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L’AFFAIRE DE L’HOMME DE PILTDOWN
REVUE ET CORRIGÉE

Rien n’est aussi fascinant qu’un mystère qui a pris de l’âge. Nombreux sont les connaisseurs qui considèrent que le plus grand roman policier de tous les temps est The Daughter of Time de Josephine Tey parce que le protagoniste en est Richard III et non un assassin contemporain et sans importance comme celui qui tua Roger Ackroyd{6}. Les vieilles histoires rabâchées sont des sources inépuisables de controverses passionnées et vaines. Qui était Jack l’Éventreur ? Shakespeare était-il bien Shakespeare ?

La paléontologie – mon métier – a apporté, voici un quart de siècle, une contribution de tout premier ordre aux énigmes historiques. En 1953, on présenta l’homme de Piltdown comme une supercherie certaine dont l’auteur demeurait incertain. Depuis, l’intérêt ne s’est jamais relâché. Des gens incapables de faire la différence entre un tyrannosaure et un allosaure étalent les plus fermes convictions quant à l’identité du faussaire de Piltdown. Plutôt que de me lancer dans une nouvelle enquête à la recherche du coupable, je me pose dans cet essai une question qui me semble intellectuellement plus fructueuse : comment se fait-il tout d’abord que l’on ait pu accepter l’homme de Piltdown ? C’est la grande presse qui m’a amené à aborder le sujet lorsque, récemment, elle a publié une dépêche qui ajoutait – avec des preuves, à mon avis, d’une pauvreté affligeante – un autre suspect de premier plan à la liste. En tant que déchiffreur professionnel de vieux mystères, je ne peux pas m’empêcher d’exprimer ma propre opinion et mon propre préjugé, mais nous verrons cela plus loin.

En 1912, Charles Dawson, avoué et archéologue amateur du Sussex, apporta plusieurs fragments de crâne à Arthur Smith Woodward, conservateur de géologie au British Museum (Histoire naturelle). Le premier, dit-il avait été découvert par des ouvriers dans une sablière en 1908. Depuis lors, il avait fouillé les déblais et avait trouvé quelques fragments supplémentaires. Les ossements, usés et fortement teintés, semblaient bien contemporains du sable ancien ; ils n’appartenaient pas aux couches plus récentes. Et cependant le crâne paraissait remarquablement moderne dans sa forme, malgré l’épaisseur peu commune des os.

Smith Woodward, ému autant que pouvait l’être cet homme posé, accompagna Dawson à Piltdown et là, en compagnie du père Teilhard de Chardin, ils cherchèrent d’autres preuves parmi les déblais. (Oui, il s’agit bien du même Teilhard qui, devenu un homme de science et un théologien reconnu, fut l’objet, il y a quinze ans, d’un véritable culte pour avoir tenté de concilier l’évolution, la nature et Dieu dans Le Phénomène humain. Teilhard était arrivé en Angleterre en 1908 pour poursuivre ses études au collège jésuite de Hastings, près de Piltdown. Il rencontra Dawson dans une carrière le 31 mai 1909 ; l’homme de loi et le jeune jésuite français devinrent bons amis et s’associèrent dans leurs prospections.)

Au cours de leurs expéditions communes, Dawson découvrit la célèbre mandibule, ou mâchoire inférieure. Comme les fragments du crâne, la mâchoire était fortement teintée, mais elle semblait aussi simiesque que le crâne était humain. Néanmoins elle renfermait deux molaires présentant une usure plate, phénomène commun chez les humains, mais jamais rencontré chez les singes. Malheureusement, la mâchoire était cassée exactement aux deux endroits qui auraient pu établir de façon formelle son rapport avec le crâne : la zone du menton, avec tous les signes qui y distinguent le singe de l’homme, et l’articulation avec le crâne.

Brandissant les fragments du crâne et du maxillaire inférieur et une collection de silex et d’ossements travaillés récoltés au même endroit, auxquels s’ajoutaient de nombreux fossiles de mammifères pour confirmer l’ancienneté de la trouvaille, Smith Woodward et Dawson firent une communication fracassante devant la Société géologique de Londres le 18 décembre 1912. L’accueil fut mitigé, bien que dans l’ensemble favorable. Personne ne soupçonna la supercherie, mais l’association de ce crâne humain avec cette mâchoire simiesque laissa penser à quelques critiques que les restes de deux animaux distincts avaient pu être mélangés dans la carrière.

Durant les trois années suivantes, Dawson et Smith Woodward répliquèrent par une série de découvertes ultérieures qui, considérées rétrospectivement, n’auraient pas pu être mieux programmées si l’on avait voulu dissiper le doute. En 1913, le père Teilhard trouva la très importante canine inférieure. Elle aussi avait une forme simienne et présentait une forte usure de dent humaine. Ensuite, en 1915, Dawson parvint à convaincre la plupart de ses détracteurs en trouvant dans un second site, à trois kilomètres du premier, la même association de deux fragments de crâne humain épais et d’une dent simienne usée comme une dent humaine.

Henry Fairfield Osborn, un des maîtres de la paléontologie américaine, émit des doutes sur cette coïncidence :

« S’il y a une Providence intervenant dans les questions d’hommes préhistoriques, elle s’est de toute évidence manifestée ici, car les trois fragments du second homme de Piltdown trouvés par Dawson sont très exactement ceux qu’on aurait choisis si l’on avait désiré confirmer la comparaison avec le type originel. […] Mis à côté des fossiles correspondants du premier homme de Piltdown, ils s’accordent parfaitement ; il n’y a pas l’ombre d’une différence. »

La Providence, inconnue aux yeux d’Osborn, avait à Piltdown pris forme humaine.

Pendant les trente années qui suivirent, Piltdown occupa une place inconfortable mais reconnue dans la préhistoire humaine. Puis, en 1949, Kenneth P. Oakley soumit les vestiges de Piltdown à l’épreuve du fluor. Les ossements en effet s’imprègnent de fluor en fonction du temps passé dans un dépôt et de la quantité de fluor contenue dans les roches et le sol environnants. Le crâne ainsi que le maxillaire de Piltdown ne renfermaient que des quantités infimes de fluor, à peine décelables ; ils n’avaient donc pas pu rester très longtemps dans les graviers. Oakley, tout d’abord, ne crut pas à un truquage. Selon lui, les ossements avaient pu, après tout, être enterrés dans des graviers anciens à une époque relativement récente.

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Mais quelques années plus tard, avec la collaboration de W.E. Le Gros Clark, Oakley admit finalement l’autre terme évident de l’alternative : l’« inhumation » avait été pratiquée pendant ce siècle dans une intention frauduleuse. Il découvrit que le crâne et la mâchoire avaient été teintés artificiellement, les silex et les ossements travaillés avec des lames modernes et que les mammifères associés, bien qu’étant d’authentiques fossiles, provenaient d’ailleurs. En outre, les dents avaient été limées pour simuler une usure humaine. L’anomalie que constituait l’association d’un crâne humain avec un maxillaire simien était résolue de la manière la plus simple qui soit : le crâne appartenait bien à un homme moderne et la mâchoire était celle d’un orang-outan.

Mais qui a bien pu jouer une plaisanterie aussi monstrueuse à des savants qui désiraient si fort tomber sur une telle découverte qu’ils restèrent aveugles, incapables de trouver devant ces anomalies la solution évidente qui s’imposait ? Du trio d’origine, on rejetait Teilhard qui n’était qu’une jeune dupe inconsciente. Personne (et à juste raison à mon avis) n’a jamais soupçonné Smith Woodward, un homme tout d’une pièce qui consacra sa vie à démontrer la réalité de Piltdown et qui, à plus de quatre-vingts ans et aveugle, dicta son dernier livre au titre si chauvin, The Earliest Englishman (« Le premier Anglais »), 1948.

Les soupçons se sont surtout portés sur Dawson. Les occasions ne lui ont certes pas manqué, mais personne n’a jamais pu lui trouver une motivation satisfaisante. Dawson était un amateur jouissant du plus grand respect et comptait à son actif plusieurs trouvailles d’importance. Il faisait preuve d’un enthousiasme excessif et de peu de sens critique ; sans doute a-t-il même parfois manqué de scrupules dans des rapports avec les autres amateurs, mais aucune preuve directe de sa complicité n’a jamais pu être apportée. Néanmoins, il existe de fortes présomptions qui ont été bien résumées par J.S. Weiner dans The Piltdown Forgery (« La falsification de Piltdown »), 1955.

Ceux qui soutenaient Dawson ont prétendu, devant l’habileté des contrefaçons, qu’un homme de science plus professionnel avait dû y participer, au moins comme complice. J’ai toujours considéré que c’était là un argument de peu de valeur, avancé surtout par des savants désireux d’apaiser la gêne qu’ils éprouvaient de ne pas avoir détecté plus tôt une supercherie assez mal montée. La coloration des ossements, il est vrai, avait été réalisée avec un art consommé. Mais les « outils » avaient été médiocrement taillés et les dents grossièrement limées : les savants y remarquèrent des rayures dès qu’ils les regardèrent avec dans l’esprit la bonne hypothèse. « Les marques d’abrasion artificielle, écrivit Le Gros Clark, sautèrent immédiatement aux yeux. En vérité, elles semblaient si évidentes qu’on peut se demander comment il se faisait qu’elles n’aient pas attiré l’attention plus tôt. » La suprême habileté du faussaire a consisté à savoir ce qu’il devait laisser de côté, le menton et l’articulation.

En novembre 1978, Piltdown revint au premier plan de l’actualité car un autre savant fut impliqué dans l’affaire en tant que complice. Peu de temps avant sa mort, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, J.A. Douglas, professeur honoraire de géologie à Oxford, enregistra une bande magnétique où il accusait son prédécesseur à cette même chaire, W.J. Sollas, d’être le coupable. Pour appuyer ses dires, Douglas n’apporta que trois arguments qui, à mon avis, pourraient difficilement être considérés comme des preuves : 1. Sollas et Smith Woodward étaient des ennemis jurés. (Et puis après ? L’Université est un nid de vipères, mais les échanges verbaux et la mystification délibérée sont des réactions d’une échelle bien différente.) 2. En 1910, Douglas a donné à Sollas des ossements de mastodonte qui auraient pu être utilisés dans la faune importée à Piltdown. (Mais ces ossements et ces dents ne sont pas rares.) 3. Sollas a reçu une fois un paquet de bichromate de potassium et ni Douglas ni le photographe de Sollas n’ont compris pourquoi Sollas en avait eu besoin. Le bichromate de potassium fut utilisé pour teindre les ossements de Piltdown. (C’était également un produit chimique employé couramment pour la photographie et je ne considère pas que les prétendus doutes du photographe de Sollas impliquent que le professeur ait eu quelque sombre dessein.) Pour me résumer, les preuves apportées contre Sollas sont, à mon avis, si minces que je me demande pourquoi les grandes revues scientifiques d’Angleterre et des États-Unis leur ont donné un tel écho. Je mettrais donc Sollas hors de cause, si ce n’était que, paradoxalement, son célèbre livre Ancient Hunters (« Les anciens chasseurs ») soutient les thèses de Smith Woodward sur Piltdown avec tant de chaleureuse obséquiosité qu’on pourrait l’interpréter comme de l’ironie déguisée.

Trois hypothèses seulement me semblent avoir quelque fondement. Voyons la première : Dawson était l’objet de soupçons largement répandus parmi certains archéologues amateurs qui le détestaient (autant que d’autres l’encensaient). Certains de ses compatriotes le considéraient comme un escroc. D’autres étaient amèrement jaloux de la position qu’il avait acquise parmi les professionnels. Peut-être l’un de ses collègues a-t-il imaginé cette forme complexe et singulière de revanche ? Selon la seconde hypothèse, la plus plausible à mes yeux, Dawson aurait agi seul, soit pour la gloire, soit pour accéder au monde des professionnels, on ne sait.

La troisième hypothèse est beaucoup plus intéressante. Elle ferait de Piltdown une plaisanterie qui aurait été trop loin plutôt qu’une contrefaçon malfaisante. C’est la théorie préférée de nombreux paléontologistes des vertébrés qui ont connu l’homme. J’ai passé toutes les preuves au crible et ai tenté de démolir cette thèse. Je n’y suis pas parvenu ; je l’ai trouvée cohérente et plausible, bien qu’elle ait une rivale mieux établie. Alfred S. Romer, ancien directeur du muséum de Harvard où j’habite et l’un des grands spécialistes américains de la paléontologie des vertébrés, m’a souvent fait part de ses soupçons. Louis Leakey y croyait également. Son autobiographie fait anonymement référence à un « second homme », mais les preuves intrinsèques mettent clairement en cause un individu bien précis que peuvent reconnaître les gens au courant.

Il est souvent difficile de se souvenir d’un homme dans sa jeunesse après que l’âge a imposé une image différente. Teilhard de Chardin devint, dans les dernières années de sa vie, un personnage austère et presque divin aux yeux de beaucoup ; il fut salué comme un des prophètes de notre temps. Mais il fut aussi, dans ses jeunes années, un étudiant aimant s’amuser. Il rencontra Dawson trois ans avant que Smith Woodward entrât dans l’histoire. D’une première affectation en Égypte, il a fort bien pu ramener les ossements de mammifères (provenant probablement de Malte ou de Tunisie) qui firent partie de la faune « importée » à Piltdown. Je m’imagine aisément Dawson et Teilhard, au cours des longues heures qu’ils passaient ensemble sur le terrain ou au pub, fomentant leur complot. Ils pouvaient avoir pour cela plusieurs raisons : Dawson pour mettre au jour la crédulité de ces professionnels qui se donnaient de grands airs ; Teilhard pour se gausser une nouvelle fois des Anglais qui ne possédaient aucun fossile humain légitime, alors que la France s’enorgueillissait d’une surabondance qui en faisait la reine de l’anthropologie. Peut-être ont-ils travaillé ensemble sans jamais se douter que les plus gros pontes de la science anglaise mordraient à l’hameçon avec tant de voracité ? Peut-être espéraient-ils tout révéler mais en furent-ils empêchés ?

Teilhard quitta l’Angleterre pour devenir brancardier pendant la Première Guerre mondiale. Dawson, selon cette hypothèse, persévéra et paracheva le complot par la deuxième trouvaille de Piltdown en 1915. Mais la plaisanterie lui échappa et se transforma en cauchemar. Dawson tomba soudainement malade et mourut en 1916. Teilhard ne put revenir en Grande-Bretagne avant la fin de la guerre. Entre-temps, les trois gros bonnets de l’anthropologie et de la paléontologie britanniques – Arthur Smith Woodward, Grafton Elliot Smith et Arthur Keith – avaient joué toute leur carrière sur la réalité de Piltdown. (Ils finiront du reste dans la peau d’un Sir Arthur pour deux d’entre eux et d’un Sir Grafton pour l’autre, en grande partie pour avoir mis l’Angleterre en vedette sur la scène anthropologique.) Si Teilhard avait avoué en 1918, sa carrière prometteuse (au cours de laquelle il eut l’occasion de jouer un des tout premiers rôles dans la description de l’homme de Pékin, authentique celui-là) se serait achevée brutalement. Aussi suivit-il, jusqu’au jour de sa mort, le conseil du psalmiste et la devise de l’université du Sussex, qui devait s’établir plus tard à quelques kilomètres de Piltdown : « Sois calme, et sais… » C’est là un scénario possible. Possible sans plus.

Toutes ces hypothèses sont fort amusantes et donnent l’occasion de controverses sans fin, mais elles nous ont éloignés de cette question primordiale et bien plus intéressante : pourquoi, en premier lieu, a-t-on cru à l’homme de Piltdown ? C’était, dès le départ, une créature peu plausible. Pourquoi a-t-on admis dans notre lignée cet ancêtre doté d’un crâne moderne en tous points et d’une mâchoire de singe non modifiée ?

Il faut dire que l’homme de Piltdown n’a jamais manqué de détracteurs. Son règne temporaire est né dans une atmosphère de conflit et a sans cesse alimenté moult controverses. De nombreux hommes de science ont cru avec constance que l’homme de Piltdown n’était qu’un assemblage composé de deux animaux accidentellement réunis dans le même dépôt. Au début des années 40 par exemple, Franz Weidenreich, peut-être le plus grand spécialiste mondial de l’anatomie humaine, écrivait (avec une exactitude qui, rétrospectivement, nous apparaît accablante) : « L’Eoanthropus [“l’homme de l’aurore”, désignation officielle de l’homme de Piltdown] devrait être éliminé du catalogue des fossiles humains. C’est la combinaison artificielle de fragments de la boîte crânienne d’un homme moderne avec une mandibule et des dents de type orang-outan. » À cette thèse hérétique, Sir Arthur Keith répondit avec une ironie amère : « C’est une façon de se débarrasser de faits qui n’entrent pas dans une théorie préconçue : généralement le moyen utilisé par les hommes de science consiste, non pas à se débarrasser des faits, mais à concevoir une théorie qui s’y accorde. »

En outre, si l’on avait été tenté d’approfondir le sujet, on aurait pu se référer à des publications qui, dès le début de l’affaire, donnaient des raisons de soupçonner la supercherie. Un spécialiste de l’anatomie dentaire, C.W. Lyne, affirma que la canine trouvée par Teilhard était une dent jeune qui venait de sortir avant la mort de l’homme de Piltdown et que son taux d’usure ne pouvait se concilier avec son âge. D’autres émirent de sérieux doutes sur l’ancienneté des outils de Piltdown. Dans les cercles des amateurs du Sussex, certains collègues de Dawson en conclurent que Piltdown était un faux, mais ils ne le firent pas savoir dans des publications.

Si l’on veut tirer un enseignement sur la nature de la recherche scientifique – et non pas seulement s’amuser à colporter des ragots – il faudra résoudre le paradoxe de son acceptation si aisée. Je pense être en mesure de dénombrer au moins quatre catégories de raisons expliquant l’accueil réservé par les plus grands paléontologistes anglais à cet être hybride. Toutes les quatre s’inscrivent en faux contre les mythes concernant la pratique scientifique : les faits priment et ont la vie dure et le savoir scientifique s’accroît grâce au recueil patient et à l’examen minutieux des données objectives de pure information. Bien au contraire, ces quatre catégories de raisons présentent la science comme une activité humaine mue par l’espoir, les préjugés culturels, la recherche de la gloire, et progressant cependant d’un pas hésitant sur le chemin capricieux menant à une meilleure compréhension de la nature.

Comment une forte espérance l’emporte sur des preuves douteuses. Avant Piltdown, la paléoanthropologie anglaise s’enfonçait dans le même bourbier que connaissent à présent ceux qui étudient la vie extraterrestre : un immense champ de spéculations sans limites et aucune preuve directe. Hormis quelques « cultures » du silex de facture humaine douteuse et quelques ossements qu’on soupçonnait fort d’avoir été enterrés récemment dans des graviers anciens, l’Angleterre ne connaissait rien de ses ancêtres les plus reculés. La France, au contraire, avait eu le privilège de trouver sur son sol une surabondance d’hommes de Néanderthal et de Cro-Magnon, avec leur art et leurs outils. Les anthropologues français prenaient un malin plaisir à faire sentir aux Anglais cette disparité. L’homme de Piltdown venait à point nommé pour retourner la situation. Il semblait considérablement plus vieux que les néanderthaliens. Si des fossiles humains possédaient un crâne entièrement moderne des centaines de milliers d’années avant que l’homme de Néanderthal, avec ses sourcils épais, n’apparût, l’homme de Piltdown devait bien être notre ancêtre et les néanderthaliens français une branche annexe. « La race de Néanderthal, déclara Smith Woodward, était un rameau dégénéré alors que l’homme moderne survivant doit provenir directement de cette source primitive dont la découverte du crâne de Piltdown fournit la première preuve. » Cette rivalité internationale a souvent été mentionnée dans les commentaires sur l’affaire de Piltdown, mais plusieurs facteurs d’égale importance sont généralement passés inaperçus.

Comment des anomalies sont acceptées lorsqu’elles s’accordent avec les préjugés culturels. Aujourd’hui l’association d’un crâne humain et d’une mâchoire de singe nous semblerait suffisamment incohérente pour qu’on la mette de suite en doute. Il n’en allait pas de même en 1913. À cette époque, de nombreux paléontologistes de premier plan conservaient a priori une préférence, en grande partie d’origine culturelle, pour la « primauté du cerveau » dans l’évolution humaine. L’argument reposait sur une déduction fausse faisant découler l’importance contemporaine du cerveau d’une antériorité historique. Nous régnons aujourd’hui grâce à notre intelligence ; donc, dans notre évolution, un cerveau plus gros a dû précéder et entraîner toutes les autres modifications de notre corps. Nous devrions nous attendre à trouver des ancêtres humains avec un gros cerveau, peut-être presque moderne, et un corps nettement simien. (Ironiquement, la nature a suivi un chemin inverse. Nos ancêtres les plus anciens, les australopithèques, connaissaient la station verticale, mais avaient encore de petits cerveaux.) Ainsi, l’homme de Piltdown venait habilement appuyer un résultat que beaucoup attendaient. Grafton Elliot Smith écrivait en 1924 :

« L’intérêt exceptionnel du crâne de Piltdown réside dans la confirmation qu’il apporte à la thèse selon laquelle, dans l’évolution de l’homme, le cerveau a montré le chemin. C’est le plus parfait truisme de dire que l’homme a émergé de sa condition simienne grâce à l’enrichissement de la structure de son esprit. […] Le cerveau a atteint ce que l’on peut appeler le rang humain à une époque où les mâchoires et le visage, et sans aucun doute le corps également, présentaient encore en grande partie les caractères grossiers des ancêtres simiens de l’homme. En d’autres termes, l’homme ne fut d’abord […] qu’un singe doté d’un cerveau surdéveloppé. L’importance du crâne se révèle dans la confirmation tangible qu’il apporte à ces déductions. »

Piltdown étayait aussi certaines thèses raciales largement répandues parmi les Blancs européens. Dans les années 1930 et 1940, à la suite de la découverte de l’homme de Pékin dans des strates approximativement contemporaines des graviers de Piltdown, des arbres phylétiques fondés sur l’homme de Piltdown et affirmant l’ancienneté de la suprématie blanche firent leur apparition dans les publications (mais ils ne furent jamais adoptés par les principaux défenseurs de l’homme de Piltdown, Smith Woodward, Smith et Keith). L’homme de Pékin (originellement appelé Sinanthropus, mais à présent classé parmi les Homo erectus) vivait en Chine avec un cerveau qui était les deux tiers du nôtre alors que l’homme de Piltdown, avec son cerveau complètement développé, habitait l’Angleterre. Si l’homme de Piltdown, le plus vieil Anglais, était l’ancêtre des races blanches, alors que les autres variétés devaient faire remonter leur ascendance à l’Homo erectus, cela signifiait que les Blancs avaient franchi le seuil de l’humanité pleine et entière avant les autres hommes. Étant restés plus longtemps dans cette haute position, les Blancs se devaient de l’emporter dans les arts de la civilisation.

Comment des anomalies sont acceptées quand elles permettent d’accorder les faits avec les attentes. On sait rétrospectivement que l’homme de Piltdown avait un crâne humain et une mâchoire de singe. Il fournit donc une occasion idéale pour examiner les réactions des savants lorsqu’ils sont confrontés à une anomalie gênante. Grafton Elliot Smith et d’autres ont pu être partisans d’une nette avance du cerveau dans l’évolution de l’homme, mais aucun n’avait songé à une indépendance si complète que le cerveau serait devenu humain avant que la mâchoire ait subi la moindre transformation ! L’homme de Piltdown était trop beau pour être vrai.

Si Keith avait eu raison dans les sarcasmes qu’il adressait à Weidenreich, les défenseurs de Piltdown auraient dû modeler leurs théories à ces faits gênants, un crâne humain et une mâchoire de singe. Au lieu de cela, ils modelèrent les « faits », ce qui, une fois encore, montre bien que les informations nous parviennent à travers les filtres de notre culture, de nos espoirs et de nos attentes. Dans les « pures » descriptions des restes de Piltdown qui sont données par les principaux défenseurs, un thème revient avec persistance : le crâne, bien que remarquablement moderne, présente un ensemble de caractères absolument simiens ! Smith Woodward, en fait, avait d’abord estimé la capacité crânienne à un modeste 1 070 cm3 (elle oscille chez l’homme moderne entre 1 400 et 1 500 cm3), bien que Keith le convainquît plus tard d’élever ce chiffre jusqu’à le rapprocher de la moyenne inférieure actuelle. Grafton Elliot Smith, en décrivant la boîte crânienne dans l’article original de 1913, a trouvé des signes indubitables d’amorces d’expansion dans des zones qui abritent, dans le cerveau actuel, les plus hautes facultés mentales. « Nous devons en conclure, écrivit-il, qu’il s’agit bien du cerveau humain le plus primitif et le plus simien de tous ceux qui ont été découverts jusqu’à présent ; en outre, on devait raisonnablement s’attendre à voir associé ce cerveau dans un seul et même individu avec cette mandibule qui atteste si clairement le rang zoologique de son possesseur d’origine. » Une année exactement avant la révélation de Oakley, Sir Arthur Keith écrivait dans son dernier grand ouvrage (1948) : « Son front était comme celui de l’orang-outan, dépourvu de torus sus-orbitaire (bourrelet frontal formant une arcade sourcilière proéminente) ; dans sa configuration, son os frontal présentait de nombreux points de ressemblance avec l’orang-outan de Bornéo et de Sumatra. » L’Homo sapiens moderne, je m’empresse de l’ajouter, ne possède pas non plus de torus sus-orbitaire.

L’examen attentif de la mâchoire mit également au jour un ensemble de caractéristiques remarquablement humaines pour une mâchoire simiesque (outre l’usure artificielle des dents). À plusieurs reprises, Sir Arthur Keith souligna, par exemple, le fait que les dents s’inséraient dans la mâchoire d’une manière plus humaine que simienne.

Comment les pratiques font obstacle aux découvertes. Jadis le British Museum n’était pas à l’avant-garde pour ce qui est de l’accessibilité de ses collections – la tendance s’est heureusement inversée ces dernières années et a contribué à dissiper l’odeur de renfermé (au propre et au figuré) qui régnait dans les grands muséums de recherche. Comme le stéréotype du bibliothécaire qui protège les livres en empêchant qu’on les lise, les gardiens de l’homme de Piltdown limitaient strictement l’accès aux ossements originaux. Les chercheurs obtenaient souvent l’autorisation de les regarder mais sans les toucher ; seuls les duplicata en plâtre pouvaient être manipulés. Tout le monde s’accordait à trouver les moulages parfaitement exacts dans leurs proportions et leurs détails, mais on ne pouvait découvrir la mystification qu’en ayant accès aux originaux : l’usure des dents artificielles ainsi que la coloration ne pouvaient être détectées sur le plâtre.

« En écrivant ce livre en 1972, dit Louis Leakey dans son autobiographie, et en me demandant comment cette falsification avait pu rester ignorée pendant de si nombreuses années, je me suis revu en 1933 quand, pour la première fois, je rendis visite au docteur Bather, le successeur de Smith Woodward […]. Je lui fis part de mon désir d’examiner attentivement les fossiles de Piltdown, car je préparais alors un manuel sur les hommes primitifs. On me conduisit au sous-sol pour me montrer les pièces que l’on sortit d’un coffre-fort et que l’on posa sur une table. À côté de chaque fossile se trouvait un excellent moulage. On ne m’autorisa pas à manipuler les originaux de quelque manière que ce soit, mais uniquement à les regarder et à me contenter du fait que les moulages étaient des répliques de très bonne facture. Puis, soudainement, on ôta les originaux qui furent remis sous clef et on me laissa pendant tout le reste de la matinée avec les seuls moulages à étudier. »

Je crois sincèrement à présent que ce fut dans ces conditions que tous les savants en visite purent examiner les fossiles de Piltdown et que la situation ne changea que lorsqu’ils furent sous la garde de mon ami et contemporain Kenneth Oakley. Il ne vit pas la nécessité de traiter ces fragments comme s’il se fût agi de joyaux de la couronne mais les considéra plus simplement comme des fossiles importants dont il convenait de prendre grand soin, mais desquels il fallait tirer le maximum de renseignements scientifiques.

Henry Fairfield Osborn, bien qu’il ne passât pas pour un homme généreux, a rendu un hommage presque obséquieux à Smith Woodward dans son traité sur le cheminement historique du progrès humain, Man Rises to Parnassus (« L’homme s’élève au Parnasse »), 1927. Il faisait partie des sceptiques avant sa visite au British Museum en 1921. Puis le matin du dimanche 24 juillet, « après avoir assisté, écrit Osborn, à l’abbaye de Westminster à un office qui me laissa un souvenir impérissable, je me rendis au British Museum pour voir les restes fossiles de l’homme de l’aurore de Grande-Bretagne, dont maintenant la véracité a été fermement établie ». (En tant que directeur du Muséum américain d’histoire naturelle Osborn eut le droit de voir les originaux.) Il se convertit rapidement et déclara que Piltdown était une « découverte d’une importance transcendante pour la préhistoire de l’homme ». « Nous devons nous rappeler sans cesse, ajoutait-il plus loin, que la nature est pleine de paradoxes et que l’ordre de l’univers n’est pas l’ordre humain. » Mais Osborn n’avait guère vu autre chose que l’ordre humain à deux niveaux : la comédie de la supercherie et l’emprise, plus subtile mais inéluctable, de la théorie sur la nature. Pourtant je ne m’afflige pas de voir l’ordre humain voiler toutes nos interactions avec l’univers, car le voile est translucide, aussi solide que soit sa texture.


Addendum

La fascination exercée par l’affaire de Piltdown ne semble pas se ralentir. Cet article, publié originairement en mars 1979, me valut un flot de lettres de félicitations et de critiques. Cette correspondance se concentrait sur Teilhard, bien entendu. Je n’ai pas cherché à jouer au plus fin en écrivant longuement sur Teilhard tout en mentionnant brièvement que la version selon laquelle Dawson aurait agi seul rendait mieux compte des faits. Le réquisitoire contre Dawson avait été admirablement dressé par Weiner et je n’avais rien à y ajouter. Je persistais à penser que l’hypothèse de Weiner était la plus probable. Mais j’estimais également que la seule solution raisonnable de remplacement (puisqu’à mon avis le second gisement de Piltdown démontrait la culpabilité de Dawson) était l’existence d’un complice. Les autres propositions mettant en cause Sollas, et même Grafton Elliot Smith lui-même, m’ont paru si improbables ou si farfelues que je me suis demandé pourquoi on s’était si peu intéressé au seul savant reconnu qui ait été avec Dawson depuis le début de l’affaire. D’autant que plusieurs collègues éminents de Teilhard dans le domaine de la paléontologie des vertébrés ont émis en privé quelques soupçons (ou ont fait en public des allusions sibyllines) sur son rôle possible.

Ashley Montagu m’a écrit le 3 décembre 1979 pour me dire qu’il avait annoncé la nouvelle à Teilhard après que Oakley eut révélé la supercherie et que la surprise de Teilhard lui avait semblé trop réelle pour être feinte : « Je suis certain que vous faites erreur. Je connaissais bien Teilhard et, en fait, je fus le premier à lui annoncer la découverte de la fraude, le lendemain de sa divulgation dans le New York Times. Sa réaction ne peut pas avoir été simulée. Je ne doute pas un instant que le faussaire soit Dawson. » À Paris, en septembre dernier, je me suis entretenu avec plusieurs contemporains et collègues scientifiques de Teilhard, y compris Pierre-Paul Grassé et Jean Piveteau ; tous ont considéré que les allégations sur sa complicité étaient monstrueuses. Le père François Russo, de la Compagnie de Jésus, m’a envoyé plus tard copie de la lettre que Teilhard a écrite à Kenneth P. Oakley après que ce dernier eut dévoilé la mystification. Il espérait que ce document apaiserait mes doutes sur son coreligionnaire. Mais il ne fit au contraire que les amplifier, car dans cette lettre, Teilhard s’est trahi. Pris au jeu par mon nouveau rôle de détective, je rendis visite à Kenneth Oakley en Angleterre le 16 avril 1980. Celui-ci me montra d’autres textes de Teilhard et partagea avec moi d’autres soupçons. Je pense maintenant que ce surplus de preuves désigne clairement Teilhard comme complice de Dawson dans le complot de Piltdown. J’exposerai toute l’affaire dans le Natural History Magazine de l’été ou de l’automne 1980 ; mais, pour le moment, je me contenterai de mentionner les éléments de preuve tirés de cette première lettre que Teilhard adressa à Oakley.

Teilhard y exprime tout d’abord sa satisfaction. « Je vous félicite très sincèrement pour la solution que vous avez apportée au problème de Piltdown. […] Je suis fondamentalement satisfait de vos conclusions, malgré le fait que, sentimentalement parlant, cela gâche l’un de mes premiers et de mes plus brillants souvenirs paléontologiques. » Il poursuit en faisant part de ses pensées sur « l’énigme psychologique », à savoir sur l’auteur de la mystification. En accord avec tous les autres, il rejette l’idée de la culpabilité de Smith Woodward, mais il refuse également d’impliquer Dawson, en s’appuyant sur la connaissance parfaite qu’il avait du tempérament et des talents de Dawson : « C’était une personne méthodique et enthousiaste. […] En outre, son amitié profonde pour Sir Arthur rend presque impossible la pensée qu’il ait pu systématiquement tromper son associé pendant plusieurs années. Lorsque nous étions sur le terrain, je n’ai jamais rien remarqué de suspect dans son comportement. » Teilhard achève sa lettre en proposant, sans trop y croire, de son propre aveu, que l’affaire a pu être un accident créé par un amateur qui aurait jeté des ossements de singe sur un tas de déblais qui aurait également renfermé des fragments de crâne humain (bien que Teilhard ne nous dise pas comment une telle hypothèse pourrait expliquer la même association à trois kilomètres de là, sur le second site de Piltdown).

Teilhard s’est trahi lorsqu’il décrit la seconde découverte de Piltdown : « Il se borna à me conduire sur l’emplacement du deuxième site et m’expliqua (sic) qu’il avait trouvé la molaire isolée et les petits morceaux de crâne dans les tas de gravats et pierraille qui avaient été ratissés à la surface du champ. » Maintenant nous savons (voir Weiner, page 142) que Dawson a bien amené Teilhard sur le second gisement pour une sortie de prospection en 1913. Il y a également conduit Smith Woodward en 1914. Mais aucune de ces deux visites ne se traduisit par une découverte quelconque ; aucun fossile ne fut trouvé sur le second site avant 1915. Dawson écrivit à Smith Woodward le 20 janvier 1915 pour lui annoncer la découverte de deux fragments crâniens. En juillet 1915, il lui écrivit de nouveau pour lui annoncer une autre excellente nouvelle, la découverte d’une molaire. Smith Woodward supposa (et affirma dans ses publications) que Dawson avait déterré ces pièces en 1915 (voir Weiner, page 144). Dawson tomba sérieusement malade peu de temps après, en 1915, et mourut l’année suivante. Smith Woodward n’obtint jamais de précision supplémentaire sur la seconde trouvaille. Maintenant, voyons le point crucial : Teilhard déclare explicitement, dans la lettre citée plus haut, que Dawson lui avait parlé de la dent et des fragments de crâne du second site. Mais selon Claude Cuénot, le biographe de Teilhard, celui-ci fut mobilisé en décembre 1914 ; et nous savons qu’il se trouvait sur le front le 22 janvier 1915 (pages 22-23). Mais si Dawson n’a « officiellement » découvert la molaire qu’en juillet 1915, comment Teilhard pouvait-il être au courant à moins d’avoir participé à la supercherie ? Je pense qu’il est très improbable que Dawson ait montré le matériel en 1913 à un Teilhard innocent et l’ait ensuite caché à Smith Woodward pendant deux ans (surtout après avoir amené Smith Woodward sur le second site pour deux jours de prospection en 1914). Teilhard et Smith Woodward étaient amis et auraient pu comparer leurs notes à tout moment ; et un Dawson agissant seul n’aurait jamais commis cette inconséquence qui aurait pu le faire démasquer.

En second lieu, Teilhard déclare dans sa lettre à Oakley qu’il n’avait jamais rencontré Dawson avant 1911 : « J’ai très bien connu Dawson puisque j’ai travaillé trois ou quatre fois avec lui et Sir Arthur à Piltdown (après une rencontre fortuite en 1911 dans une carrière près de Hastings). » Cependant il est certain que Teilhard a rencontré Dawson pendant le printemps ou l’été 1909 (voir Weiner, page 90). Dawson a présenté Teilhard à Smith Woodward et Teilhard, vers la fin de l’année 1909, a soumis à Smith Woodward plusieurs fossiles qu’il avait trouvés, y compris la dent d’un mammifère primitif très rare. Lorsque Smith Woodward décrivit ce matériel devant la Société géologique de Londres en 1911, Dawson, dans la discussion qui suivit la communication de Smith Woodward, rendit hommage à « l’aide patiente et avisée » qui lui fut apportée par Teilhard et un autre prêtre à partir de 1909. Je ne condamne pas Teilhard pour cet écart de dates. Même si Teilhard et Dawson ne s’étaient rencontrés qu’en 1911, il leur serait resté suffisamment de temps pour devenir complices (Dawson « trouva » son premier élément de crâne de Piltdown durant l’automne 1911, bien qu’il ait déclaré qu’un ouvrier lui avait donné un fragment « quelques années » plus tôt), et je n’en voudrais pas pour une erreur de deux ans à un homme qui a essayé de rassembler des souvenirs vieux de quarante ans. Il reste que cette date tardive (et inexacte), peu avant la découverte de Dawson, semble faite pour détourner les soupçons.

J’abandonne à présent la passionnante recherche du coupable pour en revenir au thème de mon premier essai (pourquoi a-t-on cru si aisément à Piltdown ?), car un autre collègue m’a envoyé un article fort intéressant paru dans la principale revue scientifique d’Angleterre le 13 novembre 1913 au beau milieu des controverses soulevées par la découverte. Dans ce texte, David Waterston, du King’s College de l’université de Londres, affirmait avec fermeté que le crâne était celui d’un homme et la mâchoire celle d’un singe. « Il me semble aussi incohérent, concluait-il, d’attribuer la mandibule et le crâne au même individu qu’il le serait d’articuler un pied de chimpanzé avec un fémur ou un tibia essentiellement humain. » Dès le départ la solution du problème scientifique avait été trouvée, mais les espoirs, les désirs et les préjugés avaient empêché qu’on l’acceptât.