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LES FAILLES D’UN MONUMENT VICTORIEN
 

Les victoriens nous ont laissé quelques romans magnifiques, quoique un peu longuets. Mais ils ont également offert à un monde apparemment consentant un genre littéraire probablement sans égal quant à son ennui et à son inexactitude : les « vie et correspondance » des hommes célèbres. Ces pensums qui s’étalent sur plusieurs volumes, généralement écrits par une veuve éplorée ou par une fille ou un fils déférent, prennent, sous leur allure de récits humblement objectifs, l’aspect d’un simple compte rendu des paroles et des activités de la personne en question. Si nous acceptions ces œuvres telles quelles, il nous faudrait croire que les grands hommes victoriens ont effectivement vécu dans le respect des valeurs éthiques qu’ils prônaient – affirmation saugrenue que Lytton Strachey a mise en pièces voilà plus de cinquante ans avec ses Victoriens éminents.

Elizabeth Cary Agassiz – Bostonienne distinguée, fondatrice et première présidente du Radcliffe College, et épouse dévouée du plus grand naturaliste d’Amérique – possédait tous les justificatifs pour devenir auteur (y compris un mari décédé et regretté). Son Louis Agassiz, sa vie et sa correspondance fit d’un homme fascinant, mauvais coucheur et d’une fidélité qui n’eut rien d’excessif, un parangon de retenue, de bonne conduite, de sagesse et de droiture.

J’écris cet essai dans le bâtiment que Louis Agassiz fit construire en 1859, l’aile originale du Muséum de zoologie comparée de Harvard. Agassiz, premier spécialiste mondial des poissons fossiles, protégé du grand Cuvier (voir le chapitre 13), quitta sa Suisse natale peu avant 1850 pour faire carrière aux États-Unis. Célèbre en Europe et homme plein de charme, Agassiz fut reçu à bras ouverts dans les cercles sociaux et intellectuels, de Boston à Charleston. Il dirigea en Amérique les recherches d’histoire naturelle jusqu’à sa mort en 1873.

Ses apparitions en public furent toujours des modèles de correction, mais je m’attendais à ce que ses lettres privées reflètent sa personnalité exubérante. Le livre d’Elizabeth, qui reproduit mot à mot les lettres de Louis, parvient à transformer ce foyer de controverse et cette source d’énergie inépuisable en un gentleman pondéré et digne.

Récemment, en étudiant les thèses de Louis Agassiz sur les races humaines et guidé par quelques indications fournies dans la biographie de E. Lurie, Louis Agassiz : a Life in Science (« Louis Agassiz, une vie au service de la science »), j’ai remarqué quelques divergences entre les lettres originales de Louis Agassiz et la version qu’en avait donnée Elizabeth. J’ai alors découvert que celle-ci avait purement et simplement expurgé le texte sans même signaler les passages sautés. Comme Harvard possédait l’original de ces lettres, je me transformai en limier et me lançai dans une véritable enquête qui ne manqua pas de révéler quelques aspects croustillants de la personnalité d’Agassiz.

Pendant la décennie qui a précédé la guerre de Sécession, Agassiz a exprimé ses fortes convictions sur le statut des Noirs et des Indiens. Fils adoptif du Nord, il réprouvait l’esclavage, mais, faisant partie de la fine fleur de la société humaine en tant que Caucasien, il n’associait certainement pas cette réprobation à la moindre notion d’égalité des races.

Agassiz présentait ses certitudes raciales comme des déductions mesurées et inéluctables, tirées de principes premiers. Il soutint que les espèces étaient des entités statiques, créées. (À sa mort en 1873, Agassiz resta pratiquement le seul parmi les biologistes à lutter contre le raz de marée darwinien.) Elles n’ont pas été placées sur Terre en un lieu unique, mais créées simultanément sur toute l’étendue de leur territoire. Les espèces apparentées ont souvent été créées dans des régions géographiques séparées, chacune d’entre elles étant adaptée à l’environnement spécifique de sa zone. Puisque les races humaines répondaient à ces critères avant que le commerce et les migrations ne les eussent mélangées, chaque race représentait une espèce biologique distincte.

Le biologiste le plus important d’Amérique s’engagea donc sans ambiguïté dans le mauvais camp d’une bataille qui faisait rage dans le pays déjà dix ans avant son arrivée : Adam fut-il le père de tous les peuples ou seulement le père des Blancs ? Les Noirs et les Indiens sont-ils nos frères ou simplement des êtres qui nous ressemblent ? Les polygénistes, parmi lesquels Agassiz se rangeait, soutenaient que toutes les races principales avaient été créées comme des espèces totalement distinctes ; les monogénistes étaient partisans d’une origine unique et classaient les races selon leur degré de dégénérescence à partir de la perfection primitive de l’Éden – le débat ne comprenait pas d’égalitaristes. En toute logique, distinct ne veut pas forcément dire inégal. Mais un groupe possédant le pouvoir confond toujours séparation et supériorité. Je ne connais aucun polygéniste américain pour qui les Blancs n’étaient pas à la fois distincts et supérieurs.

Agassiz insistait sur le fait que sa prise de position en faveur de la polygénie n’avait rien à voir avec une cause politique ou un préjugé social. Il n’était, prétendait-il, qu’un savant humble et désintéressé, tâchant de mettre au clair un point obscur de l’histoire naturelle.

« On a reproché aux thèses avancées ici d’aller dans le sens de la défense de l’esclavage […]. Est-ce là une objection honnête à opposer à une investigation philosophique ? Ici, notre seul souci est la question de l’origine des hommes ; que les politiciens, que ceux qui se sentent appelés à gouverner la société humaine, voient ce qu’ils peuvent tirer des résultats […]. Nous récusons tous les rapprochements avec ce qui peut toucher aux affaires politiques […]. Les naturalistes ont le droit de considérer les questions que posent les rapports physiques des hommes comme de simples questions scientifiques et de les étudier sans référence à la politique ou à la religion. »

En dépit de ces belles paroles, Agassiz termine cette déclaration importante sur les races (publiée dans le Christian Examiner, 1850) par quelques recommandations sociales bien précises. Il commence par énoncer sa doctrine de ségrégation et d’inégalité : « Il y a sur la Terre des races d’hommes différentes qui habitent des régions différentes de sa surface […] et ce fait nous contraint à établir une classification relative de ces races. » La hiérarchie qui en découle va de soi : « L’Indien indomptable, courageux, fier […] nous apparaît dans une lumière ô combien différente du nègre soumis, obséquieux, imitateur ou du Mongol retors, fourbe et lâche ! Ces faits n’indiquent-ils pas clairement que les différentes races ne sont pas placées à un même niveau dans la nature ? » Enfin, au cas où il n’aurait pas rendu son message assez clair par cette généralisation, Agassiz termine en préconisant une politique sociale bien définie… contredisant ainsi sa profession de foi dans laquelle il avait chassé la politique de la pure vie de l’esprit. L’éducation, selon lui, doit s’adapter aux capacités innées, former les Noirs au travail manuel et les Blancs au travail intellectuel.

« Quelle serait la meilleure éducation à inculquer aux différentes races en fonction de leur différence originelle ? […]. Nous ne doutons pas un seul instant que les affaires des hommes, quant aux races de couleur, seraient beaucoup plus judicieusement conduites si, dans nos relations avec elles, nous étions guidés par la pleine conscience des différences réelles qui existent entre eux et nous et par le désir d’encourager ces dispositions si éminemment manifestes en eux, plutôt que de les traiter en termes d’égalité. »

Puisque ces dispositions « éminemment manifestes » sont la soumission, l’obséquiosité et l’imitation, on n’a pas de mal à imaginer ce qu’Agassiz voulait dire.

L’impact politique d’Agassiz reposait en grande partie sur son statut de savant et, à ce titre, on supposait que ses motivations se résumaient aux faits et à la théorie qu’ils sous-entendaient. Dans ce contexte, l’origine réelle des idées d’Agassiz sur les races revêt une importance certaine. Ne prêchait-il pas en réalité pour son saint ? N’avait-il pas quelque prédisposition, quelque impulsion propre au-delà de son amour pour l’histoire naturelle ? Les passages expurgés de Sa vie et sa correspondance jettent des lueurs essentielles sur le sujet. Ils nous montrent un homme bardé de vigoureux préjugés fondés primitivement sur des réactions viscérales immédiates et sur de profondes peurs sexuelles.

Le premier passage, presque choquant cent trente ans plus tard par sa force, rapporte la première expérience d’Agassiz avec des Noirs (il n’avait jamais rencontré de Noirs en Europe). Il visita l’Amérique pour la première fois en 1846 et envoya à sa mère une longue lettre lui racontant son voyage. Dans la section qui a trait à Philadelphie, Elizabeth Agassiz n’a laissé que les visites qu’il fit dans les musées et au domicile des savants. Elle a effacé, sans mentionner l’omission, la première impression ressentie par lui devant des Noirs, réaction irraisonnée qu’il eut en présence des serveurs d’un hôtel-restaurant. En 1846, Agassiz croyait encore à l’unité humaine, mais ce passage explique, de la façon la plus claire, sa conversion à la polygénie où toute considération scientifique est étonnamment absente. Voici donc ce texte inédit publié sans coupures :

« C’est à Philadelphie que je me suis retrouvé pour la première fois en contact prolongé avec des Noirs ; tous les domestiques de mon hôtel étaient des hommes de couleur. Je peux à peine vous exprimer la pénible impression que j’ai éprouvée, d’autant que le sentiment qu’ils me donnèrent est contraire à toutes nos idées sur la confraternité du genre humain et sur l’origine unique de notre espèce. Mais la vérité avant tout. Néanmoins, je ressentis de la pitié à la vue de cette race dégradée et dégénérée et leur sort m’inspira de la compassion à la pensée qu’il s’agissait véritablement d’hommes. Cependant, il m’est impossible de réfréner la sensation qu’ils ne sont pas du même sang que nous. En voyant leurs visages noirs avec leurs lèvres épaisses et leurs dents grimaçantes, la laine sur leur tête, leurs genoux fléchis, leurs mains allongées, leurs grands ongles courbes et surtout la couleur livide de leurs paumes, je ne pouvais détacher mes yeux de leurs visages et leur dire de s’éloigner. Et lorsqu’ils avançaient cette main hideuse vers mon assiette pour me servir, j’aurais souhaité partir et manger un morceau de pain ailleurs, plutôt que de dîner avec un tel service. Quel malheur pour la race blanche d’avoir, dans certains pays, lié si étroitement son existence avec celle des Noirs ! Que Dieu nous préserve d’un tel contact ! »

Le deuxième jeu de documents remonte à l’époque de la guerre de Sécession. Samuel Howe, le mari de Julia Ward Howe (auteur de The Battle Hymn of the Republic), membre de la commission d’enquête du président Lincoln, écrivit à Agassiz et lui demanda son opinion sur le rôle que devaient tenir les Noirs dans une nation réunifiée. En août 1863, Agassiz rendit réponse à Howe en quatre longues lettres passionnées. Elizabeth Agassiz les a émasculées de manière à ce que l’opinion de son mari apparaisse énoncée avec mesure (en dépit de la teneur particulière du propos), qu’on la croie tirer son origine de principes premiers et qu’on la pense motivée par le seul amour de la vérité.

En résumé, Agassiz y soutient que les races devraient être maintenues séparées de peur que la supériorité blanche ne se dissolve. Cette séparation devrait se passer naturellement puisque les mulâtres, souche faible, finiront par s’éteindre d’eux-mêmes. Les Noirs quitteront les climats nordiques qui leur conviennent si mal (puisqu’ils ont été créés en une espèce séparée sur le sol africain) ; ils se déplaceront en foule vers le sud et deviendront un jour majoritaires dans quelques États de plaine, tandis que les Blancs conserveront leur pouvoir sur le rivage et les terres élevées. Nous devrons reconnaître ces États, les admettre même au sein de l’Union, car ce sera là la moins mauvaise solution possible ; après tout, nous reconnaissons bien « Haïti et le Liberia ».

Les copieux passages supprimés par Elizabeth montrent les influences d’Agassiz sous un jour bien différent. Ses peurs instinctives et ses préjugés aveugles s’y donnent libre cours. Elle a systématiquement éliminé trois types d’affirmation. D’abord, elle a ôté les références les plus diffamatoires envers les Noirs : « En tout, contrairement aux autres races, écrit Agassiz, on peut les comparer à des enfants ayant atteint une taille d’adulte tout en ayant conservé un esprit puéril. » En second lieu, elle a retiré tous les arguments élitistes sur la liaison entre sagesse, richesse et position sociale au sein des races. Dans ces passages, on voit poindre les craintes réelles qu’Agassiz manifestait envers le métissage :

« Je frémis en songeant aux conséquences. Nous devons déjà nous battre dans notre marche en avant contre l’influence de l’égalité universelle et préserver les acquis de notre position éminente, la richesse de nos mœurs et de notre culture née d’associations choisies. Dans quel état nous retrouverions-nous si l’on ajoutait à ces difficultés les influences beaucoup plus néfastes de l’incapacité physique ? Les perfectionnements de notre système d’éducation […] pourront peut-être, un jour ou l’autre, contrebalancer les effets de l’apathie des gens sans culture et de la rudesse des classes inférieures et les élever à un niveau plus élevé. Mais comment pourra-t-on supprimer les stigmates d’une race inférieure lorsqu’on aura laissé son sang couler librement dans celui de nos enfants ? »

En troisième lieu, et cela revêt une plus grande importance encore, Elizabeth Agassiz n’a pas reproduit plusieurs longs passages sur le mélange des races qui restituent toute la correspondance dans un cadre différent de celui qu’elle a façonné. En lisant ces lignes, on prend conscience de la révulsion instinctive, intense, d’Agassiz à l’idée du contact sexuel entre les races. Cette peur profonde et irraisonnée fut chez lui une force motrice aussi puissante que les notions abstraites sur la création séparée : « La production de métis, écrivit-il, est autant un péché contre nature que l’inceste, dans une communauté civilisée, est un péché contre la pureté de caractère de la race. […] J’estime qu’il s’agit là d’une perversion de tout sentiment naturel. »

Cette aversion est si forte que les idées abolitionnistes ne peuvent pas refléter la moindre sympathie innée pour les Noirs, mais doivent provenir du fait que du sang blanc coule en quantité non négligeable dans les veines de nombreux Noirs et que les Blancs sentent instinctivement cette part d’eux-mêmes : « Je ne doute pas que la sensation d’horreur devant l’esclavage, qui a conduit à l’agitation dont c’est maintenant l’apogée au cours de notre guerre civile, ait été principalement, bien qu’inconsciemment, entretenue par la reconnaissance de notre propre race dans les descendants des gentlemen du Sud qui nous entourent et que nous considérons comme des Noirs alors qu’ils ne le sont pas. »

Mais si les races se repoussent réciproquement, comment les « gentlemen du Sud » peuvent-ils consentir à profiter des femmes qu’ils tiennent en servitude ? Agassiz en impute la responsabilité aux domestiques métisses. Leur blancheur les rend attirantes ; leur noirceur lascives. C’est ainsi que les pauvres jeunes hommes innocents sont séduits et pris au piège.

« Dès que le désir sexuel s’éveille chez les jeunes hommes du Sud, il leur est aisé de le satisfaire avec les domestiques de couleur [mulâtresses] qu’ils croisent à tout moment dans la maison. [Ce contact] émousse leurs meilleurs instincts dans ce domaine et les conduit peu à peu à rechercher des partenaires « d’un goût plus relevé », comme je l’ai entendu dire des Noires de race pure par des jeunes hommes aux mœurs dissolues. Une chose est certaine : il n’y a aucun progrès que l’on puisse attendre de la liaison d’individus de races différentes ; il n’y a ni amour ni désir de perfectionnement d’aucune sorte. Ce n’est somme toute qu’une liaison physique. »

Comment une génération précédente de gentlemen parvint-elle à vaincre son aversion pour engendrer les premiers métis, Agassiz ne nous le dit pas.

On ne peut pas savoir avec précision pourquoi Elizabeth a choisi de caviarder tel ou tel paragraphe. Je me demande si seule la volonté consciente de convertir les préjugés de son mari en raisonnements logiques l’ont poussée à agir. La banale pruderie victorienne a pu la conduire à éviter tout exposé public de sujets touchant à la sexualité. Quoi qu’il en soit, les suppressions qu’elle a opérées ont nettement déformé la pensée de Louis Agassiz et l’ont rendue conforme à cette image trompeuse, élaborée par les hommes de science à leur propre profit, à savoir que les opinions se forgent dans l’examen d’informations brutes en dehors de tout contexte passionnel.

La restitution de ces passages censurés montre que Louis Agassiz fut incité à prendre fait et cause pour la théorie polygéniste – selon laquelle les races sont des espèces séparées – à la suite de la réaction viscérale qu’il eut lorsqu’il entra pour la première fois en contact avec les Noirs. Elle prouve également que ses thèses extrêmes sur le mélange des races furent davantage dues à une intense répulsion sexuelle qu’à une quelconque théorie abstraite de l’hybridité.

Le racisme a eu souvent pour défenseurs des hommes de science présentant une apparence d’objectivité masquant les préjugés qui les guident. Le cas d’Agassiz est peut-être lointain, mais les leçons qu’il nous apporte restent toujours d’actualité dans notre siècle.