21

 

 

LE Dr ERIC BLAKE CONSULTA L’HORLOGE MURALE.

Le moment était venu.

Une boule se forma dans sa gorge, qu’il réussit à ravaler. Il remit de l’ordre dans la pile de papiers sur son bureau, aligna ses stylos et se leva. Il vérifia son apparence dans le miroir, resserra le nœud de sa cravate, aplatit ses cheveux à deux mains. Puis il examina son visage un long moment. Quelque chose paraissait changé. Comme si ses pensées avaient fait surface et s’étaient peintes sur ses traits.

Tout ce pour quoi j’ai travaillé, tout ce que je voulais accomplir

Tout allait-il disparaître ?

Il sortit de sa poche un mouchoir bien plié, se tamponna le front et s’apprêta à rejoindre le labo.

— Bonjour, docteur Blake.

— Bonjour.

Eric tenta en vain de se rappeler le nom de l’infirmière. C’était la plus jeune et la moins expérimentée de l’équipe. Elle avait peu de contacts avec les patients et se voyait confier les tâches les plus subalternes. Une seule infirmière avait eu accès à tous les patients de tous les étages.

Janice Madey.

Dès que le nom se forma dans son esprit, Eric le chassa. Inutile d’y penser à cet instant. Il n’y avait pas de retour en arrière possible.

Il entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du second. Cherchant une diversion, il parcourut la cabine des yeux et tomba sur la signature du technicien chargé de l’entretien. Le paraphe, illisible, ressemblait plus à un ECG qu’à une signature. Le technicien, décida Eric, aurait pu être médecin.

Une minute plus tard, il arriva devant la porte du labo. Une partie de lui aurait voulu reculer, maintenant que l’heure de vérité était toute proche, mais son corps le propulsa dans la pièce et jusqu’à son casier. Il déverrouilla le tiroir du bas, plongea la main à l’intérieur et en sortit l’échantillon de sang.

Silence.

Son visage ne trahit pas la moindre émotion. Il rangea soigneusement le tube au fond du tiroir qu’il referma à clé. Puis il décrocha le téléphone et composa un numéro à Bethesda, dans le Maryland.

— Dr Raymond Markey, s’il vous plaît, demanda-t-il.

J’ai foiré. Moi. George Camron.

Il avait du mal à y croire, pourtant, il en tenait la preuve entre ses bras. Ils avaient retrouvé Michael Silverman. Merde ! ils l’avaient trouvé, lui. Même l’employeur de George ignorait où il retenait Silverman.

Garde ton calme, George. Montre-leur que c’est toi qui commandes.

— Alors, messieurs, commença-t-il, le sourire et la poigne assurés, comment ça va ? Temps splendide, n’est-ce pas ?

— Un peu chaud pour mon goût, George, répondit Max.

Ce type connaît mon prénom !

— J’en suis désolé, répliqua George.

Il s’efforça de garder une voix égale, mais une goutte de sueur dégoulina le long de son cou et dans le col de sa chemise.

— Puis-je savoir à qui je vais avoir l’honneur de trancher la gorge ?

— Inspecteur Max Bernstein. Police de New York. Vous êtes en état d’arrestation pour…

— Je vous en prie, inspecteur !

Un flic ! Alors qu’on aurait dit un étudiant de première année ! George n’en croyait pas ses yeux. Ils avaient envoyé un bleu contre George Camron !

— Je dois vous lire vos droits, poursuivit Max.

— Un geste et vous êtes mort.

Sans faire dévier la pointe du couteau, George relâcha son étreinte et fouilla dans sa poche. Il en sortit ce qui ressemblait à une petite télécommande et la leva devant le visage de Max.

— Vous savez ce que c’est ? demanda-t-il.

— On va regarder la télé ?

— Très drôle, inspecteur.

George n’aimait pas l’attitude de ce flic. Alors qu’il avait un couteau sous la gorge, il réussissait encore à blaguer.

Il sait quelque chose. Tu as fait preuve de négligence…

— Ce bouton, là, dit George en plaçant son pouce dessus pour faire plus d’effet, déclenche le petit explosif, là-haut. Très bruyant, je le crains. Boum !

Cette fois, le flic parut secoué. Son visage devint tout pâle. Tu fais moins le malin, maintenant, mon gars.

— Un truc très puissant. On retrouvera des petits morceaux de nous tous jusqu’à Singapour. S’il y a le moindre problème, je fais tout sauter.

Les yeux de Max filèrent dans toutes les directions, à la recherche d’une issue.

— Laissez tomber, Camron, dit-il. C’est fini. La maison est cernée.

— Je n’ai donc plus le choix, dit George d’un ton de regret feint. Je vais être obligé de tout faire sauter.

— Vous mourrez aussi.

— Tant pis.

— Attendez ! cria Max.

La pointe du couteau perça sa peau, et un filet de sang coula sur son cou.

— Quoi ? demanda George.

Max ferma les yeux. Il n’aimait pas les effusions de sang, surtout quand c’était le sien.

— J’ai une idée, dit-il.

— Ah ?

— Disons, une proposition.

— Quel genre de proposition ?

— Des informations en échange de votre liberté. Les charges contre vous seront abandonnées si vous témoignez contre la personne qui vous paie.

George réfléchit à cent à l’heure. Il ne savait pratiquement rien sur son employeur : pas de nom, pas d’adresse, rien. Merde ! Pourquoi ne s’était-il pas renseigné davantage ? Pourquoi n’avait-il pas fait les recherches auxquelles il procédait d’ordinaire ? Idiot ! Encore une foutue erreur.

Qu’est-ce qui n’allait pas, chez lui ?

Il pouvait faire semblant, cependant. Gagner du temps. Inventer un nom. Mais George était réaliste. Les Thaïlandais ne le laisseraient jamais s’en sortir – pas après un incident pareil. Ils n’étaient pas comme les Américains.

— Pas de négociations, répondit-il.

Tel un chirurgien, il gratta la coupure de Max avec la pointe de son cran d’arrêt. Le sang coula de plus belle. Un plan – brillant – commença à prendre forme dans son esprit. Il sourit de toutes ses dents.

— Mais j’ai une autre idée, ajouta-t-il.

— Oui ?

— Je vais sortir d’ici. En échange, je vous garantis que personne ne sera blessé.

Max secoua la tête.

— La maison est entourée de…

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Je sais comment sortir. Vous allez attendre cinq minutes. Si vous quittez cette pièce avant, je déclencherai la bombe. Au bout de cinq minutes, vous serez libres de partir.

— Max…, intervint Michael.

C’était la première fois qu’il ouvrait la bouche depuis l’arrivée de George.

— Ne l’écoute pas. Il ment.

— Comment savoir si on peut vous faire confiance ? demanda Max.

— Vous avez ma parole.

— Alors, d’accord, mais à une condition.

— Max, écoute-moi. Tu ne peux pas…

— Tu as une meilleure idée, Michael ? Je te rappelle que j’ai un couteau sous la gorge.

George se délectait de ce qu’il entendait.

— On perd du temps. Quelle est la condition ?

— Vous nous donnez des informations avant de partir.

— Non.

— Alors, pas d’accord, dit Max.

— C’est moi qui tiens le couteau et le détonateur…

— Pas d’accord, sauf si vous parlez. Seules les informations m’intéressent. Je me fous de vous arrêter.

George réfléchit au choix qui s’offrait à lui. Après tout, son employeur avait tout fait foirer ; il n’était donc plus tenu de lui être loyal. Pourquoi ne pas parler ? Le flic serait moins tenté d’entreprendre quoi que ce soit s’il avait les renseignements désirés.

De plus, l’inspecteur Max Bernstein n’allait pas vivre très longtemps. Pas plus que Michael Silverman.

— Posez votre question.

— Qui vous emploie ?

— Je ne sais pas. Je reçois des appels anonymes.

— Quel était le but de ces meurtres ?

— Le but ?

— Pourquoi avez-vous pris pour cibles des patients d’une clinique spécialisée contre le sida ?

— Je ne suis pas au courant de ça non plus.

— Allez, George, il va falloir faire un petit effort.

— Je suis un tueur à gages, dit George. Moins j’en sais, mieux je me porte.

— Vous avez bien dû entendre quelque chose.

— Rien.

— Alors, pourquoi avez-vous fait en sorte que les meurtres aient l’air de l’œuvre d’un tueur en série ?

— C’étaient les ordres. On m’a demandé de les massacrer exactement de la même façon – et que ce soit le plus sanglant possible.

— Pourquoi avez-vous abandonné Bradley Jenkins derrière un bar gay ?

— J’ai fait ce qu’on m’a demandé. C’est pour ça qu’on me paie, quoique avec un peu de retard.

Alors même que George parlait, les détails de son plan prenaient forme : dès qu’il serait dans la rue, il ferait partir les explosifs, se débarrassant de Silverman et du flic tout en créant la diversion idéale pour sa fuite.

— Avez-vous tué le Dr Grey et maquillé sa mort en suicide ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Les ordres.

— Toutes les autres victimes ont été mutilées ? demanda Max.

— Oui.

— Aucune n’a été tuée d’une autre façon ?

George poussa un soupir d’impatience.

— Ils ont tous été poignardés, sauf le Dr Grey.

— Et Riccardo Martino ?

— Jamais entendu parler de lui.

— Pourquoi Michael a-t-il été kidnappé ?

George leva les yeux au ciel.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Un matin, j’ai reçu un coup de fil me disant d’enlever Silverman avant la fin de la journée. C’est ce que j’ai fait. J’ai graissé la patte d’un ami à la douane, je l’ai embarqué sur un avion-cargo et on est partis… Je n’aime pas me répéter, inspecteur, donc, je vous le dis pour la dernière fois : je ne sais pas, et je ne tiens pas à savoir, pourquoi mon employeur m’a confié ces boulots.

— Quels étaient les derniers ordres ?

— Faire sauter un bâtiment et relâcher Michael Silverman.

— Quel bâtiment ?

— Un entrepôt.

— L’entrepôt de la clinique, intervint Michael. Tout le travail de laboratoire d’Harvey aurait été détruit.

— Bon, je vais vous laisser, déclara George. Mais avant de partir, je dois vous rappeler que j’ai le pouce sur le détonateur. Si vous essayez de jouer les héros, j’appuierai sur le bouton. Et si vous vous attendez à ce qu’un sniper me descende, il a intérêt à ce que je meure instantanément. Sinon, j’appuie. C’est compris ?

Max hocha la tête.

— Bien. Je vais vous lâcher ; vous, ne bougez pas pendant cinq minutes.

George poussa Max, qui trébucha et se retrouva à quatre pattes, mais tourna la tête pour dire :

— Une dernière question…

— Fini, les questions, inspecteur. Adieu. Et n’oubliez pas… le détonateur.

Max fourra la main dans sa botte et en sortit son pistolet. C’était la première fois qu’il faisait ce geste dans l’exercice de ses fonctions, et il fut surpris d’avoir agi si naturellement.

— Les mains en l’air !

George parut amusé.

— Vous plaisantez, inspecteur.

— Placez les mains au-dessus de votre tête.

George éclata de rire.

— Allez-y. Tirez. Et je ferai sauter tout le pâté de maisons.

— Aucun risque.

— Et pourquoi ?

Max sourit.

— Parce que vous avez foiré, George. Encore une fois.

Le sourire disparut du visage de George.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— J’ai désamorcé les explosifs avant votre arrivée.

George en resta bouche bée.

— C’était du travail d’amateur, George. Pas de fil de détente, rien. N’importe quel idiot aurait pu le déconnecter en deux secondes.

George secoua la tête.

— Les Thaïlandais auraient déjà débarqué si c’était vrai.

— Les Thaïlandais ne le savent pas. Je ne voulais pas qu’ils sachent.

— Pourquoi ?

— En cas d’assaut, quelqu’un aurait pu être tué. Vous, en particulier. Or je voulais d’abord recueillir vos informations.

— Vous mentez.

— Alors, allez-y. Appuyez sur le bouton. Dès que vous le ferez, j’aurai une raison de vous descendre. Dans les deux cas, vous êtes mort.

Max visa.

— Allez-y. Vous m’avez dit tout ce que vous savez. Vous ne me servez plus à rien. Appuyez.

C’est fini. J’ai merdé complètement…

L’esprit de George se mit à fonctionner à cent à l’heure, cherchant une issue.

— Si je me rends, commença-t-il, est-ce que je serai extradé aux Etats-Unis ?

— Oui.

Je peux peut-être encore négocier. Les Américains auront besoin que quelqu’un témoigne contre mon employeur. Je détiens des informations précieuses. Ce ne serait pas la première fois qu’ils laissent filer l’exécutant pour attraper le gros poisson…

— Alors, d’accord, dit George, tenez.

Et il tendit le détonateur.

— Il ne sert plus à rien, George. Lâchez votre couteau et posez les mains sur la tête.

Max ouvrit le store. En quelques secondes, les policiers thaïlandais envahissaient la pièce. Ils passèrent les menottes à George et l’emmenèrent. Max se précipita sur le détonateur qu’il ramassa aussi délicatement que s’il s’agissait du cristal le plus précieux.

— Max ? demanda Michael.

— Oui ?

— Tu ne connais rien aux explosifs, si ?

Max ne leva pas les yeux.

— Non, absolument rien.