3
HARVEY RIKER ALLA SE CHERCHER UN AUTRE MARTINI. Le troisième. Ou peut-être le quatrième. Il ne savait plus. Bien qu’il ne soit pas un gros buveur, il s’était surpris, ces derniers temps, à considérer la bouteille avec un nouveau respect et à la couver d’un regard de désir. Il s’était passé tellement de choses au cours des semaines écoulées. Pourquoi maintenant ? Alors qu’ils étaient sur le point de bloquer, voire de détruire le virus du sida ?
Il tendit son verre au barman.
— Un autre, dit-il simplement.
Le barman hésita avant de prendre le verre.
— Le dernier, d’accord ?
Harvey hocha la tête. Ce type avait raison. Trop, c’est trop. Il se retourna vers la foule. Michael était toujours en train de parler à Cassandra. Cette fille, c’était de la braise. N’importe quel homme s’y brûlerait en approchant de trop près.
Rappelle-toi quel âge elle a, Harvey. Sûrement celui d’être ta fille.
Il haussa les épaules. Il n’y avait pas de mal à fantasmer un peu.
Mais son esprit revint très vite à l’autre sujet. Le sujet. Il parcourut la pièce de ses yeux injectés de sang, mais Sara ne se montrait toujours pas.
— Bonsoir, docteur Riker.
Harvey se tourna vers la voix familière.
— Bonsoir, Bradley. Comment ça va ?
Bradley Jenkins, le fils du sénateur, sourit.
— Beaucoup mieux, merci.
— Des problèmes ?
Bradley secoua la tête.
— Je me sens parfaitement bien. C’est presque un miracle… Mais je ne sais pas combien de temps ça durera.
Harvey contempla le jeune homme à la voix douce. Sara le lui avait présenté de nombreuses années plus tôt, bien avant que Bradley ne devienne son patient ou même qu’il se soit découvert atteint du sida.
— Nous non plus, Bradley, dit-il d’un ton sérieux. L’important, c’est de poursuivre le traitement. L’interrompre au milieu risquerait d’être plus dangereux que la maladie elle-même.
— Je serais fou d’arrêter.
— Quand a lieu votre prochaine visite ?
Bradley n’eut pas le temps de répondre parce que son père s’interposa entre eux.
— Plus un mot, murmura le sénateur Jenkins à Harvey d’un ton venimeux. Suivez-moi.
Harvey obtempéra et parcourut le long couloir en laissant un ou deux mètres entre eux. Le sénateur Jenkins s’arrêta devant la dernière porte, l’ouvrit, lança un regard derrière lui pour s’assurer que personne ne regardait, puis fit signe à Harvey d’entrer. Il referma derrière eux.
Ils venaient de pénétrer dans le bureau du Dr Lowell, une pièce gigantesque, garnie du sol au plafond d’épais livres reliés de cuir. Une passerelle en hauteur ceinturait l’espace, tandis qu’une échelle coulissante permettait d’aller chercher les volumes les plus inaccessibles. Les étagères, le parquet et le mobilier étaient en chêne sombre.
Le sénateur Jenkins se mit à faire les cent pas.
— Vous pourriez tout de même éviter de parler à mon fils en public.
— Nous discutions simplement, répliqua Harvey. C’est ce que les gens font, en général, dans ce genre de soirée.
— Savez-vous ce qui arriverait si les gens découvraient la vérité à propos de Bradley ?
— La paix au Moyen-Orient ?
— Ne jouez pas au plus fin avec moi, Riker.
— L’apocalypse nucléaire ? La fin de la série des Vendredi 13 ?
— Je vous dois beaucoup, docteur Riker, mais ne poussez pas le bouchon trop loin.
— Vous ne me devez rien, répondit Harvey d’un ton sec.
— Vous avez sauvé la vie de mon fils.
— On n’en est pas sûrs. Seul l’avenir nous le dira.
— Quand même, c’est encourageant. Et je vous en suis reconnaissant.
— Merci.
— J’ai aussi appris, pour la mort de votre associé. Toutes mes condoléances.
— Voudriez-vous faire une donation publique pour son œuvre caritative préférée ?
Le sénateur eut un rire dénué d’humour.
— Non.
— Ou alors, vous pourriez inciter le Sénat à voter des crédits supplémentaires pour nous.
— Vous savez que c’est impossible. Les médias et mes opposants me tailleraient en pièces.
— Parce que vous aideriez à guérir une maladie mortelle ?
— Parce que je dépenserais l’argent du contribuable pour aider un groupe de pédés dévoyés.
— Comme votre fils ?
Le sénateur baissa la tête.
— C’est un coup bas, Riker. Très bas. Si on apprenait que Bradley est…
Il s’interrompit.
— Gay ? termina Harvey à sa place. C’est le mot que vous cherchez ? En tout cas, ce ne sera pas par moi.
— Dans ce cas, je ferai mon possible pour aider la clinique – discrètement, bien sûr.
Le sénateur Jenkins resta silencieux un instant, pensif, avant de reprendre :
— De plus, il y a d’autres moyens de lever des fonds sans que j’intervienne.
— Comme quoi ?
— Rendre vos résultats publics.
— C’est encore trop tôt.
— Ce n’est jamais assez tôt, répliqua Jenkins. Vous ne pensez pas qu’à Washington il y a des rumeurs concernant vos succès ? Comment croyez-vous que j’aie été au courant ? Il vous suffit de montrer certains de vos sujets d’étude. Pourquoi pas le jeune Krutzer ou Paul Leander ?
Harvey faillit presque sourire.
— Ou Bradley ? Le fils d’un sénateur nous vaudrait sûrement plus d’attention que deux homosexuels inconnus.
— Vous n’avez pas le droit de vous servir de lui !
— Même si ça permettait de sauver davantage de vies − ou votre fils est-il le seul homosexuel qui mérite de l’être ?
— Je vous interdis d’utiliser Bradley, Riker. Vous comprenez ?
— Je comprends, sénateur. Je comprends qu’il y a des choses plus importantes que des vies humaines – les campagnes de réélection, par exemple.
Le sénateur fit un pas vers lui. C’était un homme imposant, qui dominait de toute sa taille le petit docteur.
— Je commence à me lasser de vos leçons de morale, docteur Riker. Vous n’êtes plus sur votre terrain, là, et j’ai vu des hommes détruits par de plus petites erreurs.
— Vous me menacez ?
— Non, je vous mets en garde. Quelqu’un risquerait de vous piétiner si vous deveniez trop gênant.
Harvey soutint le regard noir du sénateur.
— Si ma clinique coule, un certain sénateur d’Arkansas aux idées rétrogrades et à l’esprit obtus boira la tasse avec moi.
Le sénateur Jenkins secoua la tête.
— Vous êtes complètement aveugle, Riker. Vous ne vous rendez même pas compte de ce qui est en jeu ici.
— Alors, dites-le-moi.
— Votre cause a plus que son lot d’ennemis. De nombreuses personnes aimeraient mettre un coup d’arrêt à vos recherches. Des personnes puissantes.
— Comme vous ?
Jenkins fit un pas en arrière.
— Moi, je veux juste sauver la vie de mon fils, dit-il doucement. Mais il y a des gens influents qui veulent faire fermer la clinique… pour de bon.
— J’en suis conscient. Je peux gérer ça.
Le sénateur Jenkins alla à la porte et l’ouvrit.
— Non, dit-il. Je ne crois pas que vous en soyez capable.
Sara observa Michael et Cassandra. La main serrée sur sa canne, elle luttait contre le désir d’aller frapper sa sœur avec. Elle ferma les yeux un instant. En réagissant à la provocation, elle ferait son jeu. Néanmoins, la rage et la jalousie lui mettaient le feu aux joues.
Dieu sait qu’elle devrait en avoir l’habitude.
Elle s’avançait résolument vers eux quand quelqu’un se plaça sur son chemin.
— Bonsoir, mademoiselle Lowell.
Sara leva les yeux, surprise.
— Révérend Sanders ?
— S’il vous plaît, dit le pasteur, son célèbre sourire plaqué sur le visage, pourriez-vous m’accorder une minute ?
Il l’escorta vers le couloir vide, hors de vue de la foule.
— Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, commença Sara.
Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous foutez là ?
— La Sainte Croisade est un important contributeur de la fondation de votre père, expliqua-t-il. Il ne pouvait donc faire autrement que d’inviter un représentant de notre mouvement. Et comme j’ai toujours voulu rencontrer le prestigieux Dr Lowell, j’ai décidé d’être ce représentant.
— Je vois.
— Eh oui, mademoiselle Lowell, en dépit de votre entreprise de démolition de la Sainte Croisade et de ce en quoi nous avons foi, nous, les croyants…
— Je n’ai pas évoqué la foi dans mon reportage, le coupa Sara. Je n’ai parlé que de finances et d’impôts.
Sanders sourit.
— Vous vous croyez très maligne, n’est-ce pas, mademoiselle Lowell ? Vous vous imaginez vraiment que votre petit reportage peut faire du tort à mon ministère ? Vous êtes une idiote. En essayant de me détruire, vous avez obtenu l’effet inverse.
Sara s’appuya sur sa canne.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez, mais si vous voulez bien m’excuser…
Elle s’apprêtait à repartir vers la grande salle, mais Sanders la retint fermement par le coude.
— L’argent afflue depuis que nous sommes passés à l’écran, mademoiselle Lowell. Mon numéro vert sonne sans discontinuer. La publicité gratuite faite par l’émission…
— Lâchez-moi ou vous allez le regretter.
Il resserra sa prise.
— Vos attaques contre moi ont mobilisé mes supporters. Les justes ont perçu la menace et ils volent à mon secours…
— Il y a un problème, par ici ?
Sanders lâcha Sara et fit volte-face.
— Ciel, mais c’est Michael Silverman ! La star du basket ! Je suis un de vos grands fans ! C’est un plaisir de vous rencontrer, dit-il, la main tendue, le sourire étincelant.
Les yeux de Michael brillaient d’une rage contenue. Sara fit un pas vers lui et lui caressa l’épaule. Il avait les muscles crispés. Comme il continuait d’ignorer la main tendue du révérend, celui-ci finit par la retirer, le sourire vacillant à peine.
— Oui, eh bien, ça m’a fait plaisir de discuter avec vous, balbutia-t-il, mais il faut vraiment que je retourne à la soirée.
— Ah vraiment ? contra Michael.
Sanders s’était mis à transpirer abondamment.
— On se reverra plus tard au cours de la fête, dit-il. Bonsoir, miss Lowell !
Puis, s’adressant à Michael :
— Au fait, monsieur Silverman, la Sainte Croisade soutient Israël. Je tenais à vous le dire.
Michael regarda Sanders s’éloigner dans le couloir.
— Autorisation de lui défoncer la tête ?
— Autorisation refusée… pour l’instant.
— Tu ne me laisses plus jamais m’amuser, dit Michael en commençant à se détendre.
— Désolée.
— Et c’est un grand soutien d’Israël. C’est chouette, non, chérie ? Je parie que certains de ses meilleurs amis sont juifs.
Sara acquiesça.
— Il songe sûrement à se convertir.
— Je me chargerai de la circoncision.
Michael serra fort sa femme dans ses bras.
— Ça va ?
— Ça va.
Elle retira ses lunettes et les essuya avec le mouchoir de Michael.
— Alors, qu’as-tu fait ce soir, mon valeureux héros ?
Michael haussa les épaules.
— Oh, la routine : sauver des enfants des flammes, combattre le crime dans les rues, me faire peloter par ta sœur.
Sara éclata de rire.
— Cassandra est parfois un tantinet agressive.
— Un tantinet – un peu comme Napoléon. Tu n’es pas fâchée, n’est-ce pas ?
— Moi ? Jamais. J’ai ressenti, cependant, un fort désir de lui taper sur la tête avec ma canne.
— Je reconnais bien là ma petite femme.
— Et tu l’as combattue vaillamment, je suppose.
Il porta le poing à sa poitrine.
— Ma vertu est intacte.
— Bien.
— Au fait, tu étais super, ce soir…
Elle arqua un sourcil.
— … je parle de l’émission. Pas étonnant que Sanders ait été furieux. Tu l’as réduit en pièces.
— Mais il a sans doute raison, Michael : tout ce que le reportage va réussir à faire, c’est galvaniser ses partisans et lui en gagner de nouveaux.
— À court terme, peut-être. Mais même les imbéciles finissent par changer d’avis.
— Ce ne sont pas des imbéciles. Un peu crédules, peut-être…
— Comme tu voudras, dit-il en lui prenant la main. Prête à affronter ton public d’admirateurs ?
— Pas vraiment.
— Bien. Alors, suis-moi, mon petit chaton.
— Où ça ?
— Un peu plus tôt dans la soirée, tu m’as dit que je pourrais profiter de toi…
— Ah bon ? Je ne m’en souviens pas.
— C’était juste après que tu m’as eu qualifié de bombe sexuelle.
— Ah, dit-elle en se dirigeant vers l’escalier. Maintenant, ça me revient.
— Sénateur Jenkins !
Stephen Jenkins se retourna, son sourire de campagne électorale vissé à son visage empâté.
— Bonsoir, révérend. Quel plaisir de vous voir !
Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main. Le sénateur n’ignorait pas que Sanders comptait parmi les personnages les plus influents du Sud. Au cours de la décennie, la droite religieuse avait été déterminante dans sa réélection, et le révérend Sanders n’avait pas son pareil pour orienter le vote de ses ouailles. Quand il était de votre côté, il vous portait aux nues comme si vous étiez le descendant des prophètes. Mais s’il était contre vous, gare ! Même Satan était alors mieux traité dans ses sermons. Une chance pour Jenkins, le révérend l’avait soutenu. Sans cette base électorale au dernier scrutin, le sénateur aurait pu se faire battre par ce gauchiste arriviste que les démocrates avaient présenté contre lui.
— Merci, Stephen. Sacrée réception, n’est-ce pas ?
— Oh, oui.
Sans avoir à échanger un signe ou un regard de connivence, les deux hommes descendirent de concert le couloir pour se mettre à l’abri des oreilles et des regards indiscrets. Leurs sourires s’évanouirent aussitôt. Ernest Sanders se pencha vers Jenkins, le visage rouge et l’expression résolue.
— Je ne suis pas très content de la liste des invités à ce gala, attaqua-t-il.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’est-ce que le Dr Harvey Riker vient faire ici ?
— C’est un proche de la fille de John.
— Ce n’est pas bon, ça, Jenkins. Le fait qu’il soit là… contribue à lui donner une certaine crédibilité, vous ne croyez pas ?
Le sénateur acquiesça, même s’il n’était pas d’accord. Il savait aussi que son vieil ami John Lowell était beaucoup plus contrarié par la présence de Sanders que par celle de Riker. John avait clairement affirmé qu’il ne voulait rien avoir à faire avec le télévangéliste, du moins publiquement.
— Il s’est passé beaucoup de choses dernièrement, poursuivit Sanders. Nous devons nous préparer. Je propose que nous nous rencontrions tous la semaine prochaine.
— Où ?
— À Bethesda.
Le sénateur hocha la tête.
— Vous restez longtemps en ville, révérend ?
— Non. Je repars demain après-midi. Je suis seulement venu pour l’interview et pour… comment dire ? Maintenir la cohésion de notre sainte coalition.
Jenkins sentit un froid lui parcourir le dos.
— Je ne comprends pas.
Sanders le regarda dans les yeux.
— Ne vous faites pas de souci, Stephen, dit-il. Je m’occupe de tout.
Bien plus tard, Harvey Riker repéra Sara près du bar. Enfin, une occasion de lui parler seul à seule. Pendant le dernier quart d’heure, il avait vu Sara et Bradley Jenkins plongés dans ce qui avait tout l’air d’une conversation sérieuse. Ils venaient d’être interrompus par le père de Bradley, qui avait éloigné son fils. Rien de surprenant à cela. Harvey savait que Bradley se confiait à Sara. Le sénateur Jenkins devait le savoir aussi.
Appuyée sur sa canne, Sara sirotait son verre quand Harvey l’approcha.
— Ah, te voici, dit-il. Je te cherche depuis le début de la soirée. Félicitations pour l’émission.
Elle l’embrassa sur la joue.
— Merci, Harvey. Et toi, comment ça va ?
— Bien.
— Et la clinique ?
Harvey haussa les épaules.
— Ça va.
— Michael a eu le temps de te parler ?
— De quoi ?
— De son ventre.
— Non. Qu’est-ce qu’il a ?
— Je vais le tuer !
— Qu’est-ce qu’il a au ventre ?
— Il a des douleurs épouvantables depuis plusieurs semaines.
— Je comprends mieux pourquoi il a passé la soirée à grimacer.
— Je n’y crois pas ! continua Sara. Il m’avait promis de t’en parler.
— Ne lui en veux pas, Sara. Je n’ai pas été d’une humeur très disponible, ce soir. Il a sûrement pensé que ce n’était pas le moment.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je dois te parler d’une chose importante.
Malgré le serment qu’il s’était fait un peu plus tôt, Harvey avait largement dépassé son quatrième Martini. Il en prit une nouvelle rasade, jouissant de sentir l’alcool tourner dans sa bouche, avant de l’avaler. S’il avait auparavant ressenti une certaine ivresse, son esprit lui parut soudain clair et alerte.
— Ça concerne la clinique, commença-t-il, pesant soigneusement chaque mot. Et aussi, je crois, la mort de Bruce.
Il s’interrompit, puis fit un geste de la main.
— Allons marcher.
Ils franchirent les portes-fenêtres et sortirent dans le jardin. De nombreux invités avaient quitté la salle de bal bondée pour envahir les pelouses. Tous deux passèrent en silence devant la piscine, le pool house et le court de tennis. Sara entraîna Harvey vers l’écurie et ouvrit la porte, libérant une odeur de foin et de cheval. Ils entrèrent.
— C’est une très belle propriété, dit Harvey.
— C’est vrai.
Il flatta le chanfrein d’un gros cheval gris.
— Tu montes souvent ?
— Non, c’est Cassandra, la cavalière de la famille. Quand j’étais petite, les médecins n’aimaient pas l’idée de me voir sur un cheval, donc je ne m’y suis jamais vraiment mise… Bon, et si tu me disais ce qui se passe ?
— Tu vas me prendre pour un fou.
— Rien de nouveau là-dedans.
Harvey s’esclaffa puis examina l’écurie pour s’assurer qu’ils étaient seuls.
— Comme tu le sais, Bruce et moi dirigeons cette clinique depuis maintenant trois ans, en faisant notre possible pour garder secrets tous les résultats et éviter la presse à tout prix.
— Je sais, commenta Sara, même si je n’ai jamais compris pourquoi. D’habitude, les cliniques et les médecins se battent pour obtenir l’attention des médias.
— En général, oui. Quant à moi, je ne suis jamais opposé à voir mon visage souriant sur le petit écran. Mais là, l’enjeu est différent, et il est de taille. D’abord, notre traitement est encore en phase expérimentale. Une simple rumeur de succès susciterait des espoirs qui ne pourraient sans doute pas être satisfaits. Ensuite, nous ne travaillons qu’avec quarante patients, dont la plupart ne veulent pas que leur dossier soit rendu public, pour des raisons évidentes. Le sida reste la maladie honteuse de notre société, qui génère les pires préjugés et discriminations. Mais plusieurs faits récents ont changé la donne.
— Lesquels ?
— L’argent, d’abord. On en manque, alors qu’on en a un besoin crucial. Si l’opinion publique ne fait pas pression sur le gouvernement pour augmenter notre dotation et si on ne reçoit pas de dons extérieurs, la clinique ne survivra pas longtemps…
Il s’interrompit un instant, avant de reprendre :
— Et il y a aussi autre chose. Mais tu dois promettre de garder ça pour toi.
— Vas-y.
— Jure-le.
Elle le regarda, décontenancée.
— Je te le jure.
Il poussa un profond soupir.
— Tu as peut-être entendu des rumeurs, Sara. On a beau tout faire pour rester discrets, il y a des fuites. Ça a commencé avec le succès du traitement sur le virus isolé en laboratoire. Ensuite, on l’a testé sur des souris. Au bout d’un certain temps, le VIH a été détruit dans presque tous les cas. Même chose quand on a expérimenté sur des singes.
Sara en resta bouche bée. Elle avait effectivement entendu des bruits, mais n’y avait pas prêté foi, songeant que c’était trop beau pour être vrai.
— Tu veux dire…
Il hocha la tête.
— On a trouvé un remède contre le virus du sida, ou au moins un traitement très puissant.
— Mon Dieu.
— On n’a pas cent pour cent de réussite, s’empressa-t-il d’ajouter, et ce n’est sûrement pas un médicament miracle. Il s’agit d’un protocole long et douloureux, mais dans un certain nombre de cas nous avons obtenu un grand succès.
— Mais pourquoi tenez-vous à garder ça secret ?
Il sortit un mouchoir de sa poche et essuya la sueur sur son visage. Jamais Sara n’avait vu Harvey si tendu.
— Bonne question, répondit-il. Le virus de l’immunodéficience humaine, autrement dit le VIH, est retors. On a eu beaucoup de mal à savoir si on avait réussi à bloquer son évolution, ou s’il s’était simplement mis en sommeil. Le VIH se transforme en permanence, il mute et se dissimule parfois dans les cellules. On n’avait aucune idée des véritables effets à long terme de ce qu’on faisait. Imagine, Sara, qu’on ait affirmé avoir trouvé un remède contre le sida pour découvrir plus tard que c’était faux.
— Ç’aurait été catastrophique.
— Pour le moins. En plus, on doit se battre avec le ministère de la Santé.
— Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?
— Tout. C’est une bureaucratie gigantesque, et les bureaucrates ont le don de ralentir les choses. Pas seulement le ministère de la Santé – mais tous les organismes qui dépendent de lui : la Food and Drug Administration, les Centers for Disease Control, le National Institutes of Health.
— Des bureaucrates au-dessus de bureaucrates.
— Exactement. C’est la raison pour laquelle nous gardons nos archives et nos données sensibles à l’étranger, là où les fonctionnaires du ministère ne peuvent s’en mêler quand ils n’ont rien de mieux à faire.
— Je ne te suis plus.
— Tu sais que j’ai servi comme médecin militaire au Vietnam ?
Elle acquiesça.
— J’ai passé beaucoup de temps en Asie du Sud-Est. Ce sont des cultures paisibles. Mystérieuses. Là-bas, personne ne se mêle des affaires des autres. Bruce et moi avons décidé de conserver tous nos tests de labo – les prélèvements de tissus, les échantillons de sang, ce genre de choses – à Bangkok, là où ils ne sont guère accessibles.
— Pour échapper à la bureaucratie ?
— Exact. Je ne remets pas en cause l’utilité de ces organismes. Mais il n’empêche que la FDA, par exemple, a l’habitude de tester des médicaments pendant des années pour s’assurer qu’ils sont sans danger. Tu as certainement lu des articles à propos de tous les médicaments expérimentaux qu’elle interdit aux malades du sida de prendre.
— Ça n’a pas grand sens, en effet.
— C’est une question complexe, mais je suis d’accord avec toi. Puisque le sida est une maladie mortelle, qu’est-ce que ça coûte d’expérimenter des remèdes avec des patients qui sont de toute façon condamnés ? Ce que nous avons voulu faire, à la clinique, c’est fournir à la FDA des preuves suffisamment probantes pour éviter des délais inutiles. En même temps, nous pouvions tester notre composé à l’abri du déchaînement médiatique que nos résultats auraient provoqué.
Sara réfléchit un instant.
— Mais ne pouviez-vous pas montrer en secret vos résultats aux autorités ? On vous aurait sûrement alloué davantage de crédits au vu des progrès réalisés.
Harvey sourit.
— Tu oublies que les décideurs sont des hommes politiques. Tu les imagines capables de taire une affaire comme ça ? Impossible, Sara. Ils auraient tenté de l’utiliser pour récolter des voix.
— Tu n’as pas tort.
— Et encore autre chose : tous ces messieurs ne sont pas favorables à notre programme de recherche. Ton père, pour commencer.
— Les critiques de mon père à l’encontre de la clinique sont d’un autre ordre, rétorqua-t-elle, sur la défensive. S’il savait que vous aviez découvert un remède…
— J’ai peut-être parlé un peu vite. Ton père est un médecin dévoué, et je ne remettrai jamais en question son engagement pour lutter contre la douleur humaine. Je ne suis pas d’accord avec sa position sur le sida, mais c’est une divergence d’opinion, pas d’idéologie. Certains autres, en revanche – des types comme ce salaud de Sanders et ses adeptes lobotomisés −, sont prêts à tout pour stopper notre recherche.
— Et qu’est-ce que tout ça a à voir avec la mort de Bruce ? Si vous étiez si près du but, pourquoi s’est-il suicidé ?
Harvey baissa la tête, fixant ses chaussures de ses yeux fatigués.
— C’est bien là le problème.
— C’est-à-dire ?
Il joua avec la paille dans son verre.
— Si je voulais te prouver que nous avions vraiment découvert un traitement contre le sida, que pourrais-je te montrer pour te convaincre ?
— Des exemples de guérison.
— Précisément. L’essentiel de notre recherche repose sur nos patients. Le problème, c’est que deux patients participant à nos essais cliniques et déclarés guéris sont morts.
— À cause du sida ?
Il secoua la tête.
— Assassinés.
Le mot frappa Sara comme une gifle.
— Tous deux ont été poignardés à mort à quinze jours d’intervalle.
— Je n’ai rien lu là-dessus.
— Les meurtres d’homosexuels font rarement les gros titres.
— Tu en as parlé à la police ?
— Oui. Ils ont estimé que c’était une coïncidence intéressante, rien de plus. Et ils ont souligné d’autres similitudes entre les deux hommes – tous deux gays, vivant à Greenwich Village, bruns, etc.
— Ils ont peut-être raison. Il s’agit peut-être simplement d’une coïncidence.
— Je sais. J’y ai pensé, mais…
— Mais ?
— Mais Bruce est mort.
— Et tu crois que son suicide a un lien avec tout ça ?
Il poussa un profond soupir, avant de répondre :
— Je ne crois pas que Bruce se soit suicidé. Je crois qu’il a été assassiné.
Sara sentit sa bouche s’assécher.
— Mais comment est-ce possible ? On n’a pas retrouvé une lettre d’adieu ?
— Si.
— Écrite de sa main ?
— Oui.
— Alors, comment…
— Je ne sais pas exactement. Ça pourrait être une sorte de mise en scène.
Le visage de Sara reflétait sa stupéfaction.
— Tu dis que quelqu’un aurait poussé Bruce par la fenêtre ?
— Je dis que ça vaut la peine de se poser la question. Bruce était censé être en vacances à Cancun. Qui rentrerait plus tôt de vacances pour se suicider ? Et il y a autre chose.
— Quoi ?
— Quelques minutes avant sa mort, il m’a appelé. Il avait l’air paniqué. Il m’a dit qu’il devait absolument me parler en privé de quelque chose d’important. Je suis sûr que ça concernait les meurtres. On était en ligne depuis moins de deux minutes quand il a raccroché brusquement.
— Il t’a dit où il était ?
— Non.
Sara réfléchit une seconde.
— As-tu d’autres cas cliniques que tu pourrais présenter en dehors des deux hommes assassinés ?
— Oui, au moins quatre autres. Je sais que tout ça a l’air dingue, Sara, et je sais aussi qu’il y a plein d’explications plus rationnelles. Un tueur d’homosexuels, rôdant autour de la clinique, aurait pu suivre Whitherson et Trian, les deux victimes, et les tuer. Ça pourrait même être l’œuvre d’un autre patient ou d’un membre de notre personnel. Mais c’est tellement énorme, tellement important ! Si – et je reconnais que c’est un grand si − quelqu’un les a assassinés à cause de leur lien avec la clinique et que ce quelqu’un s’en prenait à d’autres, ça retarderait l’établissement de la preuve que le traitement marche. Ce retard pourrait coûter des milliers, peut-être des centaines de milliers de vies.
— Je comprends, dit Sara, mais pourquoi tu m’en parles à moi ?
Un sourire apparut sur le visage las d’Harvey.
— Je n’ai pas grand-chose, Sara. Je suis divorcé. Sans enfants. Mon seul frère est mort du sida. Mon père est décédé il y a des années, et ma mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Je travaille sans arrêt et n’ai donc pas beaucoup d’amis.
Il s’interrompit, comme pour rassembler des forces supplémentaires.
— Michael a toujours été comme un fils pour moi. Ce qui fait de toi, eh bien, la meilleure des belles-filles. Que vous le vouliez ou non, Michael et toi êtes ma famille.
— On le veut, dit-elle doucement en lui prenant la main. As-tu parlé de tout ça à quelqu’un d’autre ?
— Je comptais le dire à Michael, mais je voulais t’en parler d’abord. Eric est au courant, bien sûr. Il a été formidable depuis qu’il a rejoint la clinique. Il m’est devenu indispensable.
— Je suis ravie que ça se passe si bien avec lui.
— Oui, enfin, on se demande tous les deux si on n’est pas en train de devenir dingues, avec cette histoire de meurtres. Ou complètement paranos, à voir des complots partout. Le fait de travailler sur une maladie comme celle-ci finit par nous rendre cinglés. Est-ce que tu vas m’aider à y voir plus clair ?
— Bien sûr, répondit-elle. J’ai un ami à la police criminelle, l’inspecteur Max Bernstein. Je vais lui en parler. Mais j’ai une autre proposition à te faire.
— Laquelle ?
Elle hésita.
— Laisse-moi faire un reportage sur la clinique. On le diffusera dans News-Flash. La publicité positive obligera le gouvernement à vous financer.
— Je ne sais pas, Sara. Ça risque de mécontenter Washington.
— Et alors ? Après ça, tu auras toute l’Amérique de ton côté. Les politiciens n’oseront plus vous faire fermer boutique.
Tête baissée, Harvey resta silencieux un moment.
— Harvey ?
— Peux-tu garder notre identité et notre adresse secrètes ? demanda-t-il. Pas de noms de médecins, pas de noms de patients, rien de ce genre ? Je ne veux pas mettre en danger la confidentialité promise aux malades.
— Pas de problème.
Il regarda autour de lui, les yeux embués, craintifs.
— Si tu penses que ça peut marcher…
— Ça doit marcher. Comme tu l’as dit tout à l’heure, il est temps que le monde soit au courant.
— Alors, d’accord.
Il secoua la tête, dans un vain effort pour s’éclaircir les idées, et tenta d’afficher un visage optimiste.
— Bon, changeons de sujet, veux-tu ? Toi, comment ça va ?
— Justement, répondit-elle avec un petit sourire. Moi aussi, j’ai un petit service à te demander.
— Tout ce que tu voudras.
— Tu pourrais me trouver un bon obstétricien ?
— Mon Dieu, Sara, tu es…
Elle haussa les épaules, tentant de contenir son excitation.
— Pour l’instant, j’ai juste du retard.
— La question manque peut-être de sensibilité, mais… et ta carrière ?
— Pas de problème de ce côté-là. Je peux toujours enregistrer les émissions d’ici à l’accouchement, et les chaînes de télé adorent la publicité autour des congés maternité. Rien de tel pour booster les audiences.
— Tu peux aller au Columbia Presbyterian demain matin à dix heures ?
— Oui.
— Parfait. Demande le Dr Carol Simpson. Elle sera prévenue de ta visite.
Puis il ajouta d’une voix plus grave :
— Je sais que Michael et toi essayez depuis un certain temps d’avoir un enfant. Tu le lui as dit ?
Elle fit non de la tête.
— Je préfère attendre le résultat des examens. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs.
— Je te retrouve là-bas ?
— Avec plaisir. Eh, Harvey… ?
— Oui ?
— N’oublie pas de parler à Michael de ses maux de ventre. Il n’en dit rien, mais c’est vraiment un problème.
— Je vais aller le voir tout de suite.
George était assis dans sa voiture, dissimulée derrière un grand bosquet à l’entrée de la propriété du Dr Lowell. Il consulta sa Piaget. Il se faisait tard. La soirée touchait à son terme. De nombreux invités étaient déjà repartis.
Pendant sa surveillance, George avait vu sa victime désignée remonter l’allée dans une limousine étincelante. La pauvre âme se trouvait à présent dans le vaste manoir, à boire du champagne et déguster du foie gras en frayant avec la jet-set, sans savoir que, dans quelques heures, le couteau dans la main de George lui trancherait les artères et mettrait fin à ses jours.
Il examina la lame de son cran d’arrêt. Même dans le noir, elle brillait comme une menace.
Une limousine descendit l’allée et passa devant lui. George reconnut aussitôt la plaque d’immatriculation. Le flot familier d’adrénaline courut dans ses veines.
Il fit démarrer le moteur et prit l’autre en filature.