17

 

 

Mercredi 25 septembre

 

— Papa ?

Le Dr John Lowell fit face à sa fille aînée.

— Oui, Cassandra ?

— Où vas-tu ? lui demanda-t-elle avec une certaine appréhension.

— En voyage d’affaires.

— Où ça ?

Il reposa son attaché-case.

— Pourquoi ce soudain intérêt ?

— Dis-moi juste où tu vas.

— À Washington.

Cassandra ferma les yeux.

— Tu ne vas pas encore rencontrer ces gens-là, n’est-ce pas ?

— De qui parles-tu ? répliqua-t-il, d’une voix où la crainte se mêlait à l’agacement.

— Du révérend Sanders, pour commencer.

Silence.

Puis :

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Si, tu le sais très bien. J’étais là quand tu l’as vu il y a trois jours. J’étais cachée dans ton placard.

Il écarquilla les yeux.

— Quoi ?

— Il faut que ça cesse, insista-t-elle en s’approchant de lui. Tu dois dire la vérité avant qu’il y ait d’autres drames.

— Cassandra, tu ignores de quoi…

Elle se planta devant lui.

— Ne les laisse plus te faire chanter !

— Ne te mêle pas de ça, répliqua-t-il, le visage tendu. Je sais ce que je fais.

— Combien de gens devront encore mourir, avant que tu mettes un terme à tout ça ?

— Tu dis des âneries. Maintenant, laisse-moi passer.

— Papa…

— Écarte-toi !

Il la poussa plus brutalement qu’il n’en avait eu l’intention, et elle tomba par terre.

— Cassandra ! s’écria-t-il en se penchant aussitôt sur elle. Chérie, je suis désolé. Je ne voulais pas…

Quand elle se redressa, ses yeux lançaient des éclairs.

— Laisse-moi tranquille.

Il se recula, son visage trahissant son angoisse.

— Je dois y aller, chérie. Mais fais-moi confiance, s’il te plaît. Je sais ce que je fais. Nous en parlerons à mon retour, d’accord ? Je t’aime.

Là-dessus, il se retourna et quitta la pièce. Cassandra se releva, hésitant sur la marche à suivre. Après tout, il s’agissait de son père – pas de quelque monstre maléfique. Il existait peut-être une explication raisonnable à tout ça. Elle devait au moins lui laisser le bénéfice du doute.

Quel doute, Cassandra ? De quoi as-tu si peur ?

De rien. Elle allait attendre son retour. Et écouter ce qu’il avait à dire avant de tirer des conclusions hâtives.

Si chaud…

Michael essaya de reprendre pied avec la réalité, mais ses paupières lui semblaient de plomb et sa tête tournait.

La bouche entravée par quelque chose, il avait du mal à respirer.

Autour de lui, il y avait un vacarme de tous les diables. Des bruits de voiture, des klaxons, des gens qui braillaient aussi fort que les vendeurs de hot dogs aux matchs de base-ball, de la musique rock, des rires, des conversations. Il tenta de se concentrer sur ces bruits. Certaines personnes parlaient anglais, pas de doute là-dessus, mais d’autres s’exprimaient dans une langue étrangère que son esprit cotonneux ne lui permettait pas de reconnaître. On aurait dit du chinois, en plus chantant, en plus agréable à l’oreille.

Bon sang, que se passe-t-il ?

Il se demanda s’il n’était pas en train de rêver. Mais quand avait-il fait des rêves avec le son mais sans images ? Non, il était réveillé. Il avait les yeux fermés. Il était couché sur un sol de bois dur et avait l’oreille gauche engourdie à force de s’appuyer dessus. Son corps tout entier lui paraissait endolori, comme s’il venait de passer une semaine couché dans la même position.

Par deux fois il tenta de se redresser, et par deux fois il retomba en arrière. Il s’aperçut alors qu’il avait les mains menottées dans le dos, bloquant ses omoplates.

Après une nouvelle tentative, il réussit à se mettre en position assise. En fond sonore, il entendit quelqu’un crier avec un fort accent : « Supergirl ! Supergirl ! Venez voir Supergirl ! Moment inoubliable ! » Michael fit un effort pour ouvrir les yeux. Il lui fallut deux minutes de plus pour accommoder et prendre la mesure de son environnement. Petite pièce. Vide. Sale. Des murs à la peinture écaillée. Une ampoule qui pendait du plafond sur des fils dénudés. Une chaise pliante. Un matelas miteux dégageant une odeur de moisi, de sueur et d’urine. Et couvert de taches de sang. La cheville droite de Michael était accrochée par une chaîne à un tuyau faisant le tour de la pièce. On lui avait fermé la bouche avec de l’adhésif. Ses yeux, qui continuaient d’examiner la pièce, s’arrêtèrent net.

Qu’est-ce que…

Fourré dans un trou au plafond, près de la porte, il y avait des bâtons qui ressemblaient à de la dynamite. Putain, où est-ce que je suis ?

Il essaya de reconstituer ses dernières heures conscientes. Il se trouvait à la clinique. Harvey lui avait fait une injection de SRI. Reece et Sara étaient venus le voir. Il se souvenait qu’il avait commencé à somnoler. Et ensuite… rien.

Dans la pièce régnait une chaleur tropicale ; l’air était lourd et humide. Michael transpirait de tout son corps. Il voulut s’essuyer la joue sur son épaule, mais s’aperçut que sa chemise était trempée. C’est alors que ses yeux tombèrent sur un morceau de papier posé par terre.

 

Bonjour, Michael,

J’espère que vous avez bien dormi et fait un bon voyage. Mettez-vous à l’aise. Mais n’essayez pas de vous enfuir, s’il vous plaît. Si, par quelque miracle, vous n’étiez plus là à mon retour, je trouverais votre belle épouse et je la baiserais avant de la tuer.

Cordialement,

George

 

P-S : Il y a des gens à moi en bas, inutile d’appeler au secours.

 

C’est un cauchemar… Ou alors, je suis en train de devenir fou.

Michael réussit à ramper jusqu’à la fenêtre. La chaîne à sa cheville était juste assez longue. Redressant la tête, il passa le visage sous le store et regarda dehors. Sa confusion atteignit son comble. La rue grouillait de monde. Des enseignes au néon clignotaient dans la nuit noire. « LIVE SEX SHOWS ! LIVE NUDES ! » À l’entrée du bar d’en face, un Asiatique au teint sombre ouvrait la porte à intervalles réguliers, pour laisser voir des filles nues dansant sur les tables, avec l’espoir d’attirer ainsi le client. Au milieu de la rue, trois femmes portant cape rouge, bottes bleues et justaucorps jaune orné d’un « S » géant sur la poitrine entouraient un type qui criait :

— Supergirl ! Supergirl ! Venez passer la soirée avec Supergirl ! Elle vous emmène au septième ciel !

Michael repéra un jeune Asiatique qui abordait un couple d’Américains, dans la soixantaine, semblant tout droit sortis d’un ranch du Midwest.

— Vous venir voir sex show ? demanda-t-il dans un anglais approximatif en leur tendant une carte. Vous voir toutes les positions.

Et le gamin commença à montrer différentes parties de la carte.

— Femme dessus. Deux femmes avec un homme. Grosse poitrine. Aussi avec banane. Vous aimez. Tout ce que vous voulez. Venir avec moi voir spectacle.

M. et Mme Péquenaud étudièrent ladite carte comme s’il s’agissait d’un contrat immobilier, hochèrent la tête puis suivirent le garçon.

Dans la rue, la foule se pressait dans les deux directions. Il y avait d’autres enseignes au néon, écrites dans des caractères que Michael ne reconnut pas. Ce n’était ni du chinois ni du japonais. La rue était piétonne, mais il entendait des voitures à proximité. Sur la droite, des tables croulaient sous le poids de montres, chemises, pantalons, pulls, cassettes et autres.

— Chemise Lacoste trois dollars ! cria un vendeur.

— Un dollar la cassette ! hurla un autre. Six pour cinq dollars. Tous les chanteurs préférés. George Michael. U2. Barbra Streisand. On a tout.

Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?

Dans son dos, la porte s’ouvrit.

— Eh bien, eh bien, on est réveillé !

L’homme qui venait d’apparaître était grand, corpulent et apparemment très musclé. Il avait les cheveux lustrés, ramenés en arrière comme Pat Riley, l’ancien entraîneur des Knicks, et son costume aurait pu apparaître en couverture d’un magazine de mode.

— Bienvenue ici, Michael, reprit-il. Je m’appelle George. Vous avez lu mon message ?

Michael hocha la tête.

— C’était pour votre bien. Il serait dangereux d’essayer de fuir. Voyez-vous, j’ai déjà tué pas mal de gens. Votre femme n’aurait été qu’un nom de plus sur la liste.

Michael se débattit, mais la chaîne résista.

— Détendez-vous un peu, Michael.

George était passé maître dans l’art de l’intimidation. Menacer l’épouse d’un homme figurait parmi ses tactiques préférées. Rien ne décourageait plus un homme que la pensée que sa femme se faisait baiser par un autre − de gré ou de force. L’instinct de propriété, sans doute.

Il attrapa la chaise dans le coin de la pièce, s’assit et se pencha vers son prisonnier.

— Vous avez l’air paumé, Michael. Je vais vous expliquer ce qui se passe.

Il parlait d’un ton détaché, sachant qu’une voix calme est souvent plus déstabilisante que des cris.

— Nous sommes à Bangkok… C’est ça, en Extrême-Orient, rien que vous et moi, mon vieux. Cette maison est située rue Patpong, dans le quartier chaud. D’habitude, des putes de douze ans s’occupent de leurs clients dans cette chambre. Dingue, non, Michael ? Douze ans, et déjà sur le trottoir, si ce n’est pas malheureux.

George secoua la tête, l’air grave.

— Moi, je vous le dis, l’humanité s’effondre sous nos yeux et tout le monde s’en fout. En fait, en ce moment même, on est juste au-dessus d’un bar à strip-tease… strip-tease et plus si on y met le prix.

George éclata de rire à sa propre blague, sous les yeux horrifiés de Michael.

— Ne faites pas cette tête-là, Mike. Je peux vous appeler Mike ? Plus tard, on aura peut-être le temps de faire un peu de tourisme. Le bouddha couché est incontournable. Pareil pour le Grand Palais. On pourrait aussi louer un bateau et aller découvrir le marché flottant. Ça vous plairait ?

Michael continuait de le dévisager.

— Mais d’abord, parlons affaires. Si vous faites ce que je dis, personne n’aura à souffrir et vous serez vite de nouveau libre. En revanche, si vous refusez de coopérer, ma réaction sera rapide et douloureuse.

George sourit encore.

— Je vous montre.

Sans prévenir, une main jaillit et un poing atterrit sur le nez de Michael. Il y eut un craquement d’os. Du sang lui coula des narines.

— Vous avez compris ?

La douleur irradiait dans tout le visage de Michael. Comme il avait toujours la bouche fermée par de l’adhésif, il était obligé de respirer par son nez cassé. Qu’est-ce que vous voulez ? tenta-t-il de demander, mais sa voix était complètement étouffée.

— Bon, c’est pas tout ça, reprit George, je ne peux pas rester toute la journée à vous regarder. En plus, il fait beaucoup trop chaud ici. Bangkok est toujours très humide, mais on s’habitue au bout d’un jour ou deux. Mon employeur m’a demandé de vous installer le plus confortablement possible. Je vais donc détendre un peu cette chaîne et libérer votre bouche. Mais vous devez d’abord me promettre de ne rien tenter. J’ai votre parole, Mike ?

Celui-ci hocha la tête.

— Bien. Si vous quittez cette chambre ou faites quelque chose d’idiot, mes gars vous repéreront et c’est Sara qui souffrira. Je suis expert pour infliger la douleur. Et Sara est une petite fleur si délicate.

Michael redressa brusquement la tête.

— Je suis aussi assez habile avec les explosifs. Si, par miracle, la police vous localisait et tentait un sauvetage…

Il s’interrompit, sourit et montra le bâton de dynamite près de la porte.

— … boum ! Plus de Michael. Compris ?

Nouveau hochement de tête.

— Je vais retirer l’adhésif. Si vous criez, je vous défonce la mâchoire. De toute façon, personne n’y prêtera attention. Les gens hurlent tout le temps dans cette rue.

D’un geste brusque, George arracha le ruban adhésif.

Michael reprit sa respiration.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Ne vous occupez pas de ça.

— Je vous paierai tout ce que vous voulez.

— Impossible, Mike.

Michael réussit à se redresser.

— Vous pourriez retirer les menottes ? J’ai un mal de chien aux épaules.

— D’accord, mais je vous laisse la chaîne aux chevilles.

À l’aide d’une petite clé, George défit les menottes.

— C’est mieux ?

Michael se frotta les poignets, tout en étudiant son geôlier en douce. Il avait encore la tête qui tournait et la vision floue. Mais George n’était pas à plus d’un mètre de lui.

C’était maintenant ou jamais.

Plus tard, Michael mettrait son acte sur le compte de la peur qui lui embrumait l’esprit.

Son poing se ferma et se lança vers le visage de son ravisseur. Le coup partit avec une lenteur pitoyable. Les médicaments dont George l’avait gavé le privaient de toute force physique. George n’eut qu’à lever l’avant-bras pour esquiver l’assaut.

— Vous êtes courageux, Michael Silverman. Et complètement stupide aussi.

Tendant la main, George attrapa le nez cassé de Michael entre le pouce et l’index. Ce dernier hurla.

Puis George lui tordit le nez.

De minuscules fragments d’os se mirent à frotter les uns contre les autres avec des craquements épouvantables, comme si quelqu’un faisait des claquettes sur des milliers de scarabées. George serra plus fort. Des tendons et des tissus se déchirèrent. Le sang giclait dans tous les coins. Michael écarquilla les yeux puis les ferma, alors que son corps devenait tout mou.

— Recommencez un truc comme ça, et Sara trinquera. C’est clair ?

Michael eut à peine la force de répondre, avant de s’évanouir.

 

Cassandra fut ébranlée en découvrant l’aspect de sa sœur. Les yeux verts et lumineux de Sara semblaient s’être creusés, et des cernes sombres les entouraient. Son expression, d’ordinaire pleine de vie, trahissait le choc et l’incompréhension. Deux jours avaient passé depuis qu’on l’avait assommée dans la chambre de Michael – deux jours de désespoir, de peur et de confusion. Mais ces sentiments avaient fini par se transformer en quelque chose de plus puissant, quelque chose de plus… utile.

La colère.

— Salut, sœurette.

Cassandra affichait un sourire très large. Trop large pour être authentique, et Sara s’en rendit compte.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

— Pourquoi…

— Allez, dis-moi tout.

Le sourire disparut du visage de Cassandra, alors qu’elle s’asseyait sur le lit à côté de Sara et lui prenait la main. Elle avait soudain l’air grave et préoccupé.

— Je n’ai pas toujours été la meilleure des sœurs…, commença-t-elle.

— Moi non plus.

— Mais je t’aime.

Sara resserra sa pression sur la main glacée de sa sœur.

— Moi aussi, je t’aime.

Des larmes se mirent à rouler sur les joues de Cassandra.

— Je crois que papa est impliqué dans cette histoire de Poignardeur de gays.

— Quoi ?

— Je pense qu’il est mêlé à une sorte de complot pour détruire la clinique.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je l’ai entendu se disputer avec le révérend Sanders dans son bureau, le lendemain du gala de charité.

— Mais papa a affirmé qu’il ne le connaissait pas !

— Je sais, c’est ce qu’Harvey m’a dit. Donc, j’ai eu des soupçons. J’ai fouillé son bureau en son absence, et j’ai trouvé des lettres disant que les fonds que papa voulait obtenir pour la nouvelle aile du Centre contre le cancer avaient été alloués au pavillon Sidney. Une lettre était signée d’un certain Markey…

— Le Dr Raymond Markey ?

— C’est ça. Le sous-secrétaire de quelque chose.

— Au ministère de la Santé.

Sara avait la bouche si sèche qu’elle avait du mal à parler.

— Mais ça ne signifie pas qu’il est lié à Sanders.

— C’est ce que je me disais… avant que Michael soit kidnappé. Un matin, comme papa insistait pour être sûr que je ne serais pas à la maison, j’ai fini par trouver ça louche. Donc, je me suis cachée dans le placard. Et le révérend Sanders est revenu.

Sara se redressa dans son lit.

— Rapporte-moi toute leur conversation, Cassandra. N’oublie rien.

 

Bangkok la nuit.

Les Thaïlandais abordaient tous les visages blancs qui descendaient la rue Patpong, en leur murmurant des promesses d’assouvissement sexuel qui auraient fait rougir des stars du porno. Mais nul ne se risquait à approcher George. Quelques-uns le connaissaient personnellement ; beaucoup le connaissaient de réputation ; et tous le craignaient.

Malgré la densité de la foule, les gens du coin s’écartaient sur son passage. Il était déjà plus de minuit, mais Patpong commençait seulement à s’animer et à se préparer pour la nuit à venir. George frôla un groupe d’hommes d’affaires japonais qui négociaient tarifs et conditions avec un maquereau, comme s’ils étaient dans une salle de conférences à Tokyo.

Quand il atteignit la route Rama IV, George héla un tuk-tuk, le taxi local, une sorte de croisement entre une voiture et un scooter. Le tuk-tuk avait des avantages : petit, rapide et peu gourmand en carburant. Sauf qu’il était trop bas de plafond, se faisait écrabouiller en cas d’accident et était ouvert à tous les courants d’air.

Le chauffeur gratifia George du traditionnel salut thaï, joignant les mains et baissant la tête jusqu’à ce que son nez touche le bout de ses doigts.

— Sawasdee, kap, dit-il.

George lui rendit son salut et répondit :

— Sawasdee.

— Vous allez où ?

— Wat, répliqua George d’un ton désagréable.

Le chauffeur sourit tandis que son client grimpait dans le tuk-tuk. Typiquement thaï, se dit George. La Thaïlande, le pays du sourire. Tout le monde souriait. Même quand ils râlaient, volaient, tapinaient, tuaient, ils continuaient de sourire. Ça plaisait à George.

Alors qu’ils s’arrêtaient à un feu rouge rue Silom, une voix l’interpella :

— Eh, mon pote !

Elle appartenait à un quinquagénaire à l’accent australien, apparemment bien imbibé, installé dans un taxi avec six prostituées serrées autour de lui – des jeunes Thaïlandaises de treize ou quatorze ans, qui pouffaient de rire et promenaient leurs mains sur le bonhomme.

— Ouais, toi, je te parle !

— Qu’est-ce que vous voulez ? répondit George, affichant une expression de dégoût.

— Eh bien, mon pote, je crois que j’ai eu les yeux plus grands que le ventre. Je me demandais si tu voulais partager.

— Partager ?

— J’en prends trois, tu en prends trois – sauf si tu préfères qu’on fasse ça tous les huit. Je serais assez partant.

— Décérébré, cracha George.

— Eh, c’est pas gentil, répondit l’Australien d’une voix pâteuse. Surtout que je sais pas ce que ça veut dire.

Le type partit alors d’un grand éclat de rire. Les gamines l’imitèrent, ce qui redoubla l’hilarité de l’Australien, fier que les filles le trouvent si drôle. En réalité, George le savait, elles ne comprenaient pas un mot d’anglais, à l’exception de quelques termes sexuels.

— Allez vous faire voir ! répliqua George.

Le feu passa au vert, et son tuk-tuk s’engagea dans la rue Charœn avant de longer la rive de la Chao Phraya, toujours en direction de Wat. En thaï, wat veut dire temple ou monastère, et Bangkok en possède plus de quatre cents, de toute beauté. La couleur est le maître mot de l’architecture thaïlandaise. Du rouge, du jaune, du vert, du bleu et surtout du doré – qui sous le soleil éclatant formaient un incroyable kaléidoscope.

Il y avait Wat Pho, abritant le bouddha couché – une statue gigantesque, qui aurait pu occuper une moitié de terrain de foot. Une autre figure immense du Bouddha, moulée avec au moins cinq tonnes d’or pur, reposait sur l’autel de Wat Traimit. Quant à Wat Arum, le temple de l’Aube, il semblait flotter au-dessus de la rivière, et ses flèches s’élançaient vers le ciel qu’elles effleuraient de leurs pointes.

Mais le plus spectaculaire temple de Bangkok était connu des Thaïlandais sous le simple nom de Wat, même s’il représentait bien plus qu’un temple. Les touristes le connaissaient sous le nom de Grand Palais, même s’il était bien plus que cela aussi. Grand complexe royal aurait été un nom plus approprié. Tout ce que le roi Rama Ier, souverain de la dynastie Chakri, avait pu désirer se trouvait dans l’enceinte du palais, dont une des images les plus sacrées du bouddhisme – le bouddha d’Émeraude. Dans ce lieu de couleurs et de beauté époustouflantes, cette simple statuette de jade, haute de quelques centimètres seulement, s’imposait par sa modestie. On pouvait d’ailleurs en acheter une réplique exacte pour quelques bahts dans n’importe quel magasin de souvenirs.

— On y est, patron.

— Passe par l’autre côté.

— OK, patron.

La nuit, des spots illuminaient les nombreuses flèches et pagodes du Grand Palais, créant une impression mystérieuse et envoûtante. Comme la plus séduisante des femmes, Bangkok laissait entrevoir des attraits incomparables, tout en dissimulant ses parties les plus secrètes.

— Arrête-toi là.

— Oui, patron, acquiesça le chauffeur en stoppant le tuk-tuk.

George paya la course et traversa la rue pour rejoindre la Chao Phraya. Des barges en bois pleines de riz passaient lentement sur la rivière, comme si elles n’avaient pas de destination précise, conduites par des hommes coiffés de larges chapeaux de paille alors que le soleil était couché depuis des heures. La Chao Phraya était plus qu’une rivière pour Bangkok, c’en était l’élément vital. On l’utilisait pour le transport, pour le bain, pour son marché flottant. Depuis des siècles, des familles vivaient dans des huttes sur la rivière plutôt que sur ses rives.

À travers l’obscurité, un sampan long et étroit s’approcha du bord en silence, manœuvré à la poupe par un jeune garçon maigre. Un vieux manchot, portant une fine moustache, se tenait à l’avant.

— George ? murmura l’homme.

Exactement à l’heure, comme toujours. George embarqua dans le sampan, s’assit, joignit les mains et exécuta un salut respectueux.

— Sawasdee, kap.

— Sawasdee, kap.

— Comment vont les affaires, Surakam ?

— Bien, répondit le vieil homme. Mais, hélas, nous avons dû mettre un terme à nos rentables opérations en Malaisie. Trop d’embêtements de la part de la police. Ils ne sont plus aussi sensibles qu’avant à nos petits cadeaux.

— C’est ce que j’ai entendu dire.

George contempla le visage de Surakarn, sa peau brune et sèche comme une feuille morte. L’ancien champion de boxe thaïe devait approcher les soixante-dix ans et pesait des millions de dollars. Pourtant, Surakarn ne semblait pas près de lever le pied, pas plus d’ailleurs qu’il ne faisait quoi que ce soit de son immense fortune. Il vivait dans une modeste hutte le long de la Chao Phraya, qui jouissait cependant de tout le confort moderne. De l’extérieur, la cahute semblait tout droit sortie d’un documentaire sur la guerre du Vietnam ; à l’intérieur se trouvaient deux téléviseurs grand écran, des magnétoscopes, un réfrigérateur, un lave-vaisselle, un lave-linge, un micro-ondes, la climatisation – le grand luxe.

— Vous êtes resté absent longtemps, mon vieil ami, dit Surakarn en souriant.

— Trop longtemps, répondit George.

Surakarn leva le bras vers le garçon, et le sampan commença son lent voyage sur la Chao Phraya. L’autre bras de Surakarn avait été tranché à Chiang Rai, presque vingt-cinq ans plus tôt, par un concurrent de l’industrie de la contrebande, appelé Rangood. Rangood avait cependant commis l’erreur de laisser Surakarn en vie. Après l’avoir capturé, ce dernier l’avait torturé sans merci, usant de méthodes défiant l’imagination. Malgré les supplications de Rangood pour qu’on l’achève, Surakarn n’avait écouté que ses cris d’agonie, pas ses mots. Lorsque son cœur avait fini par lâcher, de longues semaines plus tard, il avait depuis belle lurette perdu la raison.

Bien qu’il n’y eût pas plus fiable que Surakarn, George ne lui avait pas parlé de l’enlèvement de Michael Silverman. L’affaire était trop énorme pour qu’il prenne le moindre risque. George avait aussi décidé de ne pas solliciter l’aide des truands locaux avec lesquels il travaillait d’habitude, en dépit de ce qu’il avait écrit dans son message à Michael. Il avait même pris la précaution de cacher le visage de sa victime sous une cagoule lorsqu’il l’avait fait entrer au Eager Beaver.

La Chao Phraya était paisible cette nuit-là, et le silence seulement troublé par le clapotis de l’eau quand passait un bateau. L’humidité était suffocante, et la ville paraissait toujours prise dans une brume de chaleur.

— Rien ne change, ici, dit George.

— Bangkok reste la même, acquiesça Surakarn.

— J’ai besoin d’utiliser une ligne téléphonique sécurisée.

— Bien sûr.

Surakarn montra une radio équipée d’un micro.

— La radio est connectée à un téléphone cellulaire à bord d’un de mes navires au large de Hong Kong.

— Je vois.

— Vous voulez passer un appel impossible à retracer. Voilà. Et n’ayez aucune crainte, ajouta Surakarn en s’éloignant, je n’écouterai pas.

George consulta sa montre, puis appela le numéro du capitaine du bateau convoyeur de drogue de Hong Kong, qui le connecta aux États-Unis. Quoi qu’ait dit Surakarn, il était possible de retracer cette communication. Les autorités pouvaient, du moins en théorie, découvrir que l’appel avait été passé d’un téléphone cellulaire (sans doute volé) à Hong Kong. Mais il serait presque impossible de savoir qui avait téléphoné, et de découvrir qu’il y avait une liaison radio avec Bangkok. Ou en tout cas, ça prendrait des semaines.

Quelques instants plus tard, George entendit la voix de son employeur à l’autre bout du monde.

— Allô ?

— Parfait, dit George. Vous êtes à l’heure.

— Je vous entends mal.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. On n’en aura pas pour longtemps.

— Il va bien ?

— Très. On s’amuse beaucoup, tous les deux. Vous avez viré l’argent ?

— Oui.

— En intégralité ?

— Jusqu’au dernier cent, répondit la voix.

— Comment l’avez-vous trouvé ?

— Ce n’est pas votre problème.

— Je vérifierai mon compte demain matin, juste pour être sûr. Si tout n’est pas là, mon hôte aura quelques doigts en moins demain après-midi.

— Je vous répète que tout y est.

La voix se tut une seconde puis reprit :

— Pourquoi avez-vous tué l’infirmière ?

— Pardon ?

— L’infirmière. Quel besoin avez-vous eu de la tuer ?

— Elle m’a vu.

— Mais vous êtes censé être un pro. Cela n’aurait pas dû arriver.

Les mots atteignirent George de plein fouet car ils reflétaient la vérité. Il avait mal calculé son coup. C’était rare. Et très ennuyeux.

— Il y a eu un contretemps.

— Ecoutez-moi bien : aucun « contretemps » ne doit arriver avec Michael Silv…

— Ne prononcez pas de nom, imbécile ! On pourrait nous écouter.

— Que… euh, désolé.

La voix était particulièrement tendue ce soir. George craignit que son employeur ne soit en train de perdre pied.

Et l’idée ne lui plaisait pas du tout.

— J’imagine que je devrais m’estimer heureux, poursuivit la voix. Au moins, vous n’avez pas tué Sar… euh, sa femme.

— Je l’ai frappée par-derrière, répondit George d’un ton égal. Elle n’a pas eu le temps de me voir.

— Et si ç’avait été le cas ?

— Elle serait elle aussi à la morgue à l’heure qu’il est.

— Personne ne doit être blessé sans mon autorisation. Absolument personne. Et occupez-vous bien de qui vous savez.

— Je ferai ce que j’ai à faire.

— Non. Ecoutez…

— Au revoir, dit George.

— Attendez ! Comment puis-je vous joindre ?

— Vous ne pouvez pas.

George avait trop fait confiance à son employeur jusqu’ici. Il était temps pour lui de prendre le contrôle des événements.

— Contentez-vous de suivre nos plans.

Et il éteignit la radio.

— Surakarn ?

— Oui ?

George tenta de sourire, mais il était encore préoccupé.

— Je me sens en pleine forme, déclara-t-il. Allons faire une petite virée.

— Où ça ?

— Je viens de gagner beaucoup d’argent.

— Félicitations.

— Dites-moi, Surakarn, un homme peut-il encore acheter tout ce qu’il veut à Bangkok ?

Surakarn le gratifia de son sourire édenté.

— Vous les aimez toujours un peu plus âgées ?

— Oui, elle doit avoir au moins vingt ans.

 

Ces deux derniers jours, Jennifer Riker avait lu les journaux, appris la nouvelle du rapt de Michael et vu l’indignation soulever le pays tout entier. Mais ce n’était pas l’indignation qui l’animait.

C’était la peur.

Sa sœur ne rentrerait pas avant le surlendemain, et Jennifer comprenait qu’elle ne pouvait plus attendre jusque-là. Après avoir pesé le pour et le contre pendant deux jours, elle se rendait compte que l’enjeu était trop important pour rester les bras croisées. La vie de Michael dépendait peut-être de ce qu’elle allait faire.

Pourtant, quand elle reprit l’enveloppe, sa résolution vacilla de nouveau. Après tout, elle n’avait aucune preuve que ce mystérieux envoi était lié au Poignardeur de gays ou à l’enlèvement de Michael. Il s’agissait uniquement de dossiers médicaux et d’échantillons de laboratoire. Point.

Mais alors, pourquoi Bruce les avait-il envoyés le jour de son suicide ? Et pourquoi trois des patients figurant dans les dossiers – Trian, Whitherson et Martino − avaient-ils été assassinés ? Une coïncidence ? Elle en doutait.

Elle avait tergiversé trop longtemps. La lettre adressée à Susan était personnelle : il n’était pas question qu’elle y touche. Pour le reste, c’était différent. Les dossiers médicaux n’étaient certes pas à mettre entre toutes les mains, mais il y avait une personne qui serait capable de comprendre pourquoi Bruce avait tenu à les envoyer à une boîte postale jamais utilisée, le jour même où il s’était donné la mort.

Jennifer décrocha le téléphone et composa le numéro privé d’Harvey.

 

Sara repoussa vivement les couvertures, se redressa et attrapa sa canne. Assez de cette inactivité ; assez de se faire materner ; assez des regards de pitié. Elle devait cesser de pleurer, se lever et agir. Il fallait qu’elle découvre ce qui se passait et qui était derrière tout ça.

Il fallait qu’elle sauve son mari.

— Où vas-tu ? demanda Cassandra.

— Parler à Max et Harvey. Ils sont à la clinique.

— Attends ! Tu ne dois pas parler de ça, même pas à Max et Harvey. Il s’agit tout de même de papa.

— Je sais. Je ne dirai rien à son sujet tant qu’on ne se sera pas entretenu avec lui. Retrouvons-nous chez lui ce soir à huit heures.

Les sœurs s’embrassèrent et Sara partit pour la clinique.

Une demi-heure plus tard, elle ouvrait la porte du labo du deuxième étage.

Max et Harvey tournèrent la tête à son entrée.

— Sara, commença Harvey, qu’est-ce que tu fais là ? Tu devrais…

— Je suis exactement là où je dois être.

— Max et moi faisons tout ce que nous pouvons. Tu ferais mieux de rentrer te reposer. On t’avertira s’il y a du nouveau.

— Arrête, Harvey. Je ne suis pas en sucre.

— Je le sais. Mais je me soucie de ta santé.

— Je vais bien. Je veux savoir où vous en êtes.

Max coupa court aux nouvelles protestations d’Harvey.

— Bon, alors approche et assieds-toi, dit-il. On n’a pas le temps de se disputer.

Sara boitilla jusqu’à la table et tira une chaise.

— OK, qu’est-ce que vous avez ?

— Plusieurs choses, répondit Max. D’abord, nous avons passé en revue les dossiers des patients assassinés.

— Vous avez appris des choses ?

— Peut-être que oui, peut-être que non. Ils ont été tués presque dans l’ordre où ils sont arrivés ici. Trian et Whitherson font partie des premiers patients de la clinique, et Martino a été admis deux mois plus tard. Les trois autres patients guéris – Krutzer, Leander et Singer − sont arrivés environ un an après.

— Et alors ?

Max hésita.

— Je ne sais pas, dit-il, entortillant des mèches de cheveux autour de ses doigts. C’est peut-être sans conséquence, mais quelque chose me gêne…

— Et où mettre Bradley là-dedans ? Et… et Michael ?

— Justement, ça ne colle pas. Ils n’ont pas de point commun avec les trois autres victimes, ni d’ailleurs avec les trois hommes encore en vie. En fait, la seule similitude que je vois entre Bradley et Michael, c’est qu’ils sont tous les deux des patients VIP.

Harvey claqua des doigts.

— Mais c’est sûrement ça ! Le tueur en a peut-être aussi après les patients célèbres, pas seulement les patients guéris.

— Possible, répondit Max. Ce qui entraîne une autre question : pourquoi avoir tué quatre patients, une infirmière, peut-être un médecin, et avoir épargné Michael ?

Harvey lança à Sara un regard hésitant.

— Pardonnez-moi, mais… rien ne prouve que Michael soit toujours vivant. Le tueur a pu simplement déplacer son corps.

— Le tuer à la clinique puis embarquer le corps ? Non, trop risqué. Ce ne serait pas logique.

Harvey fut sur le point de répliquer que Bradley avait précisément subi ce sort-là, mais il préféra ne pas insister en présence de Sara.

— OK, poursuivons.

L’interphone bourdonna sur la table.

— Docteur Riker ? demanda une voix féminine.

Harvey décrocha le combiné.

— Oui ?

— Mme Riker est en ligne sur la 6, annonça la réceptionniste.

— Prenez le message.

— Elle dit que c’est urgent.

— Bien sûr. Je dois avoir une semaine de retard dans le paiement de la pension alimentaire. Dites-lui que je la rappellerai.

Harvey raccrocha.

— Rien d’important, expliqua-t-il. Continuons.

Luttant pour ne pas s’effondrer, Sara rassembla ses pensées et demanda :

— Comment le kidnappeur a-t-il pu entrer et sortir de la clinique ?

— Nous pensons qu’il a utilisé un petit tunnel dans le sous-sol qui mène à un immeuble du voisinage. Reste à savoir comment il a découvert son existence.

— Quelqu’un a dû lui donner des renseignements, fit remarquer Sara. Et que penses-tu du timing, Max ?

Markey décide d’utiliser Michael comme cobaye et aussitôt après il disparaît. C’est forcément lié.

Max, qui faisait les cent pas dans le labo, accéléra l’allure.

— Je suis d’accord.

— Une seconde, intervint Harvey. Personne n’a accès à ce genre d’information, sauf…

Max s’arrêta net.

— Sauf qui ?

— Personne.

Comme sur un signal, Winston O’Connor fit son entrée.

— Bonjour à tous, lança-t-il de son accent traînant. Que se passe-t-il ?

— Où étiez-vous, bon sang ?

Winston parut tomber des nues.

— Eh, du calme, Harvey ! J’étais à la pêche. Je me suis installé dans le cabanon familial au bord du lac. J’ai péché le plus énorme…

— Vous n’avez pas lu les journaux ?

— Non. On n’a même pas le téléphone, là-bas.

Il regarda un à un les trois autres.

— Bon sang, vous allez me dire ce qui se passe ?

Max s’avança vers le technicien en chef du labo.

— Vous voudrez bien nous excuser un moment, dit-il à l’intention de Sara et d’Harvey. Je voudrais parler avec Winston seul à seul.