20
ALORS QUE LES DOIGTS DE SARA composaient le numéro du poste de police de la 83e Rue, son esprit bouillonnait, oscillant entre rage et incompréhension.
— Ici, le commissariat de police.
— Je voudrais parler à l’inspecteur Max Bemstein, s’il vous plaît.
— Une seconde, je vous prie.
Son père, Stephen Jenkins. Raymond Markey. Et Ernest Sanders. Une alliance démoniaque qui avait…
… qui avait fait quoi, au juste ?
Elle n’était sûre de rien. Que devait-elle faire, maintenant ? Elle n’en savait rien non plus. Il fallait pourtant qu’elle agisse, avant de perdre complètement la tête.
Sara avait envisagé d’affronter Sanders et Markey bille en tête, puis y avait renoncé. Si ces deux salauds avaient nié toute responsabilité devant leurs « associés », ils n’allaient sûrement pas lui révéler quoi que ce soit à elle − elle risquait surtout de les avertir de possibles dangers ou, pire, de les effrayer au point de les pousser à des actes désespérés.
Le brigadier qui tenait le standard revint en ligne.
— Désolé, madame. L’inspecteur Bernstein n’est pas là.
— Pouvez-vous le biper pour moi ? insista Sara. C’est important.
— Impossible. Il est en mission officielle et ne peut pas être joint.
— Vous savez où il est ?
— Je ne peux rien dire, madame. Je ne suis pas autorisé à discuter de ses déplacements.
— Écoutez, il faut absolument que je lui parle.
— Pour l’instant, c’est impossible. Si vous voulez laisser un message… Je suis sûr que l’inspecteur Bernstein nous contactera.
Où Max avait-il bien pu aller, pour qu’on ne puisse pas le biper sur son pager ?
— Dites-lui de rappeler Sara Lowell immédiatement, s’il vous plaît. Dites-lui que c’est important. Si je ne suis pas chez moi, il pourra me joindre à la clinique.
— À la clinique. D’accord, madame Lowell, je transmettrai.
— Merci.
Elle raccrocha et se demanda ce qu’elle allait faire ensuite.
Aéroport Narita.
Max ne fut pas mécontent de quitter le Bœing qui l’avait emmené sans escale de New York à Tokyo. Un coup d’œil au tableau des départs lui indiqua la porte d’embarquement de sa correspondance, vers laquelle il se dirigea. Pour être honnête, le vol avait été plutôt confortable, et le service à bord, irréprochable. Seulement, rester coincé pendant quatorze heures dans un tube métallique à trente mille pieds au-dessus du sol avait tendance à rendre fou – même si on vous servait trois repas et si on diffusait deux films.
Derrière les baies vitrées du terminal, il vit une rangée de Bœing 747 de la Japan Airlines. Chacun était relié à l’aérogare par un tunnel, semblable à un cordon ombilical géant qu’il faudrait couper pour que l’appareil puisse prendre son envol.
Il lui restait une heure avant d’embarquer pour Bangkok. Tant mieux : il avait d’importantes choses à faire dans l’intervalle.
Il suivit un panneau jaune indiquant « TÉLÉPHONE INTERNATIONAL », puis s’entretint avec l’opératrice qui lui indiqua une petite cabine. Quelques secondes plus tard, on lui passait la communication demandée.
La voix de Sara lui fit presque l’effet d’un cri. À New York, il était près de deux heures du matin, mais la jeune femme paraissait parfaitement réveillée, ce qui ne le surprit pas. Il se demanda ce qu’il allait lui dire puis décida de rester aussi vague que possible.
— Max ? Mais où es-tu ? J’ai essayé de te joindre toute la journée !
— Désolé, je n’étais pas joignable.
— Où es-tu ?
— À Tokyo.
— Quoi ?
— Eh bien, techniquement parlant, je ne suis pas à Tokyo, mais à l’aéroport Narita, à environ une heure et demie du centre-ville.
— Épargne-moi la leçon de géographie ! Qu’est-ce que tu fabriques à Tokyo ?
Max commença à enrouler le cordon du téléphone autour de son bras.
— Je suis en route pour Bangkok.
— Pourquoi ?
— Il y a du nouveau.
— À propos de Michael ?
Reste vague, Max. Inutile de lui donner de faux espoirs.
— Peut-être. Ecoute, je suis une piste, mais je ne sais pas où elle mène.
— Quel genre de piste ?
— Arrête de jouer les reporters, je n’ai pas beaucoup de temps. Je t’appelle s’il se passe quoi que ce soit.
— Tu seras absent combien de temps ?
Bonne question.
— J’espère faire l’aller-retour. Et de ton côté, du nouveau ?
— Beaucoup.
— Je t’écoute.
Pendant que Sara lui racontait sa conversation avec son père et le sénateur Jenkins, Max porta machinalement le cordon du téléphone à sa bouche et se mit à grignoter le caoutchouc. Il s’attira un coup d’œil réprobateur de la Japonaise dans la cabine voisine et, avec un sourire d’excuse, lâcha le cordon.
Une fois que Sara eut fini son récit, il lui rapporta sa conversation avec Winston O’Connor.
— Maintenant, on sait au moins comment ils obtenaient toutes les informations de l’intérieur, fit-elle remarquer.
— Peut-être, mais il reste beaucoup de zones d’ombre.
— Comme quoi ?
— Eh bien, pourquoi Sanders aurait-il fait ça ? Qu’est-ce qu’il avait à gagner à commanditer ces meurtres ?
— Il fait disparaître les preuves. Plus de patients guéris, plus de traitement.
— Il y aurait eu des moyens plus simples d’arriver à ce résultat sans élaborer toute cette histoire de Poignardeur de gays. Comme dit ton père, la publicité autour de l’affaire a plutôt renforcé la clinique. Plus de soutien médiatique, davantage de dons : après ça, Markey ne pouvait plus les obliger à fermer.
— Alors, comment tu l’interprètes ?
Max réfléchit. Aux victimes des meurtres. À la clinique. À la conspiration de Washington et au rôle de Winston O’Connor. Au Poignardeur de gays. À George Camron, qui retenait Michael prisonnier dans un bordel de Bangkok.
— Je n’en sais rien, finit-il par répondre. Je t’appelle s’il se passe quelque chose.
Et il raccrocha avant que Sara ait pu protester.
Avisant la pharmacie de l’aéroport, il alla acheter de la mousse à raser et un rasoir jetable, puis se dirigea vers les toilettes. Dix minutes plus tard, il s’était débarrassé de sa moustache.
Aéroport Don Muang de Bangkok.
Lorsque Max sortit sur la passerelle, il fut d’abord saisi par l’humidité de la nuit – une humidité moite, comme si des petites gouttes de sirop flottaient dans l’air. Il était presque onze heures du soir, mais il se sentait remonté comme un ressort. Il voulait agir vite.
Une fois dans le terminal, il repéra une pancarte avec son nom et se dirigea vers l’homme qui la tenait. Avec son mètre quatre-vingts, ce dernier était grand pour un Asiatique, et il était très maigre. Il se tenait parfaitement immobile, bougeant seulement les yeux, comme s’il voulait économiser ses forces.
— Colonel ? Je suis Max Bernstein.
Le Thaïlandais le dévisagea.
— Vous êtes inspecteur de police ?
Max opina.
— Pardonnez ma surprise, mais je m’attendais à quelqu’un de plus âgé.
Max leva la main vers sa bouche pour caresser sa moustache, avant de se souvenir qu’il l’avait rasée.
— C’est pour ça que je porte la moustache d’habitude. Ça me vieillit.
— Pardon ?
— Non, rien. Où pouvons-nous parler ?
— Venez. Une voiture nous attend dehors. J’ai amené Frank Reed.
Le colonel invita Max à le suivre hors de l’aérogare et à prendre place dans le véhicule. Point commun avec les voitures de police new-yorkaises : la climatisation ne marchait pas.
Max ne perdit pas une seconde :
— Vous êtes Frank Reed ?
— C’est moi, répondit l’homme en tendant la main. Appelez-moi Frankie.
Max la serra rapidement et poursuivit :
— Monsieur Reed, je veux que vous me donniez une description aussi précise que possible de l’endroit où est retenu Michael Silverman.
— Vous êtes vraiment un flic de New York ?
— Oui.
— Vous avez l’air d’un collégien.
— Je suis entré dans la police à quatre ans. Bon, je vous écoute.
— Alors, Silverman est enfermé au premier étage, commença Frankie. Il y a une dizaine de chambres là-haut. Un peu comme dans un motel. Il est dans une pièce à gauche au bout du couloir. Il y avait une pancarte « DÉFENSE D’ENTRER » sur la porte. J’ai cru que j’hallucinais. J’ai ouvert et paf ! il était là. C’est dingue, hein ? J’ai vu Silverman jouer contre les Bulls au Madison Square Garden l’année dernière. Un dieu !
— Vous pourriez me dessiner un plan de l’étage ?
— Oui, bien sûr.
— Et vous avez dit qu’il était enchaîné au sol ?
— C’est ce qu’il m’a semblé. Mais je ne l’ai vu qu’une seconde.
— Inspecteur, intervint le colonel Thaakavechikan, vous avez une idée en tête ?
Max acquiesça en enroulant une mèche de cheveux autour de son index.
— George Camron connaît la plupart de vos hommes, pas vrai ?
— Oui.
— Moi, il ne me connaît pas. Et j’ai rasé ma moustache dans l’avion, au cas où… Je veux aller voir sur place.
— Quand ?
— Dès que Camron quittera le bar. Michael est très malade. Il faut le faire sortir de là tout de suite.
— Bien, commenta le colonel. Dites-moi quel est votre plan.
Le Dr Eric Blake vérifia son apparence dans le miroir. Comme toujours, rien ne dépassait. Lorsqu’on demandait aux gens de le décrire, ils ne disaient jamais qu’il était « beau » ou « laid ». Non, le mot qui revenait le plus souvent était « soigné ». Propre sur lui. Les cheveux peignés, les lacets parfaitement noués, tous les boutons fermés. La chemise toujours bien rentrée dans le pantalon, les chaussettes toujours assorties, le visage toujours rasé de frais. Même en cet instant, il affichait une apparence irréprochable, alors qu’à l’intérieur… à l’intérieur, c’était tout autre chose.
Il avait une migraine épouvantable, comme si son front était sur le point d’éclater. Soudain, tout menaçait de s’effondrer autour de lui, et il ne savait pas comment réagir.
Fais ce que tu dois faire…
Il se dirigea vers le labo. Harvey, il le savait, était en bas, en train de donner son traitement à Kiel Davis. Ensuite, il ferait ses visites. Il ne remonterait pas au deuxième étage avant un certain temps.
La voie était libre.
Une fois dans le labo, il déverrouilla le meuble contenant ses dossiers privés. Une fois encore, il ouvrit le tiroir du bas, en sortit les échantillons de sang, les posa sur la paillasse et les examina attentivement.
Toujours rien.
Mais c’était à prévoir. Il n’aurait pas de résultats avant le lendemain : il lui faudrait être patient.
Les mains légèrement tremblantes, il rangea les échantillons, verrouilla le meuble et repartit travailler.
Max et le colonel T, comme il se faisait appeler, étaient installés dans un taxi rue Rama IV, non loin de Patpong. À travers les parasites du système radio, une voix retentit, inintelligible pour Max. Le Colonel T prit le combiné et fit une réponse tout aussi incompréhensible.
— Camron vient de quitter le bar, expliqua-t-il ensuite. Il a pris un tuk-tuk ; ce sont les taxis locaux.
— C’est le moment de passer à l’action.
— Je vais placer des tuk-tuk là où on le déposera. On essaiera de le retarder s’il revient avant que vous ayez eu le temps de libérer M. Silverman, mais je ne vous garantis rien.
— Je comprends.
— Vous nous adresserez un signal si la chambre est piégée à l’explosif ?
— Je monterai puis baisserai le store, répondit Max. Si je vous donne le signal, n’essayez pas de l’arrêter. Il risquerait de tout faire sauter.
— Vous avez mémorisé la disposition des lieux ?
— Oui.
— Alors, bonne chance.
— Merci.
Un nœud commença à se former dans le ventre de Max.
— Une dernière question.
— Oui ?
— Comment on engage une prostituée ?
Le colonel sourit.
— Asseyez-vous au bar et tendez un billet de dix dollars, inspecteur. Ensuite, tout se fera tout seul.
Sara se réveilla tard. D’instinct, elle tendit le bras vers le côté de Michael et trouva le lit vide. Elle se leva et se prépara pour aller voir Harvey.
Une heure plus tard, elle frappait à la porte de son bureau et passait la tête dans l’embrasure.
— Je peux entrer ?
Il leva les yeux de son bureau, lui adressa un sourire fatigué et retira ses lunettes.
— Bien sûr.
— Je ne voudrais pas te déranger.
— Ne t’inquiète pas, j’ai besoin de faire une pause.
— Quand as-tu dormi pour la dernière fois ?
— Voyons… On est en quelle année ?
— Tu as une mine épouvantable.
— Je t’ai déjà vue plus pimpante, répondit-il du tac au tac.
Elle prit place dans le fauteuil en face de lui, et ses yeux se posèrent sur le poster de Michael qu’Harvey avait accroché derrière lui. Le voir ainsi s’élancer vers le panier était une image étrangement réconfortante. Elle chaussa ses lunettes et regarda la photo une minute, Michael suspendu dans l’air, le visage parfaitement concentré. Puis elle annonça :
— J’ai quelque chose à te dire. À propos de mon père et du révérend Sanders.
— Ah bon ?
— Ça ne va pas te plaire.
— Si ça concerne ton père et Sanders, je m’en doute. De quoi s’agit-il, Sara ?
Elle lui raconta tout. Et si Harvey l’écouta en silence, son langage corporel le trahit : il serra les poings jusqu’à faire blanchir ses jointures ; son visage devint écarlate et ses traits se déformèrent sous l’effet de la colère.
— Les salauds ! s’écria-t-il quand elle eut fini. Les ignorants ! Les ordures !
Sans rien dire, Sara le regarda se lever et se laisser gagner par la rage.
— Comment ai-je pu être aussi stupide ? Je le savais et je n’ai fichtrement rien fait ! Bien sûr que Markey était de mèche avec eux, ce ver de terre.
Il secoua la tête.
— Je n’en attendais pas moins de Sanders et de Jenkins, mais de ton père, Sara ? Il se prétend un médecin ! Et il pactise avec ces gens-là ! Comment est-ce possible ?
— Je ne sais pas, répondit-elle simplement.
— Ils ne vont pas s’en tirer comme ça ! Le monde entier saura ce qu’ils ont fait !
Les épaules d’Harvey s’affaissèrent, et toute la fatigue accumulée sembla lui tomber dessus.
— C’est une lutte permanente, Sara. Les intégristes religieux, les homophobes, les naïfs. Il faut se battre sur tous les fronts. La recherche contre le sida a tant d’ennemis qu’on se demande si elle aboutira un jour.
Il se laissa retomber lourdement dans son fauteuil, le fit pivoter et contempla la photo de son frère.
— Tu te souviens de la première apparition du sida ? Certains ont parlé d’enfermer les personnes contaminées dans des camps. De mettre en quarantaine tous les homosexuels connus. Des tactiques de nazis, Sara. C’est comme ça que tout a commencé. Aujourd’hui, on ne parle plus ainsi, mais d’une certaine façon c’est presque pire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Les types comme Ernest Sanders sont devenus plus subtils. Leurs objectifs sont les mêmes, mais le discours a changé. Et ça marche. Les gens les écoutent. On nous explique que le sida ne deviendra jamais épidémique dans la communauté hétérosexuelle. D’éminents médecins comme ton père nous le répètent à longueur de journée. La grande question cependant n’est pas de savoir jusqu’à quel point le virus risque de toucher les hétérosexuels, mais pourquoi on se croit obligé de contester si fort cette idée.
— Je ne te suis pas.
La voix d’Harvey était à la fois passionnée et peinée.
— Supposons une minute que ce soit vrai. Ça ne l’est pas, mais supposons que ton père ait raison, et que le sida touche exclusivement les homosexuels et les drogués. Et alors ? Si ton père et ses acolytes ne font pas de discrimination, comme ils le prétendent, que nous importe quelle partie de la population meurt du virus ? Si on découvrait que le sida ne touchait que les fillettes entre cinq et douze ans, est-ce que quelqu’un oserait affirmer : « Ne vous inquiétez pas, vous, vous ne risquez rien ! » Bien sûr que non. Ces gens sont uniquement guidés par l’homophobie. L’air a changé, mais la chanson est la même.
— Et donc, qu’est-ce qu’on fait ?
— On rend coup pour coup. On fait tout ce qu’on peut pour les battre. On s’adresse à la presse et on les détruit.
— Mais ils risquent de paniquer. Si ce sont eux qui détiennent Michael…
— Je comprends… Tu en as parlé à l’inspecteur Bemstein ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il en dit ?
— De ne pas bouger avant son retour.
— Où est-il ?
— À Bangkok.
— Pourquoi est-il là-bas ?
— Il m’a dit qu’il avait peut-être une piste.
— Si seulement c’était vrai ! On aurait bien besoin d’un peu d’espoir.
Harvey se pencha en avant.
— Et entre-temps, on est censés rester assis, les bras croisés, et laisser les meurtriers en liberté ?
— Max n’est pas persuadé que Sanders soit derrière les assassinats et le kidnapping.
— Alors qui ?
— Il n’en sait rien. Il dit juste qu’il a des doutes.
— Et toi, Sara ? Tu as aussi des doutes ?
— Oui, bien sûr.
— Moi, ça me paraît assez logique, dit Harvey. Sanders a kidnappé Michael pour gêner la clinique, un point c’est tout. Markey savait que j’étais la seule personne à avoir approché Michael…
— Eric également.
L’incompréhension se peignit sur le visage d’Harvey.
— Non, Sara. Je parle des contacts médicaux avec le patient. C’est moi qui ai donné à Michael toutes ses injections de SRI. C’est moi qui ai effectué les prélèvements sanguins.
— Eric l’a fait aussi.
— Quand ?
— Je ne sais plus exactement. Un jour ou deux avant l’enlèvement.
— Tu en es sûre ?
— Évidemment. J’étais là. Il y a un problème ?
Il secoua la tête.
— Je trouve ça bizarre, c’est tout. J’ai donné des instructions précises pour que personne ne fasse d’analyses ou ne lui donne de traitement à part moi.
— Il n’était peut-être pas au courant, suggéra Sara. Ou alors, il a oublié.
— Oui, peut-être, admit Harvey, l’air peu convaincu.
— Pourquoi tu ne lui poses pas la question ?
— Je le ferai dès qu’il rentrera.
Harvey leva les yeux et tenta d’esquisser un sourire rassurant.
— Ne me regarde pas comme ça, Sara. Je suis sûr qu’il n’y a rien de grave.
— Salut, Joe. Toi veux voir sex show ? Concours de lancer pois ?
— Concours de lancer pois ?
— Oui, super, Joe. Toi aimer. Elle viser et exploser ballon. Devine avec quoi elle lancer ?
Max n’était pas sûr de comprendre ce que lui racontait l’adolescent, ni d’ailleurs de le vouloir. Bien des années plus tôt, avant qu’il rencontre Lenny, il avait passé une semaine avec des amis dans le quartier chaud d’Amsterdam. Là, ils avaient assisté à un show où une femme lançait divers objets à travers la salle avec une certaine partie de son anatomie. Et si la plupart des gens trouvaient son orientation sexuelle bizarre, Max n’avait pas compris en quoi ce spectacle aurait pu paraître érotique, quelles que soient vos préférences sexuelles.
— Alors, qu’est-ce que tu dire, Joe ? Tu veux jolie fille ? Elle te faire tourner ta tête sur elle-même !
— Euh, non merci.
Et il poursuivit son chemin au milieu des groupes de vendeurs de sexe, gardant les yeux braqués sur l’enseigne au néon rose de l’Eager Beaver. Deux hommes en gardaient l’entrée. Le plus petit accueillit Max d’un large sourire et d’une poignée de main ferme ; le gros, d’un regard menaçant. Le jeu classique du gentil flic et du méchant flic.
— Bienvenue ! s’écria le petit par-dessus la musique disco qui puisait à plein volume. Entrez ! Vous trouverez tout ce que vous cherchez ici.
— Merci.
Max dépassa le portier à la carrure de sumo et entra. Le décorateur avait dû faire ses classes dans les années 1960. Lumières multicolores ; formes psychédéliques ; très gogo bar. Pour la musique, c’était La Fièvre du samedi soir. Le chanteur s’égosillait sur un air de disco. Malgré le rythme rapide, des femmes aux seins nus dansaient lentement sur le bar, répétant inlassablement les mêmes pas.
Max contempla leurs visages, mais aucune ne lui rendit son regard. Toutes avaient un air absent – des yeux vides qui ne s’éclairaient brièvement que quand on glissait un billet dans la lanière de leur string.
Michael se trouve quelque part ici…
— Remue-le, baby ! hurla un homme.
La fille sourit et obéit, gagnant cent bahts (quatre dollars) pour sa peine. Elle se pencha vers le client pour l’inciter à donner davantage, mais il la congédia d’un geste.
La foule était mélangée. Des gros durs. Des touristes curieux. Des couples mariés. Des Thaïlandais, des Japonais, des Américains, des Italiens, des Allemands, des Australiens – les Nations unies du sexe.
Max s’installa au bar sur un tabouret pivotant et commença à tourner comme un gamin qui s’ennuie à un dîner. Deux secondes plus tard, une jeune Thaïlandaise l’approcha, vêtue de l’uniforme classique de la pute américaine : bustier et minishort en satin qui lui rentrait dans l’entrejambe. Les prostituées étaient d’âges variés, mais celle-ci semblait avoir chipé la trousse de maquillage de sa maman.
— Salut, dit-elle.
Elle n’avait pas plus de quinze ans. Elle possédait une magnifique peau veloutée et cette beauté fraîche de poupée que tant d’hommes trouvent attirante.
— Salut.
Elle affichait un large sourire lumineux, quoique un peu artificiel.
— Tu me payer à boire ?
— Pourquoi pas. Qu’est-ce que tu veux ?
— Et toi ?
— Une vodka on the rocks.
— Je prends la même chose, s’il te plaît.
Max fit signe au barman et passa la commande. L’addition se montait à douze dollars – cinq pour sa vodka, sept pour celle de la fille. Avant que Max proteste, le barman lui montra la pancarte : « BIÈRE : 3 $, ALCOOL. 5 $, BOISSON HÔTESSE : 7 $. »
Des hôtesses ?
— Comment tu appelles ?
— Max.
— C’est joli. Tu vis Amérique, Max ?
Il se mit à enrouler une mèche de cheveux autour de son doigt.
— Oui.
— C’est joli, hein ?
— Ça me plaît.
— Pourquoi toi bouger tout le temps, Max ?
— On appelle ça remuer.
— Pourquoi toi remuer tout le temps, Max ?
— Je ne sais pas.
— Tu es Bangkok pour affaires ou pour plaisir ?
Max s’efforça de sourire et d’entrer dans la peau de son personnage d’homme à femmes.
— Un peu des deux, si tu vois ce que je veux dire.
Il lui adressa un clin d’œil ridicule.
Mon Dieu !
La petite main de la fille s’était posée sur sa jambe.
— Tu aimes moi, Max ?
Elle se pencha vers lui et plongea son regard dans le sien, jusqu’à ce qu’il détourne les yeux.
— Beaucoup.
— Combien plaisir tu veux, Max ?
— L’équivalent de cent dollars, répondit-il. Pour commencer.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Max s’éclaircit la gorge.
— La Chambre des Délices.
Elle se figea.
— Toi déjà venu, Max ?
— Non. Un ami m’en a parlé.
Elle hocha la tête, l’air soudain plus professionnel.
— La Chambre des Délices très chère.
— J’ai de l’argent.
Nouveau hochement de tête. La main de la fille était maintenant à quelques millimètres de son aine. Ses longs ongles rouges frôlaient le tissu de son pantalon. Étonnamment, il ressentit une forme d’excitation. La caresse était apaisante, relaxante. Agréable – ce qui était bizarre, pour un homme attiré d’habitude par des bodybuilders. Non pas que Max n’ait pas connu de femmes. Mais il préférait les hommes, tout simplement.
Elle retira sa main.
— Paie homme, là-bas, Max, et on ira en haut. On s’amuse beaucoup beaucoup tous les deux. Je te fais exploser tout entier.
Max se demanda s’il valait mieux ça ou se faire tourner la tête sur elle-même. Choix difficile.
Il arracha un petit bout de peau qui pendait de son doigt et obéit. Le jeune maquereau évoquait un boxeur catégorie welter – petit, musclé, sans une once de graisse.
— Vous êtes sûr de vouloir la Chambre des Délices ? demanda le maquereau. Très chère. Très dangereuse.
— J’en suis sûr. Combien ?
— Deux cents dollars l’entrée. Mais si vous voulez utiliser le mur rouge, c’est supplément. Gros supplément. Vous me dire.
Le mur rouge ?
Après un moment de négociations, ils s’accordèrent sur cent soixante-quinze dollars.
Max paya. Aussitôt, la jeune fille apparut à côté de lui et l’entraîna à l’étage, lui murmurant les mots attendus sur le plaisir qu’ils allaient prendre.
— Comment tu t’appelles ? lui demanda-t-il.
— Bambi.
Un nom thaï traditionnel.
— Quel âge as-tu ?
— Âge qu’il faut.
— Qu’il faut pour quoi ?
Il eut de nouveau droit au sourire séducteur.
— Pour rendre toi heureux.
— Pourquoi tu fais ça, Bambi ?
— Faire quoi ?
En haut, la chaleur était encore plus oppressante qu’au rez-de-chaussée. Dans le couloir obscur, la peinture s’écaillait. Lorsqu’ils passèrent devant une porte, à gauche, portant un panneau « DÉFENSE D’ENTRER », Max se força à ne pas réagir.
— Te prostituer.
— Pourquoi ?
— Je te demande ça comme ça. Tu as l’air intelligente.
L’espace d’une seconde, le sourire de la fille disparut, remplacé par une expression de pure haine.
— Tu emmènes moi loin de tout ça, Max ?
Le mépris affleurait dans sa voix. Ça ne dura qu’un instant. Aussitôt, le sourire réapparut, lumineux.
— Viens, dit-elle en ouvrant une porte. Je suis ton fantasme. Tu rentres chez toi heureux.
La première chose qui le frappa fut la puanteur. On avait pulvérisé un désinfectant à la cerise pour masquer l’odeur fétide de… du sordide. Toute la pièce en était imprégnée, comme si les activités pratiquées en ce lieu s’étaient installées dans les murs tels des milliers de cafards, pourrissant les fondations. Max frissonna.
D’où venait son malaise ? Il avait fréquenté des établissements peu reluisants dans sa vie, mais cette chambre l’intimidait. Elle était tellement… déshumanisante.
L’ironie qui avait présidé au nom de la Chambre des Délices ne lui échappa pas. Un des murs était orné de godemichés, de tailles et de formes défiant l’imagination. Des fouets, chaînes, menottes, cordes, masques de cuir et autres accessoires de bondage couvraient des étagères à sa gauche. Et droit devant, sur un mur de couleur rouge… il s’en approcha pour mieux voir.
— Ça alors !
Le mur rouge.
Il se retourna vers Bambi, qui souriait toujours, mais dont le regard trahissait l’appréhension.
— Mur rouge en supplément, Max.
Pause.
— Tu veux ?
Il regarda de nouveau le mur, incrédule. Un pistolet hypodermique. Comme ceux des policiers. Capable de provoquer des spasmes aussi violents que ceux d’un épileptique en crise.
— Les hommes utilisent ça sur toi ? demanda-t-il.
— Pas sur moi. Mais sur autres filles.
Il reposa le pistolet et prit… bon Dieu… un aiguillon à bestiaux électrique. Là, on sortait du domaine du bizarre pour entrer dans celui du sadisme pur et simple. Il avait entendu parler de ces pratiques, d’hommes qui se plaisaient à mutiler des tétons ou d’autres parties sensibles, mais y avait vu la marque d’esprits dérangés.
— Des fois, dit Bambi, ils veulent que j’utilise ça.
— Ah ?
— Sur eux, précisa-t-elle.
En imaginant le contact de l’aiguillon sur ses organes sexuels, Max sentit ses muscles se contracter et son ventre se nouer. Il continua d’examiner les étagères, de plus en plus horrifié. Des pinces. Des clous pointus. Des engins de torture semblant tout droit sortis du Moyen Âge. La nausée s’empara de lui.
La Chambre des Délices ? Plutôt le musée des horreurs.
— Tu veux quoi, Max ?
— Je veux t’attacher.
— Tu veux utiliser… le mur rouge ?
— Non.
Le soulagement de la fille était palpable. Comme elle commençait à se déshabiller, Max l’arrêta.
— Allonge-toi sur le lit, dit-il en essayant de prendre un ton lascif.
Bambi le regarda bizarrement, mais obtempéra. Max était un expert dans l’art de faire des nœuds et de ligoter les gens. Il lui lia les bras et les jambes de trois manières différentes, afin de l’immobiliser sans entamer la chair. Il n’avait aucune raison de la faire souffrir.
— Ouvre la bouche, dit-il.
La jeune prostituée obéit, et sembla surprise quand il lui fourra un chiffon entre les dents, qu’il maintint par une autre corde pour la bâillonner.
— Tu peux respirer ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
Il aurait voulu la quitter avec quelques mots gentils, mais il savait qu’ils sonneraient creux. En définitive, il se pencha et lui embrassa délicatement le front.
— Adieu.
Elle le suivit des yeux tandis qu’il se dirigeait vers la porte et l’entrebâillait. Le couloir était désert. Sans bruit, il se dirigea vers la pièce où, d’après Frank Reed, Michael était détenu. Il saisit la poignée, poussa fort et la serrure céda.
George appuya le combiné contre son oreille.
— Dans ce cas, je vais aller tuer Michael Silverman sur-le-champ, dit-il.
— Attendez ! s’écria la voix. Je vous paie pour détruire l’entrepôt de Bangkok et…
— Et je vais le faire, répondit George, mais d’abord Silverman doit mourir. Il ne sert plus à rien et je ne peux pas le relâcher. Il en sait trop.
— Eh, une seconde ! J’avais été clair…
George raccrocha. Le sampan oscillait sur les eaux tranquilles de la Chao Phraya, mais il n’en goûtait, pas les effets apaisants. Pour la première fois depuis les meurtres du Poignardeur de gays, il était inquiet. Son employeur paniquait et, pire, lui cachait des choses. Lui demander de tout arrêter, de détruire l’entrepôt de la clinique et de relâcher Michael Silverman ? Ça n’avait pas de sens, sauf si…
… s’il y avait eu un très sérieux problème.
Avait-il commis une erreur, lui, George Camron ?
Impossible.
— Merci, Surakarn. J’apprécie votre aide.
— Je vous en prie, mon ami.
George prit congé et débarqua sur la terre ferme. Face à lui, la silhouette du Grand Palais se dressait dans son silence monumental. George se dirigea vers les tuk-tuk.
— Je vous emmène, monsieur ? demanda un chauffeur chauve.
George s’avança vers lui, puis changea brusquement de direction. Autant en finir tout de suite. Il parcourut une centaine de mètres au pas de course, héla un taxi et grimpa à l’arrière.
— Patpong, dit-il au chauffeur qui démarra.
Le conducteur de tuk-tuk chauve décrocha une radio.
— Colonel ? George Camron vient de monter dans un taxi. Il sera là-bas dans quelques minutes.
Le colonel reposa le récepteur et attendit le signal de Bernstein.
Michael leva un regard voilé.
— Max ?
Max lui fit signe de rester immobile et silencieux, pendant qu’il fouillait la pièce des yeux.
— Camron a-t-il parlé d’explosif ? demanda-t-il.
Michael répondit d’une voix faible, presque inaudible.
— Derrière toi. Au plafond.
Max se retourna, leva la tête et aperçut les bâtons de dynamite.
— Merde !
Il ouvrit et referma le store à l’intention du colonel.
— Il faut te sortir de là.
Michael tenta de concentrer son regard sur Max, mais ses yeux ne lui obéissaient plus. La sueur lui collait les cheveux au front. Sa lèvre inférieure tremblait comme s’il avait la fièvre.
— Tout va bien, Michael. On sera bientôt à la maison.
Max grimpa sur la chaise pour examiner les explosifs, puis redescendit. De l’intérieur de sa botte, il sortit une scie à longues dents et, agenouillé devant Michael, commença à scier la chaîne qui lui entravait la cheville. Le métal était épais, rendant la progression péniblement lente. Il faisait encore plus chaud que dans un sauna. Max avait du mal à respirer.
— Tu es resté ici tout le temps ?
Michael hocha la tête.
Pendant que Max poursuivait sa tâche fastidieuse, au rez-de-chaussée, George Camron entra au Eager Beaver.
Le colonel T vit deux choses presque simultanément : le signal de l’inspecteur Bernstein, lui indiquant que l’endroit était bel et bien piégé à l’explosif, et George Camron qui payait sa course en taxi.
— On l’arrête, colonel ?
— Vous avez vu le signal de l’inspecteur. C’est trop risqué.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— Ce qu’on fait ? répéta le colonel.
— Nous attendons vos ordres.
Mais le colonel savait qu’il n’y avait rien à faire. S’ils essayaient de l’arrêter, George Camron risquait de faire sauter tout le bâtiment. L’inspecteur Bernstein devait se débrouiller seul. Le colonel et ses hommes ne purent donc que regarder, impuissants, le tueur à gages pénétrer dans le bar.
Michael n’avait jamais connu un tel état d’épuisement. C’était comme si on lui avait siphonné toute son énergie, ne laissant qu’une carcasse vide. Ses membres étaient pareils à des blocs de plomb, impossibles à bouger. La douleur dans son nez cassé avait fait place à une sensation d’engourdissement presque aussi désagréable.
Pour toute nourriture, son ravisseur ne lui avait donné qu’un morceau de pain par jour. Il avait eu droit à un peu d’eau ; juste de quoi éviter la déshydratation. Le plafond lui paraissait plus bas, les murs plus rapprochés. Le délire avait commencé à s’installer. Michael avait envie de hurler.
Puis Max avait ouvert la porte.
Au début, Michael avait cru à une hallucination. Encore maintenant, la pièce lui paraissait irréelle. Des sons étranges semblaient venir de l’intérieur même de sa tête – le bruit de la scie qui attaquait le métal, le tic tic tic de la bombe, alors même qu’il ne s’agissait pas d’une bombe à retardement. Tic tic tic.
Boum !
— Max ?
— J’y suis presque, Michael. Tiens bon.
— Sara ?
— Elle va bien.
— Notre enfant ?
— Bien à l’abri dans son ventre. Tu la retrouveras bientôt.
Une fois encore, Michael essaya de se concentrer sur le visage de Max. Visage émacié. Long nez. Rasé de frais.
— Et ta moustache ?
— Je l’ai rasée. Ça y est presque, Michael… C’est bon !
La chaîne se rompit.
— Tu peux marcher ? demanda Max.
— Bien sûr.
Michael réussit à se mettre à genoux avant que sa tête commence à tourner, comme un avion qui pique du nez.
— Appuie-toi sur mon épaule, l’enjoignit Max. On doit se dépêcher.
Avec l’aide de Max, Michael parvint à se lever. Ses jambes flageolaient, mais il réussit à faire un pas.
— C’est bien. On sera bientôt chez nous.
Max fit un pas supplémentaire et s’arrêta brusquement en sentant le contact froid du métal dans son cou.
Avant qu’il ait pu faire le moindre mouvement, un biceps géant lui entourait le front et pressait son crâne contre un torse dur comme du béton. Max était immobilisé, la pointe d’un couteau sur sa gorge.
— Salut, les garçons, dit George. Comment ça se passe ?