9

 

 

HARVEY BOUTONNA SA CHEMISE et sourit en contemplant le lit défait. Si seulement Jennifer pouvait le voir.

— Je n’arrive toujours pas à croire que tu es là, dit-il.

Allongée sur le lit, seulement couverte d’un fin drap blanc, Cassandra s’étira.

— Pourquoi ? Ça fait déjà quatre jours, Harvey.

— Heureuse ?

— Aux anges, répondit-elle.

Et c’était vrai. Depuis leur premier baiser, elle était accro. Aussi étrange que ça paraisse, elle sentait son cœur enfler dans sa poitrine rien qu’en pensant à lui.

— Pas de récriminations ?

— Une seule, dit-elle. Tes horaires de fou !

— Je t’avais prévenue.

— Oui, mais tout de même… deux heures par nuit ?

— Je suis désolé.

— Ce n’est pas ta faute, dit-elle. Au moins, j’apprécie davantage mes neuf heures-dix-neuf heures à l’agence.

Harvey fouilla dans les vêtements éparpillés par terre, trouva dans un coin son pantalon froissé et l’enfila.

— Quand fais-tu ta présentation à la compagnie aérienne ?

— Demain. La Northeastem. J’ai rendez-vous avec le séduisant directeur marketing. Jaloux ?

— Je devrais l’être ?

— Non.

— Tant mieux, dit Harvey avec un sourire idiot. Parce que tu me plais beaucoup.

Cela la fit rire.

— Qu’est-ce que tu es sentimental !

— Je manque de pratique, c’est tout. Alors, quel slogan publicitaire as-tu trouvé ?

Elle réfléchit un instant.

— « Le ciel en toute sécurité avec la Northeastem ».

— Un peu rebattu.

— Que penses-tu de : « À la Northeastern, nous faisons ce que nous savons faire le mieux » ?

— Bof.

— « Envolez-vous avec moi » ?

— Ça peut marcher si tu montres un beau décolleté.

— Pas de problème, répondit Cassandra. C’était ma spécialité à la fac.

— Je m’en doute.

Harvey dénicha sa cravate rouge en boule dans un de ses mocassins.

— Je ne repasserai sans doute pas ici avant après-demain, ajouta-t-il.

— Il faut que je rentre, de toute façon. Je n’ai plus rien à me mettre.

— Tu vas abandonner mon splendide penthouse ?

Cassandra fit des yeux le tour du studio en désordre d’Harvey.

— D’accord, admit-il, ce n’est pas Versailles.

— Ce n’est pas un habitat humain.

— J’admets qu’un coup d’aspirateur ne serait pas superflu.

— Un coup de bulldozer, tu veux dire.

— Quelle enfant gâtée tu fais !

Cassandra sourit.

— C’est sûr.

Elle se redressa et glissa un oreiller derrière sa tête.

— C’est vrai que tu as trouvé un remède contre le sida ?

— Pas exactement un remède, répondit-il en nouant sa cravate avant de la desserrer aussitôt. Plutôt un traitement.

— Un de mes bons amis est mort du sida, dit-elle. Mon directeur de la publicité chez Dunbar Strauss. C’était un type tellement vivant, tellement créatif ! Je me souviens d’être allée le voir à l’hôpital, jusqu’au moment où il souffrait tant qu’il ne voulait plus recevoir de visites.

— C’est une maladie atroce, Cassandra.

— Comment fonctionne ton traitement ?

— Tu veux vraiment savoir ?

— Oui.

Harvey s’assit au bord du lit et lui prit les mains.

— Le sida, commença-t-il, ou syndrome d’immunodéficience acquise, ne tue pas par lui-même. Le virus du sida, appelé le VIH, attaque le système immunitaire, si bien que le patient devient vulnérable aux maladies et aux infections. Ce sont elles qui finissent par être mortelles. Tu me suis ?

— Je crois, dit-elle. Ça signifie que le virus du sida casse le mur qui nous protège des maladies.

— Exactement. La façon dont le virus détruit le système immunitaire est assez complexe, donc je vais essayer d’être le moins technique possible.

— Je t’écoute.

— Le VIH s’attache à ce qu’on appelle les lymphocytes T. Il pénètre à l’intérieur de ces cellules et les détruit. Tu me suis toujours ?

Cassandra acquiesça.

— Le VIH est attiré par une partie de la cellule qu’on appelle le récepteur T. En d’autres termes, le VIH cherche les récepteurs T, se fixe dessus et attaque.

— Compris.

— Ce qu’on fait à la clinique, c’est injecter aux patients un médicament puissant que nous avons mis au point et qui s’appelle le SRI – SR comme Sidney Riker, mon frère. Ses effets secondaires indésirables sont nombreux, et malheureusement le patient doit en prendre en quantité croissante pendant une longue période.

— À quoi sert le SRI ?

— Là encore, c’est compliqué. Je te fais grâce du jargon médical. Dans le corps humain, le SRI ressemble beaucoup aux récepteurs T, de sorte que le virus est attiré par ce faux récepteur.

— Donc, le virus s’accroche au SRI au lieu de s’en prendre aux vrais récepteurs T ?

— Schématiquement, oui. C’est un peu comme si le SRI se déguisait en récepteur T. Le virus est attiré par le SRI, il se fixe dessus…

— Et le SRI attaque le VIH.

Harvey secoua la tête.

— J’aimerais bien. Un jour peut-être, ça se passera aussi rapidement, mais on en est encore très loin.

— Alors, que se passe-t-il ?

— Eh bien, une fois que le VIH s’est accroché au récepteur SRI, ils se battent. C’est une vraie lutte acharnée. Au départ, le VIH est furieux de ce qui arrive. Le SRI active le virus, l’excite. C’est pourquoi on doit donner au patient des doses croissantes de SRI, jusqu’à ce qu’il commence à fatiguer le virus. Pendant un temps, les effets du sida sont en suspens et, au bout d’une longue et dure bataille, le VIH finit par mourir.

— Le SRI gagne.

— C’est ce qu’on croit, oui. Plusieurs patients ayant reçu le traitement sur une longue période sont redevenus séronégatifs.

— Incroyable.

— Attention, les problèmes sont évidents. Outre les dangers du SRI et le fait qu’il crée une forte dépendance, on ne peut sauver que les systèmes immunitaires. Si un patient est déjà en phase terminale – s’il est déjà gravement atteint par une des infections induites par le sida −, notre traitement ne lui sera d’aucun secours. Le SRI ne peut qu’arrêter le VIH. Il ne peut pas soigner un sarcome de Kaposi, par exemple, ni aucune des autres maladies que le sida peut provoquer. En conséquence, on doit attaquer le virus très tôt, avant que l’infection ou la maladie s’installe. Et, bien sûr, il faut poursuivre les recherches. On n’en est encore qu’à gratter la surface.

— Tu auras tous les financements dont tu auras besoin quand Sara aura fait son reportage, dit Cassandra.

— Je l’espère.

— C’est sûr. Quand ces informations seront rendues publiques, tout le monde soutiendra la clinique, même mon père.

Harvey enfila ses chaussures et se leva.

— Je demande à voir.

— Tu verras.

— Peut-être, dit Harvey, par souci de maintenir la paix. Mais ce n’est pas lui qui me fait peur.

— Qui, alors ?

— Des fous dangereux qui veulent tirer parti de la mort de ces jeunes gens. Des individus comme le révérend Sanders.

— Tu crois qu’il essaierait de saboter la clinique ?

— Ça ne me surprendrait pas.

Cassandra roula sur elle-même, révélant la longue courbe satinée de sa hanche.

— Il était dans le bureau de mon père l’autre jour.

Harvey fit volte-face.

— Mais ton père m’a affirmé qu’il ne connaissait pas Sanders personnellement.

— Je l’ai entendu dans le bureau de papa le lendemain de la soirée. Ils se disputaient.

— À propos de quoi ?

— Je ne sais pas exactement.

— Cassandra, c’est important.

Elle s’efforça de rassembler ses pensées.

— Je me rappelle avoir entendu mon père dire à Sanders qu’il n’aurait pas dû venir à la maison.

— Qu’a répondu Sanders ?

— Il a dit à mon père de se détendre. Il parlait d’un ton très calme. Rien à voir avec mon père, qui semblait furieux. Puis Sanders a dit quelque chose du genre « il y a encore du boulot ».

Harvey se crispa.

— Mon Dieu !

— C’est tout ce que j’ai entendu. Après, je suis partie.

— Tu es sûre…

Le téléphone sonna. L’espace d’une seconde, aucun d’eux ne bougea, les yeux rivés l’un à l’autre. Puis Harvey alla décrocher.

— Allô ?

Eric parla d’une voix précipitée.

— Venez au labo, Harvey. Vite.

— Que se passe-t-il ?

— C’est Michael. Venez tout de suite.

— Allez, bois une gorgée.

Michael porta la tasse en plastique à ses lèvres et but.

— Il est comment, ce jus d’orange ? demanda Sara.

— On dirait du White Spirit. Quelle heure est-il ?

— Sept heures du matin. Tu as bien dormi ?

— Pas vraiment. Je n’aime pas dormir dans des lits séparés.

— Moi non plus, dit Sara. Mais le mien n’est qu’à un mètre.

— C’est encore pire. J’ai l’impression de voir le Saint Graal sans pouvoir le toucher.

— Comme c’est poétique.

— Pour le dire plus crûment, j’ai envie de toi.

— Et moi de toi, répondit Sara. Chaque fois que tu te lèves, je vois ton joli petit cul qui dépasse de ta chemise d’hôpital. Ça me rend folle.

— Je sais, c’est fait exprès.

Il reposa le jus d’orange et se redressa.

— Alors, comment avance le reportage sur la clinique ?

— On va commencer les interviews aujourd’hui. Je vais être très bousculée, et je n’aurai pas trop le temps de passer te voir.

— Tant mieux, un peu de calme et de paix ne me fera pas de mal.

— Pas si vite, Apollon. Je viendrai tout de même pour le déjeuner et le dîner. Et je dormirai encore dans ce petit lit cette nuit.

Il l’attrapa et l’embrassa.

— Impossible de me débarrasser de toi, hein ?

— Jamais.

Alors qu’ils s’embrassaient, la porte s’ouvrit. Sara se retourna pour voir entrer Harvey et Eric. Leurs expressions sombres parurent presque douloureuses lorsqu’ils virent Sara et Michael enlacés. La jeune femme étudia leurs visages, remarqua leur port de tête, la façon dont ils enfonçaient leurs mains dans leurs poches, et elle sut. Sans aucun doute possible. C’était foutu. Tout était foutu. Elle serra Michael plus fort et sentit ses muscles se tendre. Elle avait envie de hurler.

Harvey referma la porte.

— Il faut qu’on parle.