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LE POUCE DU PANDA
 

Peu de héros s’abaissent à jeter un regard sur leur prime enfance ; inexorablement la gloire pousse les hommes de l’avant, souvent jusqu’à leur destruction. Alexandre se désolait de ne plus avoir de nouveaux mondes à conquérir ; Napoléon, qui avait exagérément étendu son empire, courut à sa perte dans les profondeurs de l’hiver russe. Mais Charles Darwin, sitôt après l’Origine des espèces (1859), ne publia pas une défense et illustration de la sélection naturelle ni même son évidente extension à l’évolution humaine (il attendit 1871 pour publier La Descendance de l’homme). Il écrivit au contraire son ouvrage le plus obscur, De la fécondation des orchidées par les insectes et des bons résultats du croisement (1862).

Les nombreuses excursions de Darwin dans les détails de l’histoire naturelle – il écrivit une taxonomie des bernacles, un livre sur les plantes grimpantes et un traité sur le rôle des vers de terre dans la formation de l’humus – lui valurent la réputation usurpée d’un savant démodé et quelque peu gâteux, s’appliquant à décrire des plantes et animaux curieux, et qui eut la chance d’avoir une idée lumineuse au bon moment. Quelques études érudites sur Darwin, parues ces vingt dernières années, ont permis de faire pièce à ce mythe (voir chapitre 2). C’est peu avant ces publications qu’un spécialiste éminent s’était fait le porte-parole de ses nombreux collègues, tout aussi mal informés que lui, en écrivant de Darwin qu’il était un « bien mauvais ajusteur d’idées […] un homme qui n’appartient pas à la race des grands penseurs ».

En fait chaque livre de Darwin joue un rôle dans un vaste et cohérent dessein qu’il a poursuivi tout au long de son œuvre : démontrer la réalité de l’évolution et défendre la sélection naturelle comme son mécanisme essentiel. Darwin n’a pas étudié les orchidées pour elles-mêmes. Un biologiste de Californie, Michael Ghiselin, qui s’est donné la peine de lire tous les ouvrages de Darwin (cf. son livre, Triumph of the Darwinian Method), a bien vu dans le traité sur les orchidées un épisode important de la campagne de Darwin en faveur de l’évolution.

Dès les premières lignes, Darwin y affirme un postulat évolutionniste des plus importants : l’autofécondation continue est une stratégie qui ne permet pas, à long terme, d’assurer la survie, car la descendance ne transporte que les gènes d’un seul parent et, de ce fait, les populations ne bénéficient pas de la variation suffisante pour obtenir la nécessaire flexibilité évolutive face aux changements de milieu. Les plantes qui portent des fleurs dotées d’organes mâles et femelles élaborent donc généralement des mécanismes assurant une pollinisation croisée. Les orchidées se sont alliées aux insectes. Elles ont mis au point une variété étonnante d’artifices pour attirer les insectes et faire en sorte que le pollen visqueux adhère bien à leurs visiteurs, et que, ainsi transporté, il entre en contact avec les organes femelles de la prochaine orchidée visitée par l’insecte.

Équivalent botanique d’un bestiaire, le livre de Darwin donne la liste de tous ces artifices. Et, comme les bestiaires médiévaux, il est conçu pour l’instruction du lecteur. Le message est paradoxal, mais profond. Les orchidées élaborent leurs systèmes complexes à partir des composants communs aux fleurs ordinaires, organes généralement conçus pour des fonctions très différentes. Si Dieu n’avait créé que de magnifiques machines pour donner une image de sa sagesse et de sa puissance, il n’aurait certainement pas utilisé toute une série d’organes ordinairement destinés à d’autres buts. Les orchidées n’ont pas été fabriquées par un ingénieur idéal ; elles ont été conçues à l’aide d’un nombre limité d’éléments disponibles. Elles doivent donc être les descendantes de fleurs ordinaires.

Ainsi examinons ce paradoxe, thème commun de cette trilogie d’essais. Nos manuels aiment illustrer l’évolution en citant comme exemples les adaptations les mieux réussies : le mimétisme du papillon prenant l’apparence presque parfaite d’une feuille morte, ou celui de l’espèce comestible imitant l’aspect d’un parent vénéneux. Mais cette adaptation idéale est un mauvais argument pour l’évolution car elle contrefait l’action d’un créateur omnipotent. Les arrangements bizarres et les solutions cocasses sont la preuve de l’évolution, car un Dieu sensé n’aurait jamais emprunté les chemins qu’un processus naturel, sous la contrainte de l’histoire, se voit bien obligé de suivre. Personne n’a compris cela mieux que Darwin. Ernst Mayr a montré comment Darwin, en défendant l’évolution, a fait appel, avec logique, aux organes et aux distributions géographiques les plus dénués de sens. Ce qui m’amène au panda géant et à son « pouce ».

Les pandas géants sont des ours d’un type bien défini, membres de l’ordre des carnivores. Les ours ordinaires, sont les représentants les plus omnivores de leur ordre, mais les pandas ont restreint l’universalité de leurs goûts : ils démentent l’appellation de leur ordre en tirant leur subsistance presque exclusivement du bambou. Ils vivent en haute altitude dans les denses forêts des montagnes de la Chine occidentale. Guère menacés par les prédateurs, ils se tiennent là, assis, mâchant du bambou de dix à onze heures par jour.

En tant qu’admirateur inconditionnel, dans mon enfance, d’Andy le panda et ex-propriétaire d’un jouet en peluche gagné à une kermesse locale un jour où, par chance, j’avais renversé toutes les bouteilles d’un seul coup, je ne me tins plus de joie lorsque les premiers signes de notre dégel avec la Chine se concrétisèrent, au-delà du ping-pong, par l’envoi de deux pandas au zoo de Washington. Terrorisé comme il se doit, j’allai les contempler. Ils bâillaient, s’étiraient, faisaient quelques pas, mais passaient le plus clair de leur temps à dévorer leur cher bambou. Assis bien droit sur leur derrière, ils manipulaient les tiges avec leurs pattes avant, se débarrassant des feuilles pour ne consommer que les pousses.

Je fus étonné par leur dextérité et me demandai comment le descendant d’une lignée adaptée à la course pouvait utiliser ses mains de façon si habile. Ils tenaient les tiges de bambou dans leurs pattes et les dépouillaient de leurs feuilles en faisant passer les tiges entre un pouce apparemment flexible et les autres doigts. Cela m’intrigua. J’avais appris que l’adroite utilisation d’un pouce opposable comptait parmi les marques du génie humain. Nous avions maintenu, exagéré même, cette importante flexibilité de nos ancêtres primates, alors que la plupart des mammifères l’avaient sacrifiée en spécialisant leurs doigts. Les carnivores courent, griffent et grattent. Mon chat peut me manipuler psychologiquement, mais jamais il ne tapera à la machine ni ne jouera du piano.

Aussi ai-je compté les autres doigts du panda pour m’apercevoir – ô surprise plus grande encore ! – qu’ils étaient au nombre de cinq et non de quatre. Ce « pouce » était-il un sixième doigt qui aurait évolué séparément ? Fort heureusement le panda géant possède sa bible, une monographie écrite par D. Dwight Davis, ex-conservateur de l’anatomie des vertébrés du Field Museum of Natural History de Chicago. Il s’agit probablement du plus grand ouvrage moderne d’anatomie comparée qui ait été écrit dans une perspective évolutionniste et il renferme tout ce qu’on peut souhaiter connaître sur les pandas et plus encore. Bien évidemment, Davis y donne la réponse à mon interrogation.

Anatomiquement, le « pouce » du panda n’est pas un doigt. Il est construit à partir d’un os appelé le sésamoïde radial (du radius), normalement un des petits os formant le poignet. Chez le panda, le sésamoïde radial est très développé et si allongé que sa taille atteint presque celle des os des phalanges des vrais doigts. Le sésamoïde radial soutient un renflement de la patte avant du panda ; les cinq doigts forment le cadre d’un autre renflement, le renflement palmaire. Un sillon, peu marqué, sépare les deux renflements et sert de conduit aux tiges de bambou.

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Le pouce du panda est doté non seulement d’un os pour lui donner sa force, mais également de muscles pour assurer son agilité. Ces muscles, comme le sésamoïde radial lui-même, n’ont pas été créés de toutes pièces. Comme les organes des orchidées de Darwin, ce sont des éléments anatomiques communs, remodelés pour une fonction nouvelle. L’abducteur du sésamoïde radial (le muscle qui repousse l’os dans la direction opposée aux vrais doigts) porte le nom effrayant de abductor pollicis longus (« le long abducteur du pouce » – pollicis est le génitif de pollex, le pouce en latin). Cette appellation est révélatrice. Chez les autres carnivores, ce muscle est attaché au premier doigt, au vrai pouce. Deux muscles plus courts relient le sésamoïde radial au pollex. Ils tirent le « pouce » sésamoïde vers les vrais doigts.

L’anatomie des autres carnivores nous fournit-elle une indication sur l’origine de cette curieuse disposition chez les pandas ? Davis fait remarquer que les ours ordinaires et les ratons laveurs, les parents les plus proches des pandas géants, surpassent de loin tous les autres carnivores dans l’utilisation de leurs pattes avant pour manipuler les aliments. Excusez cette image un peu facile, mais on peut dire que les ancêtres des pandas leur avaient donc donné un coup de main leur permettant d’acquérir une plus grande dextérité. En outre, les ours ordinaires ont déjà un sésamoïde radial légèrement développé.

Chez la plupart des carnivores, ces mêmes muscles, qui, chez le panda, agissent sur le sésamoïde radial, sont attachés uniquement à la base du pollex, ou vrai pouce. Mais chez les ours communs, le long abducteur se termine par deux tendons : l’un s’insère à la base du pouce, comme chez la plupart des carnivores, mais l’autre est fixé au sésamoïde radial. Chez les ours, les deux muscles plus courts sont également attachés, en partie, au sésamoïde radial. « Ainsi, conclut Davis, la musculature qui met en action ce remarquable mécanisme nouveau – sur le plan fonctionnel, il s’agit de fait d’un nouveau doigt – n’a demandé aucun changement intrinsèque des conditions déjà présentes chez les parents les plus proches du panda, les ours. De plus, il semble que toute la succession des transformations de la musculature ait découlé automatiquement d’une simple hypertrophie de l’os sésamoïde. »

Le pouce sésamoïde du panda est une structure complexe formée par le développement prononcé d’un os et par une profonde redisposition de la musculature. Mais Davis pense que le système dans son ensemble s’est mis en place comme une réponse mécanique à la croissance du sésamoïde radial lui-même. Les muscles se sont transformés, car l’agrandissement de l’os ne leur a plus permis de se fixer à leur lieu d’attache d’origine. De plus, Davis considère comme possible que l’allongement du sésamoïde radial ait pu être provoqué par une transformation génétique simple, peut-être une seule mutation affectant le rythme et la vitesse de la croissance.

Dans le pied du panda, l’os correspondant au sésamoïde radial appelé le sésamoïde tibial (du tibia) est également très développé, mais moins que le sésamoïde radial. Le sésamoïde tibial ne sert pas de support à un nouveau doigt et sa taille accrue ne lui confère, pour ce que nous en savons, aucun avantage particulier. Davis pense que l’accroissement coordonné de ces deux os, en réponse à la sélection naturelle sur un seul des deux os, est probablement le reflet d’un changement génétique de type simple. Les organes répétés du corps ne sont pas élaborés par l’action de gènes individuels – il n’y a pas un gène « pour » votre pouce, un autre pour votre gros orteil, ou un troisième pour votre auriculaire. Les organes répétés se développent de manière coordonnée ; le choix du changement dans un des éléments entraîne une modification correspondante dans les autres. Il peut être génétiquement plus complexe d’accroître la taille d’un pouce sans modifier un gros orteil que d’agrandir les deux ensemble. (Dans le premier cas, il faut qu’une coordination générale soit annulée, que le pouce soit favorisé séparément et que l’accroissement corrélatif des structures qui lui sont rattachées soit supprimé. Dans le second cas, un seul gène suffit à augmenter le rythme de croissance dans un domaine régulant le développement des doigts correspondants.)

Le pouce du panda nous fournit un élégant équivalent zoologique des orchidées de Darwin. Là aussi l’histoire montre que les choix ne se portent pas sur des solutions toutes faites. Le vrai pouce du panda, trop spécialisé pour être utilisé à une autre fonction et devenir un doigt opposable, apte à la manipulation, est relégué à un autre rôle. Le panda est donc contraint de se servir des organes disponibles et de choisir cet os du poignet hypertrophié, solution quelque peu bâtarde, mais très fonctionnelle. Le pouce sésamoïde ne remportera pas de prix au concours Lépine de la nature. Selon l’expression de Michael Ghiselin, ce n’est qu’un truc, et non un mécanisme élégant. Mais il atteint le but recherché et nous passionne d’autant plus que ses éléments de départ ne sont pas ceux que l’on aurait pu imaginer.

Le traité de Darwin sur les orchidées est rempli d’illustrations similaires. Le souci Epipactis, par exemple, se sert de son labelle – un pétale agrandi – comme d’un piège. Le labelle est divisé en deux parties. L’une, près de la base de la fleur, forme une grande coupe pleine de nectar, but de la visite des insectes. L’autre, près du bord de la fleur, forme une sorte de plate-forme d’atterrissage. L’insecte qui se pose sur cette piste l’abaisse et peut ainsi atteindre le nectar un peu plus loin. Il entre dans la coupe, mais la piste est si élastique qu’elle se relève instantanément, emprisonnant l’insecte dans la coupe de nectar. L’insecte doit alors sortir par la seule issue qui lui est offerte, ce qui le force à se frotter contre les masses de pollen. Or cette machinerie remarquable ne s’est élaborée qu’à partir d’un pétale conventionnel, organe déjà existant chez les ancêtres de l’orchidée.

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Darwin montre comment, chez d’autres orchidées, le même labelle évolue pour entrer dans la composition d’une série de systèmes ingénieux dont le but est d’assurer la fécondation croisée. Ce labelle peut former un repli compliqué qui oblige l’insecte à dévier sa trompe et à passer par les masses polliniques pour atteindre le nectar. Il peut comporter des sillons profonds ou des renflements qui guident les insectes à la fois vers le nectar et le pollen. Le chenal prend parfois la forme d’un tunnel qui donne à la fleur un aspect tubulaire. Toutes ces adaptations ont eu comme point de départ un organe qui n’était autre, chez quelque lointaine forme ancestrale, qu’un pétale conventionnel. Mais la nature peut faire tant avec si peu de chose qu’elle montre, selon les termes mêmes de Darwin, « une prodigalité de ressources pour atteindre le même but unique, à savoir la fécondation d’une fleur par le pollen d’une autre plante ».

La métaphore que Darwin utilise prouve combien il a pu s’émerveiller devant l’évolution capable d’obtenir une telle diversité et une telle efficacité avec une matière première si limitée.

« Bien qu’un organe ait pu, à l’origine, ne pas être formé dans un but bien précis, s’il remplit à présent cette fonction, nous pouvons dire, à juste titre, qu’il a été spécialement conçu pour cela. Selon le même principe, si un homme a fabriqué une machine dans un but bien précis, mais a utilisé pour sa construction de vieilles roues et poulies, des ressorts usagés, en ne leur faisant subir que de légères modifications, on doit dire de cette machine, dans son ensemble, avec toutes ses pièces constitutives, qu’elle a été spécialement conçue dans le but visé. Ainsi, dans la nature tout entière, presque tous les organes de chaque être vivant ont probablement servi, dans des conditions légèrement modifiées, à des buts divers, et ont joué un rôle dans la machinerie vivante de nombreuses formes spécifiques anciennes, distinctes des formes actuelles. »

Sans doute la métaphore des roues et des poulies rafistolées n’est-elle guère flatteuse, mais nous devons surtout porter attention au résultat obtenu. La nature, selon le mot de François Jacob, est un excellent bricoleur et non un artisan divin. Et qui peut se permettre de mettre en doute le bon fonctionnement de ces quelques cas exemplaires ?