se mit à arpenter la chambre.

— Que voulez-vous savoir sur moi ?

— Le dossier est sur la table de nuit, dit-elle. Lisez-le.

Il prit la feuille dans l’enveloppe et la parcourut, une lueur de douleur apparaissant dans ses yeux.

— C’est vrai ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Tout ?

— Oui.

Et ils parlèrent pendant l’heure suivante, jusqu’au moment où l’infirmière, une grosse dame noire qui n’était pas fan de basket, trouva Michael dans la chambre de Sara et le jeta dehors sans ménagement.

Les Knicks et les Sonies remportèrent chacun un des matchs suivants, de sorte qu’une septième et ultime rencontre eut lieu au Madison Square Garden de New York. Le septième matchdes mots mythiques pour les supporters. Vingt-quatre équipes avaient disputé quatre-vingt-deux matchs chacune au cours de la saison régulière et quatre séries éliminatoires pour déterminer lesquelles accéderaient à la finale du championnat.

Sara regarda la rencontre dans sa chambre d’hôpital. Elle se surprit à encourager bruyamment les Knicks, et Michael en particulier. À trois secondes de la fin, alors que les New-Yorkais étaient menés 102 à 101, Michael reçut le ballon. Sara sentit son cœur faire un bond en le voyant foncer puis effectuer un bras roulé très au-dessus de la main tendue du pivot de Seattle. La sonnerie retentit. Le ballon rebondit deux fois sur le bord de l’anneau, frappa le panneau, tomba dans le panier. Fin du match.

New York Knicks, 103 ; Seattle Supersonics 102.

New York s’enflamma. Les équipiers de Michael, emmenés par Reece Porter, l'entourèrent. Le Madison Square Garden était en liesse. Sara s’entendit crier de joie ; dans son excitation, ses mains martelèrent le lit.

Il avait réussi. Michael avait réussi.

— Bravo ! hurla-t-elle.

La même infirmière passa la tête par la porte.

— Mademoiselle Lowell…

— Désolée.

Elle regarda le retour au vestiaire, le champagne qui giclait sur toutes les têtes, la fierté d’avoir remporté le championnat NBA. Les joueurs et les entraîneurs des Knicks trompetaient, criaient, s’étreignaient dans un rare moment de bonheur sans mélange. Dans la horde en folie, Sara tenta de repérer Michael, mais la confusion était totale. Les journalistes interrogèrent plusieurs Knicks, qui chantèrent les louanges de leur coéquipier, mais le héros du jour demeura invisible. Un moment plus tard, Sara entendit des pas s’approcher de sa chambre.

— Bonsoir, dit Michael.

— Que faites-vous ici ?

Elle avait parlé d’une voix presque agressive.

— Vous devriez être en train de fêter le plus beau jour de votre vie. Alors, qu’est-ce que vous faites là ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? Vous m’avez dit que tout était vrai dans ce dossier, donc vous pouvez choisir parmi des centaines de bimbos…

— Sara…

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Il baissa la tête.

— Pourquoi êtes-vous en colère ? demanda-t-il d’un ton presque enfantin.

Sa propre réaction l’avait surprise. Pourquoi criait-elle comme ça ? Pourquoi se sentait-elle déstabilisée chaque fois qu’elle était avec lui ? Pourquoi s’énervait-elle ainsi alors qu’en réalité elle était heureuse de le voir ?

— Je suis paumée, Michael. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.

Il s’approcha.

— Moi non plus.

— Pourquoi êtes-vous venu ce soir, au lieu de fêter la victoire avec vos coéquipiers ?

— Je ne sais pas. J’avais enviej’avais envie d’être avec vous, c’est tout.

Et maintenant, il avait le sida.

Le sida. Le mot flottait dans la pièce comme une vapeur toxique. Sara sentit les larmes lui monter aux yeux, et elle se remit à pleurer.

— Calme-toi, murmura Michael à son oreille. Tout finira par s’arranger.

Il n’avait pas versé une larme depuis qu’Harvey et Eric leur avaient annoncé la nouvelle, deux heures plus tôt, et c’était cette absence de réaction qui était le plus terrifiant. À quoi penses-tu, Michael ? se demandait Sara. Pourquoi ne partages-tu pas tes pensées avec moi ?

Assis près de la fenêtre, Eric contemplait la circulation heurtée sur la 168e Rue, tandis qu’Harvey faisait les cent pas dans la chambre.

— Je veux la vérité, déclara Michael, ses mains se crispant contre celles de Sara. Pouvez-vous me guérir, oui ou non ?

Harvey s’immobilisa. Son regard croisa celui d’Eric, avant de se poser sur le visage de-Michael.

— Nous croyons que c’est possible.

— Alors, essayons.

— Je vais te faire transférer à la clinique aujourd’hui même.

— Aujourd’hui ? intervint Sara. On ne peut pas attendre…

— Non, coupa Harvey. On doit commencer le traitement le plus tôt possible. Mais je dois vous prévenir tous les deux que ce traitement est une épreuve. Tu vas devenir accro au SRI, et les effets secondaires seront douloureux et désagréables. Pendant une période, tu seras comme un drogué, Michael. Tu auras l’impression d’avoir besoin du prochain shoot, sous peine de mourir. Et ce sera le cas.

La chambre retomba lentement dans le silence.

— Vous feriez mieux de partir, tous les deux, dit finalement Michael. Vous devez avoir des milliers de choses à faire.

Harvey fit signe à Eric, et les deux médecins se dirigèrent vers la porte. Avant de l’ouvrir, Harvey se retourna vers Michael.

— Réfléchis à ce que je t’ai dit tout à l’heure, d’accord ? Tu pourrais être très utile.

Dès qu’ils furent partis, Sara prit Michael dans ses bras, mais elle le sentit se raidir ; son corps devint froid et dur… comme un cadavre.

— Michael ?

— Je suis désolé, dit-il.

Ses yeux filèrent aux quatre coins de la pièce, comme s’il cherchait une issue. Sara posa la tête contre sa poitrine, et ils restèrent ainsi, silencieux, pendant un long moment. Le seul bruit qu’entendait Sara était celui de la respiration régulière de Michael.

— Tu devrais y aller, Sara, dit-il enfin. Tu as ton reportage à faire.

— Je ne vais nulle part.

— Il le faut. Le sujet est trop important.

— Je vais demander à Donald Parker de s’en charger.

— Non, c’est à toi de le faire.

— Je me fous de ce reportage, Michael. Je veux rester avec toi.

Michael ne dit plus rien pendant dix minutes.

— Sara, reprit-il, je ne suis pas sûr de vouloir te faire subir ça.

— Tu n’as pas le choix, répliqua-t-elle. Et n’essaie pas de jouer au martyre courageux avec moi, Michael. Tu ne vas pas mourir. Tu ne vas pas me laisser toute seule avec le bébé.

Il eut un sourire triste et lui caressa le ventre.

— On doit penser à Junior.

— Exactement.

— Sara ?

— Oui ?

— J’y réfléchis depuis plusieurs heures, dit-il. Et je veux rendre public ce qui m’arrive.

— Pardon ?

— Ils ont raison…

— Ils n’auraient jamais dû te parler de ça, rétorqua Sara. Ce n’est pas le moment de prendre des décisions, Michael. Tu es trop vulnérable.

Il sourit de nouveau, d’un sourire doux, attristé.

— Pourquoi repousser l’inévitable, Sara ? Tu sais bien qu’on n’a pas le choix.

Elle sentit la peur s’enrouler autour de son cou comme une écharpe.

— S’il te plaît, Michael, prends le temps d’y réfléchir encore. Ne fiche pas tout en l’air !

— Ficher en l’air quoi ? demanda-t-il. C’est foutu, Sara. Il n’y a plus rien à perdre. Je ne t’ai jamais laissé faire cet article sur les mauvais traitements que j’ai subis, enfant, et c’était égoïste de ma part.

— Michael…

— C’est bizarre, tu sais. Quand Harvey m’a annoncé les résultats du test, tout est devenu très clair dans ma tête. J’y ai beaucoup réfléchi. Harvey et Eric n’ont pas insisté, mais je connais leur position. Ils veulent que je fasse une annonce publique.

— Attends un peu. C’est trop frais. Il y a beaucoup de choses à prendre en considération. Pense à la discrimination. Les gens vont te détester. La NBA va sûrement prétendre que tu es une trop grande menace en termes de santé pour te laisser remettre un pied sur le terrain, même en cas de rémission.

— Et alors ? Écoute, je ne suis pas un type très courageux. Tu avais peut-être raison autrefois. L’histoire de mon enfance aurait peut-être pu permettre aux gens de comprendre le problème de la maltraitance, mais j’étais incapable de revivre tout ça. Je n’en avais pas la force.

— Je sais. Ce n’est pas ta faute.

— Mais là, l’enjeu est trop important. Je ne peux pas me mettre en retrait une fois encore. Je crois qu’Harvey le sait. Il voit que son traitement peut sauver des gens, et cela seul compte pour lui. Tu l’as entendu. La publicité autour de mon cas pourrait avoir le plus gros impact sur la perception de l’épidémie de sida depuis la mort de Rock Hudson. Je ne peux pas l’ignorer.

Elle se contenta de s’accrocher à lui, les yeux fermés.

— Voilà pourquoi je veux en parler, Sara. Et je voudrais que tu m’organises une conférence de presse dès demain.

— Si c’est ton souhait, dit-elle lentement, alors on le fera. Mais ne parlons plus de cela. Pour le moment, je veux juste que tu me serres dans tes bras.

 

Pauvre Bruce, songeait Jennifer Riker en poussant la porte vitrée de la poste principale de Los Angeles. Un type merveilleux à bien des égards. Un mauvais mari, certes, mais certains hommes n’étaient simplement pas taillés pour le mariage. Pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Que s’était-il passé de si épouvantable pour qu’il décide de mettre fin à ses jours ?

La tragédie les avait tous durement touchés, surtout Tommy. Sans surprise, le garçon avait accusé sa mère d’être responsable du suicide de son père.

— Tu l’as tué ! avait-il crié à Susan. C’est ta faute si papa est mort !

Et même si Susan avait tenté de le raisonner, elle ne pouvait s’empêcher de se demander quelle responsabilité elle portait dans le décès de son ex-mari. Jennifer avait vu le beau visage de Susan se creuser de rides. Sa sœur avait perdu le sommeil ; elle ne mangeait plus. Au point que Jennifer lui avait suggéré de s’adresser à un professionnel pour les aider à surmonter leur chagrin.

Mais Susan avait décliné la proposition. Ce dont Tommy et elle avaient besoin, d’après elle, c’était de s’éloigner quelque temps du monde pour voir si la solitude pouvait leur permettre de renouer le dialogue et d’accepter la mort de Bruce. Ils étaient partis deux jours plus tôt dans un endroit paisible aux environs de Sacramento, où il n’y avait pas de téléphone et pas de distraction.

Jennifer s’approcha du comptoir d’information.

— Où se trouve la boîte postale 1738, s’il vous plaît ?

— Au coin à gauche.

— Merci.

Quelques secondes plus tard, Jennifer localisa le numéro et ouvrit la boîte, pleine à craquer. Agitant la main pour disperser les particules de poussière, elle commença à en vider le contenu dans un vieux sac de voyage. Des publicités en tout genre. Ce qui ressemblait à des relevés de compte bancaire, datant de sept ans. Deux revues médicales du même âge. Une enveloppe, sur laquelle un célèbre acteur annonçait à Bruce qu’il avait peut-être déjà gagné cent mille dollars. Hélas, le cachet de la poste remontait à un an. Dommage. Bruce avait peut-être été riche sans le savoir.

Au milieu de cette paperasse sans intérêt, Jennifer remarqua une grande enveloppe kraft. L’écriture lui était familière, même si elle ne parvint pas immédiatement à mettre un nom dessus. Les yeux fermés, elle se représenta les lettres formées avec soin, en tentant de se rappeler où elle les avait déjà vues. La réponse s’imposa. Bien sûr. C’était l’écriture de Bruce.

Jennifer retourna l’enveloppe, puis essaya de déchiffrer le cachet de la poste. Ses jambes faillirent se dérober sous elle. 30 août de cette année. Le jour de la mort de Bruce. Il avait donc dû poster cette lettre quelques heures avant son décès. Plus étrange encore, il se l’était adressée à lui-même.

Pourquoi Bruce s’était-il envoyé un courrier juste avant de se suicider ?

Jennifer laissa tomber l’enveloppe dans son sac, comme si elle avait peur de la tenir plus longtemps entre ses mains, et finit de vider la boîte postale.

Elle l’ouvrirait plus tard.