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LE CERVEAU DES FEMMES
 

Dans son prélude à Middlemarch, la romancière anglaise George Eliot s’affligeait du gâchis que représentait la vie inaccomplie des femmes de talent :

« Certains ont senti que ces vies gâchées sont imputables à la fâcheuse imprécision dont le Pouvoir Suprême, en créant la femme, a doté sa nature. Si le niveau de l’incompétence féminine pouvait se définir par le fait de savoir compter jusqu’à trois et pas au-delà, on pourrait discuter avec une rigueur scientifique la place de la femme dans la société. »

George Eliot poursuit sa dénonciation de l’idée d’une limitation innée, mais au moment même où elle écrit, en 1872, les maîtres de l’anthropométrie européenne tentaient de mesurer « avec une certitude scientifique » l’infériorité des femmes. L’anthropométrie, ou mesure du corps humain, n’est plus à la mode de nos jours, mais elle a dominé toutes les sciences humaines pendant une grande partie du XIXe siècle et resta en vogue jusqu’à ce que les tests d’intelligence viennent remplacer les mensurations crâniennes comme technique favorite pour dresser des comparaisons désobligeantes entre les races, les classes et les sexes. La craniométrie surtout forçait l’admiration et le respect. Son maître incontesté, Pierre Paul Broca (1824-1880), professeur de chirurgie clinique à la Faculté de médecine de Paris, regroupait autour de lui disciples et imitateurs. Leurs travaux, si méticuleux et apparemment si irréfutables, exercèrent une grande influence et leur valurent d’être tenus en haute estime et considérés comme un fleuron de la science du XIXe siècle.

Le travail de Broca semblait particulièrement peu propice à la réfutation. N’avait-il pas pris ses mesures avec les soins les plus scrupuleux ? (Ce qui était parfaitement exact. J’ai le plus grand respect pour les méthodes rigoureuses de Broca. Ses chiffres sont sûrs. Mais la science est un exercice déductif, non une accumulation de faits. Les chiffres, en eux-mêmes, ne signifient rien. Tout dépend de ce qu’on en fait.) Broca se définissait comme un apôtre de l’objectivité, comme un homme s’inclinant devant les faits et rejetant la superstition et le sentimentalisme. Il déclara qu’« il n’y a pas de foi, aussi respectable soit-elle, pas d’intérêt, aussi légitime soit-il, qui ne doivent s’accommoder du progrès de la connaissance humaine et se plier devant la vérité ». Les femmes, que cela plaise ou non, avaient un cerveau plus petit que les hommes et, en conséquence, ne pouvaient pas les égaler en intelligence. Ce fait, commentait Broca, peut venir renforcer un préjugé commun dans une société d’hommes, mais c’est aussi une vérité scientifique. Léonce Manouvrier, brebis galeuse dans le troupeau de Broca, réfuta la thèse de l’infériorité des femmes et écrivit des lignes pleines de sensibilité sur le fardeau que faisaient peser sur elles les chiffres de Broca.

« Les femmes faisaient valoir leurs illustrations et leurs diplômes. Elles invoquaient aussi des autorités philosophiques. Mais on leur opposait des chiffres que ni Condorcet, ni Stuart Mill, ni Émile de Girardin n’avaient connus. Ces chiffres tombaient comme des coups de massue sur les pauvres femmes, accompagnés de commentaires et de sarcasmes plus féroces que les plus misogynes imprécations de certains Pères de l’Église. Des théologiens s’étaient demandé si la femme avait une âme. Des savants furent bien près, un certain nombre de siècles plus tard, de lui refuser une intelligence humaine. »

L’argumentation de Broca reposait sur deux ensembles de données : la taille supérieure des cerveaux des hommes dans les sociétés modernes et une augmentation supposée de la supériorité masculine à travers l’histoire. L’essentiel des données de Broca provenait des autopsies qu’il pratiquait lui-même dans quatre hôpitaux parisiens. Sur un total de 292 cerveaux masculins, il calcula que le poids moyen s’établissait à 1 325 grammes et sur 140 cerveaux féminins à 1 144 grammes, soit une différence de 181 grammes ou 14 %. Broca admit, bien sûr, qu’une partie de cet écart pouvait être attribuée à la différence de taille. Mais il n’essaya pas pour autant de mesurer cette influence comme un facteur distinct et déclara tout de go qu’elle ne pouvait pas rendre compte de toute la différence car l’on savait, a priori, que les femmes n’étaient pas plus intelligentes que les hommes. (L’affirmation que les données étaient censées mettre à l’épreuve devenait postulat de base.)

« On s’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Cette explication a été admise par Teidemann. Pourtant il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme, différence qu’on a pu exagérer, mais qui n’en est pas moins réelle. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle. »

En 1873, l’année qui suivit la publication de Middlemarch de George Eliot, Broca mesura les capacités crâniennes des squelettes préhistoriques de la grotte de l’Homme-Mort. Il ne trouva qu’une différence de 99,5 cm3 entre les hommes et les femmes, alors que les populations actuelles varient de 129,5 à 220,7. Topinard, le principal disciple de Broca, expliqua l’accroissement de cet écart par l’influence grandissante qu’exerce l’évolution sur les hommes dominants et les femmes passives :

« L’homme qui combat pour deux ou davantage dans la lutte pour l’existence, qui a toute la responsabilité et les soucis du lendemain, qui est constamment actif vis-à-vis des milieux, des circonstances et des individualités rivales et anthropocentriques, a besoin de plus de cerveau que la femme qu’il doit protéger et nourrir, que la femme sédentaire, vaquant aux occupations intérieures, dont le rôle est d’élever les enfants, d’aimer et d’être passive. »

En 1879, Gustave Le Bon, champion de la misogynie de l’école de Broca, utilisa ces données pour publier ce qui doit être la plus virulente attaque contre les femmes de toute la littérature scientifique moderne (rien ne peut dépasser les écrits d’Aristote). Je ne prétends pas que ce point de vue était représentatif de l’école de Broca, mais il fut néanmoins publié dans la revue anthropologique française la plus réputée de toutes.

« Dans les races les plus intelligentes, comme les Parisiens, concluait Le Bon, il y a une notable proportion de la population féminine dont les crânes se rapprochent plus par le volume de ceux des gorilles que des crânes du sexe masculin les plus développés. […] Cette infériorité est trop évidente pour être contestée un instant, et on ne peut guère discuter que sur son degré. Tous les psychologistes qui ont étudié l’intelligence des femmes ailleurs que chez les romanciers ou les poètes reconnaissent aujourd’hui qu’elles représentent les formes les plus inférieures de l’évolution humaine et sont beaucoup plus près des enfants et des sauvages que de l’homme adulte civilisé. Elles ont des premiers la mobilité, et l’inconstance, l’absence de réflexion et de logique, l’incapacité à raisonner ou à se laisser influencer par un raisonnement, l’imprévoyance et l’habitude de n’avoir que l’instinct du moment pour guide. […] On ne saurait nier, sans doute, qu’il existe des femmes fort distinguées, très supérieures à la moyenne des hommes, mais ce sont là des cas aussi exceptionnels que la naissance d’une monstruosité quelconque, telle par exemple qu’un gorille à deux têtes, et par conséquent négligeables entièrement. »

Et Le Bon ne recula pas devant les implications sociales de ses thèses. Il était scandalisé par la proposition de certains réformateurs américains d’accorder aux femmes une éducation équivalente à celle des hommes :

« Vouloir donner aux deux sexes, comme on commence à le faire en Amérique, la même éducation, et par suite leur proposer les mêmes buts, est une chimère dangereuse. […] Le jour où, méprisant les occupations inférieures que la nature lui a données, la femme quittera son foyer et viendra prendre part à nos luttes, ce jour-là commencera une révolution sociale où disparaîtra tout ce qui constitue aujourd’hui les liens sacrés de la famille et dont l’avenir dira qu’aucune n’a jamais été plus funeste. »

Ça vous dit quelque chose, non{11} ?

J’ai réexaminé les données de Broca sur lesquelles se fondent ces opinions péremptoires et ses chiffres me sont apparus rigoureux mais leur interprétation mal fondée, c’est le moins que l’on puisse dire. On peut aisément écarter les données que Broca a utilisées pour démontrer un prétendu accroissement dans le temps de la différence entre hommes et femmes. Il s’est en effet uniquement appuyé sur les vestiges humains de l’Homme-Mort, c’est-à-dire, en tout, 7 hommes et 6 femmes. Jamais données aussi minces n’avaient entraîné des conclusions d’une portée aussi vaste.

En 1888, Topinard publia les chiffres bruts, nettement plus nombreux, recueillis par Broca dans les hôpitaux parisiens. Broca ayant noté, en regard du poids du cerveau, la taille et l’âge de chaque individu, nous pouvons aujourd’hui appliquer les méthodes statistiques modernes pour déduire l’effet de ces deux facteurs. Le poids du cerveau diminue avec l’âge et les femmes de Broca étaient, en moyenne, nettement plus âgées que ses hommes. Le cerveau grossit proportionnellement à la taille et ses hommes avaient en moyenne presque quinze centimètres de plus que ses femmes. J’ai utilisé la méthode de la régression multiple, technique qui m’a permis d’évaluer simultanément l’influence de la taille et de l’âge sur le poids du cerveau. En procédant à l’analyse des données concernant les femmes, j’ai trouvé qu’une femme ayant la taille et l’âge de l’homme moyen de Broca aurait un cerveau pesant 1 212 grammes. Cette correction réduit la différence mesurée par Broca de 181 à 113 grammes, soit de plus d’un tiers.

Je ne sais que faire de la différence restante, car je ne dispose d’aucun moyen pour évaluer les autres facteurs connus pour l’influence qu’ils exercent sur la taille du cerveau. La cause du décès joue un rôle important : les maladies s’accompagnant de dégénérescence entraînent souvent une diminution substantielle de la taille du cerveau. (Cet effet est distinct de la diminution attribuée à l’âge seul.) Eugene Schreider, qui a également étudié les données de Broca, a trouvé que les hommes tués accidentellement avaient un cerveau pesant en moyenne 60 grammes de plus que ceux morts de maladies infectieuses. Les meilleures données modernes que j’ai pu obtenir (provenant d’hôpitaux américains) font apparaître une différence nette de 100 grammes entre les morts violentes et les décès par artériosclérose dégénérante. Une proportion significative des sujets de Broca étant des femmes âgées, on peut supposer que les longues maladies occasionnant la dégénérescence étaient plus fréquentes chez elles que chez les hommes. Ce qui est plus important, c’est que les spécialistes actuels de la taille du cerveau ne se sont pas mis d’accord sur une mesure propre à éliminer le puissant effet des dimensions du corps. La taille est une notion partiellement satisfaisante, mais les hommes et les femmes de même taille n’ont pas la même carrure. Le poids est même pire que la taille, car ses variations sont, pour l’essentiel, le reflet de la nutrition du sujet plus que des dimensions réelles de son corps : être gros ou maigre n’influe guère sur le cerveau. Manouvrier, qui aborda cette question dans les années 1880, soutint que la masse et la force musculaires devaient être utilisées comme critères correcteurs. Il essaya de mesurer de diverses façons cette propriété difficilement cernable et trouva une nette différence à l’avantage des hommes, même chez les hommes et les femmes de taille semblable. Lorsqu’il apporta les corrections dues à ce qu’il appelait la « masse sexuelle », les femmes arrivèrent légèrement en tête pour ce qui est du poids du cerveau.

Ainsi, la différence corrigée de 113 grammes est certainement trop élevée ; le vrai chiffre avoisine vraisemblablement le zéro, et peut fort bien avantager les femmes aussi bien que les hommes. Et 113 grammes est exactement, notons-le, la différence moyenne entre un homme de 1,62 mètre et un de 1,93 mètre dans les données de Broca. Personne ne songe à considérer les hommes grands comme plus intelligents que les autres (et surtout pas nous autres, personnes de petite taille). En bref, que peut-on faire des données de Broca ? Elles ne permettent certainement pas d’affirmer en toute confiance que les hommes ont un cerveau plus gros que les femmes.

Pour bien juger du rôle social de Broca et de son école, il nous faut reconnaître que ses affirmations sur le cerveau des femmes ne reflètent pas un préjugé isolé dont ne serait victime qu’un seul groupe. Elles entrent dans le contexte d’une théorie globale selon laquelle les disparités sociales trouvent leur fondement dans la biologie. Les femmes, les Noirs et les pauvres souffraient du même discrédit, mais ce sont les femmes qui ont eu à subir les attaques de Broca pour la seule raison que celui-ci a eu plus de facilité pour obtenir des données les concernant. Les femmes furent particulièrement dénigrées, mais elles se sont substituées ainsi à d’autres groupes privés du droit de s’exprimer. Comme l’un des disciples de Broca l’a écrit en 1881 : « Les hommes des races noires ont un cerveau à peine plus lourd que celui des femmes blanches. » Ce rapprochement s’étendait à bien d’autres domaines de l’anthropologie ; on soutenait par exemple que les femmes et les Noirs étaient comme des enfants blancs, et que ces derniers, d’après la théorie de la récapitulation, représentaient une phase adulte ancestrale (primitive) de l’évolution humaine. Je ne considère pas comme de la vaine rhétorique d’affirmer que les luttes féministes nous concernent tous.

Maria Montessori n’a pas limité ses activités à la réforme de l’éducation des jeunes enfants. Elle a enseigné l’anthropologie à l’université de Rome pendant plusieurs années et a écrit un Traité sur l’anthropologie pédagogique, 1913, qui connut un grand retentissement. Montessori n’était pas une égalitariste. Elle approuvait la plupart des travaux de Broca et la théorie de la criminalité innée proposée par son compatriote Cesare Lombroso. Dans ses écoles, elle mesurait la circonférence de la tête des enfants et en déduisait que ceux qui avaient une grosse tête étaient promis à l’avenir le plus brillant. Mais elle n’approuvait en rien les thèses de Broca sur les femmes. Elle commenta longuement les études de Manouvrier et faisait grand cas de sa démonstration tendant à prouver, après correction des données, que les femmes avaient un cerveau de taille légèrement supérieure à celui des hommes. Les femmes, concluait-elle, étaient intellectuellement supérieures, mais les hommes l’avaient emporté jusqu’alors par le seul effet de leur force physique. La technologie ayant ôté à la force son rôle d’instrument du pouvoir, il se pourrait que nous entrions prochainement dans l’ère des femmes : « C’est alors qu’il y aura réellement des êtres humains supérieurs, il y aura réellement des hommes forts en moralité et en sentiment. Peut-être est-ce ainsi qu’adviendra le règne des femmes, lorsque l’énigme de leur supériorité anthropologique sera éclaircie. La femme a toujours été la gardienne du sentiment humain, de la moralité et de l’honneur. »

Ce type d’attitude représente un antidote possible aux thèses « scientifiques » sur l’infériorité constitutionnelle de certains groupes. On peut affirmer la validité des disparités biologiques tout en soutenant que les données ont été mal interprétées par des hommes remplis de préjugés quant à l’issue finale des recherches et que les groupes désavantagés sont en vérité supérieurs. C’est cette stratégie qu’a appliquée récemment Elaine Morgan dans La Fin du surmâle (The Descent of Woman), reconstitution imaginaire de la préhistoire humaine vue par une femme – et aussi grotesque que des récits plus célèbres écrits par et pour des hommes.

Je préfère une autre approche. Montessori et Morgan n’ont fait que suivre la philosophie de Broca pour aboutir à une conclusion qui leur convenait mieux. À mes yeux, cette entreprise consistant à assigner une valeur biologique aux différents groupes humains doit être ramenée à ce qu’elle est : une démarche sans fondement et parfaitement injurieuse. George Eliot a bien pris conscience de la tragédie particulière que la classification biologique imposait aux membres des groupes désavantagés. Elle l’a exprimée pour des personnes comme elle-même, c’est-à-dire des femmes au talent extraordinaire. Je voudrais l’appliquer de façon plus vaste – non seulement à toutes celles qui voient leurs rêves bafoués, mais aussi à celles qui ne se sont jamais rendu compte qu’elles pouvaient rêver. Dans l’impossibilité où je suis d’égaler la prose de George Eliot, voici, en conclusion, la suite du prélude de Middlemarch :

L’indétermination persiste et le champ de ses variations est beaucoup plus vaste qu’on aurait lieu de le supposer d’après la similitude de la coiffure des femmes et leur commune prédilection pour telle ou telle histoire d’amour en prose ou en vers. De temps en temps, il advient qu’un jeune cygne naisse parmi les canetons et grandisse, non sans peine, sur l’étang aux eaux sombres : faute de compagnons semblables à lui, il ne trouvera jamais le chemin de sa vie. Çà et là, naît une sainte Thérèse qui ne peut rien fonder, dont le cœur ardent aspire vainement à un bien qui lui est refusé, dont la passion frémissante s’épuise à lutter contre de petits obstacles au lieu de prendre forme en quelque création mémorable.