Pour d’autres taxonomistes, les points d’embranchement ne sont pas les seuls critères de classification. Ils mettent également dans la balance le degré de divergence adaptative des structures. Dans le système cladiste, les vaches et les dipneustes (poissons possédant des poumons) ont une affinité plus étroite que les dipneustes et les saumons, car les ancêtres des vertébrés terrestres sont issus des poissons sarcoptérygiens (groupe renfermant les dipneustes) après que les sarcoptes furent issus des poissons actinoptérygiens (poissons communs à arêtes, comprenant les saumons). Dans le système traditionnel, on prend en compte la structure biologique aussi bien que le type de filiation et on peut continuer à classer les dipneustes et les saumons ensemble comme poissons, car ils partagent de nombreux caractères communs en tant que vertébrés aquatiques. Les ancêtres des vaches ont connu une énorme transformation évolutive, des amphibies aux reptiles, puis aux mammifères ; le dipneuste, lui, n’a pas bougé et ressemble beaucoup à ses aïeux directs d’il y a 250 millions d’années. Un poisson est un poisson, comme l’a dit jadis un éminent philosophe.

Le système traditionnel reconnaît que les vitesses inégales au cours de l’évolution peuvent constituer un critère propre de classification. Un groupe peut acquérir un statut séparé par le seul fait d’une divergence profonde. Ainsi, dans le système traditionnel, les mammifères forment-ils un groupe séparé et les dipneustes sont-ils classés avec les autres poissons. Les humains forment un groupe distinct et les chimpanzés sont classés avec les orangs-outans (même si les humains et les chimpanzés se sont séparés plus récemment que les chimpanzés et les orangs-outans). Pareillement, les oiseaux forment un groupe distinct et les dinosaures sont classés avec les reptiles, même si les oiseaux sont issus des dinosaures. Si les oiseaux se sont dotés de ces structures de base qui ont assuré leur succès, après s’être séparés des dinosaures, et si les dinosaures ne se sont jamais écartés de cette forme fondamentalement reptilienne, il faudra classer les oiseaux séparément et laisser les dinosaures avec les reptiles malgré l’histoire de leur filiation généalogique.

Ainsi, nous arrivons enfin à notre question primordiale et à la liaison entre ce problème technique de taxonomie et ce thème des dinosaures à sang chaud. Les oiseaux ont-ils hérité leurs principaux caractères directement des dinosaures ? Si c’était le cas, il faudrait probablement accepter la classe des dinosauriens proposée par Bakker et Galton, bien que la majorité des oiseaux actuels aient adopté un mode d’existence (vol et taille réduite) qui ne ressemble guère à celui de la plupart des dinosaures. Après tout, les chauves-souris, les tatous et les baleines sont tous des mammifères.

Examinons les deux caractères essentiels qui ont fourni la base adaptative au vol chez les oiseaux : les plumes qui permettent de s’élever et de se déplacer dans l’air et l’homéothermie grâce à laquelle l’animal peut maintenir son métabolisme au niveau élevé exigé par une activité aussi fatigante que le vol. L’archéoptéryx a-t-il hérité ces deux caractères d’ancêtres dinosaures ?

C’est R.T. Bakker qui a avancé la plus élégante démonstration en faveur des dinosaures à sang chaud. Son argumentation controversée repose sur quatre points principaux :

1. La structure des os. Les animaux à sang froid ne peuvent pas maintenir leur température centrale à un niveau constant : celle-ci varie selon la température de l’environnement extérieur. En conséquence, les animaux à sang froid vivant dans les régions à saisons très marquées (hivers froids et étés chauds) présentent des anneaux de croissance dans les zones externes des os compacts où alternent les couches de croissance rapide en été et lente en hiver. (C’est ce même rythme bien entendu qu’enregistrent les anneaux des arbres.) Les animaux à sang chaud ne présentent pas d’anneaux, leur température interne étant égale en toutes saisons. Les dinosaures qui ont vécu dans des régions au caractère saisonnier marqué n’ont pas d’anneaux de croissance dans leurs os.

2. La distribution géographique. Les gros animaux à sang froid ne vivent pas dans les hautes latitudes (loin de l’équateur), car les courtes journées d’hiver ne leur permettent pas de se réchauffer suffisamment et leur corpulence les empêche de trouver un lieu d’hibernation sûr. Certains grands dinosaures vivaient dans des régions si septentrionales qu’ils devaient traverser de longues périodes d’hiver totalement privées de soleil.

3. L’écologie fossile. Les carnivores à sang chaud doivent manger beaucoup plus que les carnivores à sang froid de même taille pour que leur température centrale reste constante. En conséquence, lorsque les prédateurs et les chassés sont à peu près de la même taille, une communauté d’animaux à sang froid comprend davantage de prédateurs (puisque chacun d’eux a des besoins alimentaires plus réduits) qu’une communauté d’animaux à sang chaud. La proportion de prédateurs peut atteindre 40 p. 100 du nombre des animaux chassés dans une communauté à sang froid ; elle ne dépasse pas 3 p. 100 dans une communauté à sang chaud. Les prédateurs sont rares dans les faunes de dinosaures ; leur pourcentage correspond à ce que l’on trouve de nos jours dans les communautés d’animaux à sang chaud.

4. L’anatomie des dinosaures. On représente généralement les dinosaures sous la forme de bêtes lentes et lourdes, mais des reconstitutions récentes (voir chapitre 25) montrent que de nombreux grands dinosaures ressemblaient à des animaux coureurs actuels du point de vue de leur anatomie locomotrice et des proportions de leurs membres.

Mais peut-on considérer les plumes comme un héritage des dinosaures ? Il est certain qu’aucun brontosaure n’a jamais eu le plumage du paon. À quoi donc servaient les plumes de l’archéoptéryx ? Si elles étaient destinées au vol, les plumes peuvent n’appartenir qu’aux seuls oiseaux ; personne n’a jamais avancé l’idée d’un dinosaure volant (les ptérosaures appartiennent à un groupe distinct). Mais la reconstitution anatomique effectuée par Osborne laisse fortement penser que l’archéoptéryx ne savait pas voler ; le système d’attache de ses membres antérieurs à sa ceinture scapulaire ne devait pas lui permettre de battre des ailes de manière à voler. Ostrom pense que les plumes remplissaient une double fonction : elles servaient à la fois d’isolant thermique pour conserver la chaleur corporelle de ce petit animal à sang chaud et de piège pour les insectes volants et autres petites proies.

L’archéoptéryx pesait moins de cinq cents grammes et avait une taille inférieure de trente centimètres au plus petit des dinosaures. Les petits animaux ont une proportion surface/volume très élevée (voir chapitres 29 et 30). La chaleur est engendrée dans tout le volume du corps et rayonne à travers sa surface. Les petits animaux à sang chaud ont beaucoup de mal à maintenir une température centrale constante car la chaleur se dissipe très rapidement sur leur surface relativement énorme. Les musaraignes, malgré leur fourrure isolante, ne doivent pratiquement pas s’arrêter de manger pour entretenir leur foyer intérieur. Le rapport surface/volume était si faible chez les grands dinosaures qu’il leur était possible de maintenir une température constante sans isolation. Mais dès que la taille des dinosaures ou de leurs descendants se réduisit, ils eurent besoin d’isolation pour conserver leur homéothermie. Les plumes ont pu servir originellement à maintenir la température centrale chez les petits dinosaures. Bakker pense que de nombreux petits cœlurosaures ont sans doute également possédé des plumes. (Très peu de fossiles conservent les plumes ; l’archéoptéryx est, sur ce plan, une exception remarquable.)

Les plumes, conçues initialement pour l’isolation, furent bientôt utilisées dans un autre but, le vol. Il est en effet difficile d’imaginer que les plumes aient pu se développer sans avoir eu un autre usage que le vol. Les ancêtres des oiseaux ne volaient certainement pas et les plumes ne sont pas apparues brutalement et toutes formées. Comment la sélection naturelle pourrait-elle élaborer, à travers une série de phases intermédiaires, un caractère adaptatif qui ne présenterait aucune utilité pour les animaux qui l’auraient possédé ? En attribuant aux plumes une fonction originelle d’isolation thermique, on peut les considérer comme un moyen ayant permis aux dinosaures à sang chaud d’avoir accès aux avantages écologiques liés à la petite taille.

Si Ostrom estime que les oiseaux descendent des dinosaures cœlurosauriens, son argumentation ne repose pas sur l’homéothermie des dinosaures ou sur la fonction première des plumes comme isolant. Elle se fonde au contraire sur les méthodes classiques de l’anatomie comparée, qui ont fait apparaître des similitudes très précises entre les os, et sur la certitude qu’une telle ressemblance doit provenir d’une ascendance commune et non d’un phénomène de convergence. Je suis persuadé que l’argumentation d’Ostrom restera quelle que soit la conclusion de cette chaude discussion sur les dinosaures à sang chaud.

Mais si le public demeure fasciné par l’idée que les oiseaux sont issus des dinosaures, c’est dans la mesure où ils auraient hérité leurs plumes et leur homéothermie directement des dinosaures. Si les oiseaux ont acquis ces caractères après s’être séparés des dinosaures, alors ces derniers sont du point de vue de leur physiologie de parfaits reptiles ; il faudrait alors les laisser avec les tortues, les lézards et leurs cousins dans la classe des reptiles. (J’ai tendance à être plus traditionaliste que cladiste dans ma philosophie taxonomique.) Mais si les dinosaures étaient réellement des animaux à sang chaud et si les plumes leur permettaient effectivement de conserver leur homéothermie lorsqu’ils étaient de petite taille, c’est bien des dinosaures que les oiseaux auraient hérité ce qui a assuré leur succès. Et si les dinosaures se rapprochaient plus des oiseaux que d’autres reptiles par leur physiologie, nous aurions là un argument classique, fondé sur la structure – et non pas la seule prise en compte d’une position généalogique – pour inclure oiseaux et dinosaures dans une nouvelle classe, les dinosauriens.

Bakker et Galton écrivent : « Le rayonnement des oiseaux est une exploitation aérienne de la physiologie et de la structure fondamentales des dinosaures, de même que le rayonnement des chauves-souris est une exploitation aérienne de la physiologie primitive fondamentale des mammifères. Les chauves-souris ne constituent pas une classe indépendante pour la seule raison qu’elles volent. Nous pensons que ni le vol ni la diversité des espèces d’oiseaux ne méritent qu’ils soient séparés des dinosaures quant à la classe. » Pensez au tyrannosaure et remerciez cette terreur des temps anciens quand bientôt, à Noël, vous casserez en deux la fourchette de cet autre représentant du même groupe, la dinde{20}.