18

 

 

À BETHESDA, DANS LE MARYLAND, quatre hommes de pouvoir étaient rassemblés dans un luxueux bureau d’un bâtiment élégant et pittoresque, sur le campus du National Institutes of Health. L’un faisait autorité dans le monde religieux, un autre dans la sphère politique, les deux derniers dans l’univers médical.

C’était une belle journée. Le ciel sans nuages était d’un bleu profond ; le gazon, soigneusement tondu, d’un vert éclatant. On se serait cru dans le country club le plus select.

Mais les quatre hommes ne prêtaient aucune attention à leur environnement d’exception.

La discussion s’envenimait. Le ton montait. Les accusations fusaient. À la fin, rien ne fut résolu. Pendant toute l’entrevue, un des hommes n’avait pas élevé la voix, pas pris part au débat. Quoique volubile d’ordinaire, il n’avait pas ouvert la bouche.

Toutefois, il avait écouté. Et pris une décision.

À la fin de la réunion, l’homme s’approcha du Dr John Lowell et lui murmura :

— On doit parler en privé.

— Rentrons d’abord à New York, répondit Lowell.

Max referma la porte du labo.

— Alors, la pêche a été bonne ?

— Magnifique, affirma Winston O’Connor de son accent traînant. Mon vieux, j’ai attrapé une de ces perches ! Elle pesait au moins…

— Bravo. Félicitations. Et maintenant, si vous laissiez tomber votre petit numéro ?

— Je ne comprends pas, inspecteur.

Max se remit à faire les cent pas, avec une vigueur renouvelée.

— Vous voulez bien m’expliquer pourquoi vous êtes allé à Washington, il y a trois jours ?

— Conypent savez-vous… ?

— Contentez-vous de répondre à ma question.

Winston garda son expression décontractée, bien que sa voix trahît une certaine impatience.

— Même si je pense que ça ne vous regarde pas, je me suis arrêté à Washington pour rendre visite à des amis, avant de rentrer chez moi. Satisfait ?

— Chez vous en Alabama ?

— Exact.

— Le cabanon au bord du lac et tout ça.

— Ouais.

— Dites-moi, Winston, où êtes-vous allé précisément, à Washington ?

— Je ne vois pas en quoi c’est important.

— Ça ne l’est pas. Je veux seulement savoir pourquoi vous êtes passé au National Institutes of Health.

Le regard noir de Winston n’eut aucun effet sur Max, qui lui tournait le dos.

— Vous m’avez fait suivre ?

— Oui.

— Eh bien, désolé de vous décevoir, inspecteur, mais il n’y a rien de louche là-dedans. J’ai rendu visite à d’anciens collègues avec qui j’ai travaillé là-bas.

— Intéressant, répondit Max. Et comment se fait-il que ça n’apparaisse pas dans votre CV ?

Max fouilla dans les poches de son manteau, dans celles de son pantalon.

— Bon sang, je l’avais quelque part.

— Inspecteur…

— Ah, le voici.

Max sortit le papier froissé et le déplia.

— On a là votre parcours professionnel depuis vos études jusqu’à aujourd’hui. Quand précisément avez-vous travaillé au NIH ?

— J’ai un ami qui travaille au NIH, ce n’est pas un crime, si ? Je ne voulais pas en parler parce que je savais que…

— Bon, on a deux solutions, le coupa Max, ignorant les explications fluctuantes de Winston. Soit vous me dites ce que je veux savoir. Soit vous continuez votre petit jeu et je vous arrête.

— Pour quel motif ?

— Meurtre au premier degré. Effraction. Agression.

— Vous êtes dingue ! Et qui suis-je censé avoir tué ?

— Riccardo Martino.

— Qui ?

Max sourit.

— Le patient qui a été assassiné à la clinique.

— Je ne connais le nom d’aucun patient, Harvey a dû vous le dire.

— Riccardo Martino a été mentionné dans le reportage de News-Flash diffusé il y a quelques jours.

— Je ne me souviens pas du nom, répliqua O’Connor avec un geste dédaigneux de la main. De toute façon, vous n’avez rien contre moi.

Si O’Connor gardait un air détendu, Max vit l’ombre de la peur traverser son visage.

— En êtes-vous bien sûr, Winston ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Nous avons un témoin prêt à jurer sous serment que vous étiez à la clinique à l’heure de la mort de Martino, alors que vous aviez affirmé être chez vous.

— Allez vous faire foutre.

— Le même témoin vous a vu frapper le Dr Riker à la tête. Nous savons aussi que vous étiez dans le labo en train de consulter les dossiers confidentiels du Dr Riker.

— Vous bluffez, rétorqua O’Connor.

C’était vrai, songea Max, qui remarqua pourtant que la voix d’O’Connor avait perdu de son assurance. Il décida de le pousser dans ses retranchements.

— Autre chose, dit-il. Laissez tomber l’accent du Sud. C’est agaçant.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ?

Max se retourna, les yeux baissés, un crayon entre les dents.

— Personne ne peut avoir un accent aussi prononcé après avoir passé vingt ans à New York. On se croirait dans un film.

À cela, O’Connor ne trouva rien à répondre.

— Nous savons que vous travaillez pour le NIH, reprit Max. Nous supposons que vous avez été formé par la CIA. Et nous savons ce que vous avez fabriqué.

— Vous savez que dalle !

L’accent du Sud avait faibli.

Max sortit le crayon de sa bouche et l’examina.

— Je sais que j’ai le droit de vous traîner au poste, de vous arrêter pour meurtre et de vous enfermer dans une cellule. Et si vous vous imaginez que vos copains de la CIA ou du NIH vont venir vous sauver, vous vous trompez lourdement. Ils préféreront vous laisser croupir plutôt que d’admettre que vous bossez pour eux.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Winston, quoique d’un ton de moins en moins assuré.

— Mais je vous rappelle que vous avez toujours une seconde solution, qui est de me dire ce que je veux savoir.

En échange, je vous promets que notre discussion restera confidentielle. Entre vous et moi seulement. Washington n’en saura rien. Réfléchissez. C’est à vous de décider.

Il y eut un silence pesant, que Max interrompit en sortant ses menottes et une carte en plastique qu’il commença à lire :

— « Vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que… »

— Attendez !

Max leva les yeux.

— Vous avez quelque chose à dire ?

O’Connor se frotta le visage.

— Comment être sûr de pouvoir vous faire confiance ?

— Vous ne pouvez pas. Mais si vous refusez de coopérer, je vous colle le meurtre de Martino sur le dos. Ça, je vous le promets.

Les deux hommes s’affrontèrent du regard pendant un court instant. Winston fut le premier à détourner les yeux.

— Que voulez-vous savoir ?

— Pour qui travaillez-vous ?

— Tout est confidentiel, hein ?

— Je vous l’ai dit. Pour qui travaillez-vous ?

— Je ne sais pas. Je fais partie de la CIA, mais je dépends du ministère de la Santé.

— De qui exactement ?

O’Connor secoua la tête.

— Pas de noms.

— Quelle est votre fonction ?

— Rassembler des informations sur la clinique.

— Quel genre d’infos ?

— Tout et n’importe quoi.

— Et comment vous y prenez-vous ?

— Facile, répondit O’Connor avec un haussement d’épaules. Je fouine. Je fouille dans les dossiers confidentiels.

— C’est ce que vous faisiez la nuit où le Dr Riker vous a surpris ?

Au lieu de répondre, O’Connor sortit une cigarette et la porta à ses lèvres.

— Vous avez du feu ?

— Je ne fume pas. C’est mauvais pour la santé.

— Tandis que mâchouiller des crayons, c’est bon ?

— Étiez-vous à la clinique le soir où Martino a été tué ?

— Je préfère ne pas répondre.

— Donc, c’est oui.

Ayant trouvé une boîte d’allumettes près d’un bec Bunsen, O’Connor alluma sa cigarette et tira profondément dessus, comme si c’était un masque à oxygène.

— Pensez ce que vous voulez, inspecteur. Mais je n’ai tué personne.

— Pourquoi le NIH veut-il toutes ces informations ?

— Je n’aime pas théoriser, inspecteur.

— Essayez tout de même.

Nouvelle bouffée de cigarette.

— J’imagine que le NIH voulait contrôler les progrès de la clinique de manière indépendante. Ils ont beaucoup investi dedans, or Harvey et Bruce ne donnent des infos qu’au compte-gouttes.

Max réfléchit un instant.

— OK, alors dites-moi : pourquoi êtes-vous allé en personne à Washington il y a trois jours ?

— Mon contact avait peur.

— De quoi ?

— Les reportages louangeurs des médias sur la clinique ne lui plaisaient pas.

— Pourquoi ?

— Il voulait savoir ce que préparait Harvey. Ce qu’il allait faire ensuite.

— Que lui avez-vous répondu ?

— La vérité. Je peux forcer des casiers pour accéder à des dossiers confidentiels, mais je ne peux pas lire dans la tête de quelqu’un. Je lui ai déclaré que je n’en avais aucune idée.

— Qu’est-ce que le NIH vous a dit à propos de l’enlèvement de Michael Silverman ?

— Rien. Je n’ai pas eu de relation avec eux depuis mon passage à Washington.

— Votre contact a-t-il mentionné le Poignardeur de gays ?

— Jamais.

— Pensez-vous que vos employeurs soient derrière toute cette affaire ?

Winston sourit, la cigarette aux lèvres.

— Vous me prenez pour un dingue, inspecteur ?

— Combien de fois avez-vous consulté les dossiers confidentiels de la clinique ?

— Une fois par semaine, environ.

— Le jour ou la nuit ?

— Principalement la nuit. Quand je pensais que les lieux étaient déserts.

Max hocha la tête et se mit à arpenter la pièce.

— Sauf que vous ignoriez que Michael Silverman était hospitalisé au deuxième étage, n’est-ce pas ?

— Pardon ?

Max marcha vers lui.

— Quelques heures avant le meurtre de Martino, un nouveau patient a été admis en secret dans la chambre au fond du couloir – Michael Silverman. Forcément, vous avez voulu savoir de qui il s’agissait. Donc, vous êtes allé consulter les dossiers privés d’Harvey ce soir-là.

— Eh, attendez une minute…

— Mais le Dr Riker se trouvait à l’étage, poursuivit Max. Il vous a entendu dans le labo, et vous l’avez frappé.

— Pas si vite !

— Puis vous êtes descendu, avez tué Martino…

— Je n’ai jamais tué personne ! OK, je reconnais que j’étais au labo cette nuit-là. J’ai forcé le meuble de rangement et vu le nom de Silverman. Sachant que le NIH serait intéressé, j’ai essayé d’en apprendre davantage. Harvey m’a surpris et je l’ai frappé derrière la tête. Mais je n’ai pas tué Martino, je vous le jure.

— Vous êtes un expert en arts martiaux.

C’était plus une affirmation qu’une question.

— Oui, et alors ?

— Le coup porté à Sara Lowell l’a été par un spécialiste.

— Eh, oh, tout doux, inspecteur. Je n’ai jamais touché Sara Lowell. Ni son mari, ni Janice, ni ce Martino. La mort de Janice m’a causé un choc. C’était une femme remarquable.

Winston se prit la tête dans les mains.

— Je n’ai jamais fait de mal à personne, je vous le jure. Je tentais juste de rassembler des informations pour une branche du gouvernement qui a parfaitement le droit de savoir ce qui se passe ici. Ce n’est pas un crime.

— Que savez-vous d’autre ?

— Rien. Je le jure.

Max cessa de marcher et regarda O’Connor.

— Vous avez intérêt à ne rien me cacher. Sinon…

Il avait voulu prendre un ton dur, mais sa voix sortit avec un accent plaintif.

— Baise-moi ! Oh, oui, comme ça. Oui. Ohhhh, ohhhhh, je vais jouir…

Tentant d’ignorer les cris des prostituées dans la pièce voisine, Michael s’efforçait de réfléchir aux solutions possibles.

Un, il pouvait essayer de briser la chaîne attachée à sa cheville. Sauf que l’acier était solide et refusait de céder.

Deux, il pouvait hurler à la fenêtre pour appeler à l’aide. Mais si George et ses complices l’entendaient ?

Trois…

Il n’y avait pas de troisième solution. La longueur de la chaîne lui permettait d’approcher de la fenêtre, mais pas de la porte. C’était sûrement fait exprès. La porte, en bois pourri, était maintenue par une serrure qui n’aurait pas résisté à une rafale de vent.

Dans le bar en dessous, la fête battait son plein. La musique résonnait beaucoup plus fort qu’avant, et les pulsations de la basse se répercutaient jusque dans sa poitrine. Il entendait les prostituées et leurs clients aller et venir dans le couloir. Deux portes se refermèrent de chaque côté de la pièce. Puis une femme reprit la même rengaine :

— Baise-moi ! Oh, oui, comme ça. Oui. Ohhh, ohhh, je vais jouir…

La femme cria en feignant l’orgasme. L’homme grogna, sans feindre le sien.

La séance n’avait pas duré plus de quelques minutes. Puis ça recommencerait. La prostituée allait remonter avec un nouveau gars. Il y aurait les mêmes pouffements de rire. Le même « baise-moi », appris par cœur. Le même orgasme mimé. Encore et encore. Les gémissements de plaisir n’en finissaient pas, monotones, sans passion : Michael avait l’impression d’entendre un robot ou une mauvaise actrice de série Z.

Bon, réfléchissons. Harvey m’explique que Raymond Markey veut m’utiliser comme cobaye. Juste après, je me retrouve en Asie, prisonnier d’un psychopathe. Que déduire de tout ça ? Une seule chose : je dois me barrer en vitesse.

Son nez cassé l’élançait. Des crampes lui cisaillaient l’estomac. La cause pouvait en être son hépatite ou la privation de SRI ou… ou autre chose.

Un mal lié au sida.

— Prends-moi ! Oh, oui, comme ça…

Dans cet endroit sordide, même l’air était vicié. Le simple fait de respirer lui donnait la nausée. Les cris ininterrompus des femmes le rendaient fou. Il tenta de les faire taire en se bouchant les oreilles, mais les voix étaient juste derrière sa porte.

— Allez viens, Frankie, ronronna une prostituée à l’accent asiatique très prononcé.

— Je te suis, poupée… Merde, je viens de renverser mon verre.

— Par ici, Frankie. On va dans la chambre. Tawnee va s’occuper de toi, tu verras.

— À moins que ce soit l’inverse, ma poule, répondit l’homme, un Américain à la voix pâteuse.

Michael l’entendit se cogner contre le mur comme une boule de flipper.

— L’argent, en bas, c’est pour le patron. Tu donnes gros pourboire à Tawnee, d’accord ?

— On va en parler dans la chambre.

C’est alors que Michael vit la poignée de la porte tourner.

— Non, Frankie, pas là, dit la fille.

— Bon sang, c’est fermé !

La porte vibra sur ses gonds.

— Pas là, Frankie. C’est marqué pas entrer.

— Rien à foutre de ce qui est marqué. On entre.

— Non, Frankie, insista la fille, d’une voix plus pressante. C’est la chambre du patron, Frankie. Lui furieux. Viens, Frankie !

Mais Frankie donna un grand coup d’épaule et la serrure céda sans difficulté. Michael écarquilla les yeux en voyant le battant s’ouvrir.

— Non, Frankie ! Pas là !

La prostituée écarta Frankie, remit la serrure en place et repoussa la porte en toute hâte. Pendant la seconde où Michael croisa son regard, il lut dans ses yeux un mélange de peur et de sympathie. Puis la porte se referma et il perdit tout espoir.

— Allez, viens, Frankie, dit la fille en essayant d’insuffler un peu d’entrain dans sa voix. On va s’amuser. Tu vas aimer beaucoup.

— J’espère bien, ma poule.

Michael entendit une autre porte s’ouvrir et se refermer.

 

Le sexe de Frankie refusait de réagir.

— Qu’est-ce qu’il y a, Frankie ? demanda la fille. Toi pas aimer Tawnee ?

Frankie baissa les yeux vers la prostituée qui lui léchait consciencieusement les testicules. Et pourtant rien. Bizarre. Les dysfonctionnements sexuels chez Frankie arrivaient généralement plus tard : en une éruption prématurée de ce vieux Vésuve. Côté érection, il n’avait jamais eu de problème.

Super bizarre.

L’alcool n’était pas en cause, même s’il avait bu comme un trou. Non. Frankie n’en était pas à sa première cuite, loin de là. Mais c’était la première fois que Popol restait sans réaction. À ce stade, en général, le gros bonhomme était au garde-à-vous. Ce n’était pas non plus la faute de la fille. C’était une vraie pro, à la langue délicate comme celle d’un chaton près d’une soucoupe de lait.

Mais, d’un seul coup, l’envie lui était passée. Il se sentait triste.

Et pourquoi ?

Parce qu’il était un fan de basket.

— Allonge-toi, Frankie. Relax.

Il obéit, mais il avait l’esprit ailleurs. Deux jours plus tôt, il avait appris l’enlèvement de Michael Silverman dans le Herald Tribune. Super bizarre, ça aussi. Le rapt avait eu lieu dans une clinique spécialisée contre le sida sur la côte Est des Etats-Unis.

Dans ce cas, que fichait Silverman enchaîné au sol dans un bordel thaïlandais ?

Simple, Frankie. Tu es ivre. Pété. Complètement cuit. Tu as tout imaginé. Combien de temps la porte est-elle restée ouverte ? Deux secondes ? Tu as à peine vu le type à l’intérieur.

Très juste. Sauf que Frankie n’avait jamais d’hallucinations. Boire le détendait. Boire lui faisait du bien. Quand il abusait, il lui arrivait de s’évanouir, d’accord, mais jamais il ne voyait de victimes d’enlèvement enchaînées par terre. Il devait aller prévenir la police, et le plus vite possible. Qui sait s’il n’y aurait pas aussi une récompense à la clé ?

— Ah, chérie, ralentis une seconde, dit-il.

La fille se redressa.

— Quelque chose te fait plaisir, Frankie ?

Il se leva et enfila son pantalon.

— Ne le prends pas mal, chérie, mais je dois y aller. Peut-être une prochaine fois.

— Mais, Frankie…

— Tiens, voilà cinquante balles. Je dirai à ton patron en bas que tu as été super, ne t’inquiète pas.

Il lui adressa un clin d’œil et se dirigea vers la porte.

Tawnee ramassa les billets en haussant les épaules. Pauvre homme. C’était triste. Elle avait vu plus que son compte de sexes masculins, mais celui de ce type n’était pas plus grand que le petit doigt d’un bébé.

 

Sara arriva au domaine familial juste avant huit heures. Cassandra vint l’accueillir à la porte.

— Bonsoir, dit Sara.

— Bonsoir.

Leur conversation s’arrêta là.

Toutes deux allèrent s’installer dans le salon et attendirent. Elles ne parlèrent pas. N’échangèrent pas un regard. On aurait dit deux adolescentes esseulées lors d’une première boum. L’horloge sur la cheminée égrenait les minutes. Sara commença à battre la mesure avec sa jambe en entonnant un vieux classique de Thin Lizzy, mais sa voix se brisa.

— Sara ?

— Oui ?

— J’espère que Michael va bien.

Un mince sourire apparut sur le visage de Sara.

— J’en suis sûre.

Le bruit familier du moteur de la Mercedes se fit entendre dans l’allée. Leur père était rentré. Avec un effort, Sara se leva et sa sœur fit de même. Elles descendirent le couloir aux boiseries raffinées, ornées de portraits d’ancêtres.

Dès qu’il poussa la porte, John Lowell se figea en découvrant ses filles, et son visage se décomposa.

Cassandra s’avança.

— J’ai tout dit à Sara. Je suis désolée…

John leva la main pour l’interrompre.

— Tu as bien fait.

— Que se passe-t-il, papa ?

— Nous allons peut-être pouvoir vous expliquer.

— Nous ?

John s’écarta pour laisser s’avancer Stephen Jenkins. Le sénateur n’avait plus rien de l’homme fringant qu’il était au gala de charité, quinze jours plus tôt. Il avait les traits tirés et les yeux hagards.

— Bonsoir, mesdames, dit-il en s’efforçant de sourire.

Les sœurs échangèrent un regard perplexe.

— Papa, fit Sara, je ne comprends pas ce qui se passe.

— Je sais, chérie. Venez dans mon bureau, nous allons tout vous expliquer.

 

Harvey n’était pas revenu chez lui depuis cinq jours et n’avait pas revu Cassandra depuis leur cinq à sept dans son bureau, le jour où Michael avait été enlevé. Par moments, lorsqu’il était plongé dans son travail, il réussissait à écarter son ami de ses pensées pendant quelques minutes, mais jamais beaucoup plus. Depuis quand n’avait-il pas dormi ? Il s’accordait de courtes périodes de repos à son bureau, rien à voir avec une nuit de sommeil. Ses recherches étaient trop importantes. Les changements dans la formule du SRI – de véritables améliorations − allaient porter leurs fruits, il en était sûr. Il devait juste bosser encore un peu, tirer un peu plus sur la corde.

Comme tous ceux qui avaient travaillé avec lui pouvaient en attester, la motivation n’avait jamais été un problème chez lui. Mieux que quiconque, il comprenait les ramifications de son travail. Et ce savoir l’éperonnait quand d’autres – presque tous les autres – auraient renoncé.

L’interphone bourdonna.

— Docteur Riker ?

— Oui ?

— Mme Riker vient de rappeler. Elle voudrait que vous la contactiez le plus vite possible. Elle dit que c’est urgent.

Harvey soupira. Urgent, bien voyons… Pour être honnête, Jennifer voulait probablement savoir comment allait Sara et s’il y avait du nouveau à propos de Michael. Mais il n’avait pas de temps à perdre avec ça. De plus, penser à elle le distrayait, et la distraction était la dernière chose dont il avait besoin.

— D’accord, merci, je vais m’en occuper.

— Voulez-vous que je la rappelle pour vous ?

À la réflexion, mieux valait en finir tout de suite, songea Harvey.

— Ce serait gentil, merci.

— Je vous passe la communication.

Quelques secondes plus tard, Harvey entendait la tonalité.