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UN COMMENCEMENT PRÉCOCE
 

Poo-Bah, le Seigneur de Tout-Le-Reste de Titipu{18}, se glorifiait de sa famille au point que cet orgueil en devenait « quelque chose d’inconcevable ». « Tu comprendras mieux, dit-il à Nanki-Poo en lui suggérant qu’un pot-de-vin ferait bien son affaire, mais qu’il reviendrait fort cher, lorsque je t’aurai dit que je connais tous mes ancêtres depuis le premier globule atomique de protoplasme. »

Si la vanité humaine se nourrit de racines aussi lointaines, il faut marquer l’an 1977 d’une pierre blanche, car ce fut une période faste pour notre amour-propre. C’est en effet dans les premiers jours de novembre de cette année-là que fut annoncée la découverte de certains fossiles procaryotiques d’Afrique du Sud qui repoussaient l’ancienneté de la vie sur terre à 3,4 milliards d’années. (Les procaryotes, qui comprennent les bactéries et les algues bleu-vert, forment le règne des monères. Leur cellule ne contient pas d’organites, c’est-à-dire pas de noyau ni de mitochondries. On les considère comme la forme la plus simple de la vie organique.) Deux semaines plus tard, une équipe de chercheurs de l’université de l’Illinois annonça que les bactéries produisant du méthane ne sont pas étroitement apparentées aux autres monères, mais forment un règne à part.

Si les vrais monères étaient vivantes il y a 3,4 milliards d’années, l’ancêtre commun des monères et de ces nouveaux venus baptisés « méthanogènes » doit être beaucoup plus ancien. Les plus vieilles roches datées, provenant du Groenland occidental, ayant 3,8 milliards d’années, il ne nous reste que très peu de temps entre le développement de conditions nécessaires à la vie sur Terre et l’origine de la vie elle-même. La vie n’est pas un accident complexe qui aurait nécessité énormément de temps pour convertir une forte improbabilité en une quasi-certitude, c’est-à-dire pour bâtir laborieusement, étape par étape, le mécanisme le plus élaboré qui soit sur Terre, à partir des éléments simples constituant originellement notre atmosphère. Au contraire, la vie, malgré sa complexité, est probablement apparue aussi rapidement que cela lui fut possible ; peut-être fut-elle aussi inévitable que le quartz ou le feldspath. (La Terre est âgée de quelque 4,5 milliards d’années, mais elle a traversé une phase de fusion ou de quasi-fusion qui a suivi sa formation initiale et n’a vraisemblablement présenté de croûte solide que peu de temps avant le dépôt de ces roches groenlandaises.) Il n’est pas étonnant que ces découvertes aient eu les honneurs de la première page du New York Times et aient même inspiré un éditorial pour le jour des Anciens Combattants.

Il y a vingt ans, j’ai passé un été à l’Université du Colorado pour me faciliter la transition de l’enseignement secondaire aux études supérieures. Entre les joies variées de la montagne enneigée et le douloureux apprentissage de l’équitation, le moment fort de mon séjour reste la conférence de George Wald sur « l’origine de la vie ». Il y présentait avec un charme et un enthousiasme trompeurs la thèse qui prit corps au début des années 1950 et devint jusqu’à une date récente l’orthodoxie dominante.

Selon Wald, l’origine spontanée de la vie pouvait être considérée comme une conséquence pratiquement inévitable de l’atmosphère et de la croûte de la Terre, ainsi que de sa taille et de sa position dans le système solaire. Néanmoins, poursuivait-il, la vie fait preuve d’une si étonnante complexité que son apparition à partir d’éléments chimiques simples a dû prendre un temps immensément long, probablement plus de temps que toute l’évolution ultérieure de la molécule d’ADN jusqu’aux coléoptères supérieurs (ou toute autre forme organique que vous choisirez de mettre au sommet de cette échelle subjective). Des milliers d’étapes, l’une nécessitant la présence de la précédente, chacune improbable en elle-même. Seule l’immensité du temps garantissait le résultat, car le temps convertit l’improbable en inévitable. Que l’on me donne un million d’années et je me sentirais capable de tirer dans le mille cent fois de suite et à plusieurs reprises. Wald écrivit en 1954 : « Le temps est en fait le héros de l’histoire. Celui auquel nous avons affaire est de l’ordre de deux milliards d’années. […] Devant une telle durée, l’“impossible” devient possible, le possible probable et le probable pratiquement certain. Il n’y a qu’à attendre : le temps lui-même accomplit les miracles. »

Cette thèse orthodoxe se figea sans bénéficier d’aucune donnée paléontologique pour la mettre à l’épreuve, car l’extrême rareté des fossiles antérieurs à la grande « explosion » du Cambrien il y a 600 millions d’années est peut-être le fait le plus marquant, et le plus frustrant, de ma profession. En fait, les premières preuves incontestables de la vie précambrienne apparurent l’année même où Wald énonçait sa théorie sur l’origine de cette vie. Le paléobotaniste de Harvard, Elso Barghoorn, et le géologue du Wisconsin, S.A. Tyler, décrivirent une série d’organismes procaryotiques provenant de silex de la formation Gunflint, des roches de la rive nord du lac Supérieur qui avaient presque deux milliards d’années. Il n’en restait pas moins qu’un espace de 2,5 milliards d’années séparait les roches de Gunflint de la formation de la Terre, plus qu’il n’en fallait pour que s’effectue la lente et régulière élaboration de Wald.

Mais notre connaissance de la vie poursuivit son chemin à reculons. Des dépôts de carbonates laminés, appelés stromatolithes, étaient connus depuis quelque temps. On les avait trouvés dans le sud de la Rhodésie, au sein de roches de la série de Bulawayan. Leur âge est de 2,6 à 2,8 milliards d’années. Les lamelles ressemblent aux dessins formés par les matelas d’algues bleu-vert modernes emprisonnant les sédiments. L’interprétation organique des stromatolithes connut de nouveaux partisans dès que les travaux de Barghoorn et de Tyler à Gunflint eurent ôté le parfum d’hérésie qui s’attachait à ceux qui croyaient aux fossiles précambriens. Puis, en 1967, Elso Barghoorn et William Schopf annoncèrent la découverte d’organismes ressemblant à des algues et à des bactéries dans la série du Figuier (Fig Tree series), en Afrique du Sud. L’idée orthodoxe d’une lente élaboration s’étendant sur la plus grande partie de l’existence de la Terre commençait à être sérieusement ébranlée, car les roches du Figuier, selon les dates avancées en 1967, semblaient avoir plus de 3,1 milliards d’années. Schopf et Barghoorn voulurent concrétiser leurs découvertes en leur attribuant officiellement des noms latins, mais n’en conservèrent pas moins quelques doutes quant à l’origine organique des formes trouvées. En fait, Schopf, en pesant plus tard le pour et le contre, pencha pour la nature non biologique de ces structures.

L’annonce récente de la découverte de formes de vie âgées de 3,4 milliards d’années n’est pas une nouveauté surprenante, mais marque le point culminant de dix ans de controverses sur le statut de la vie dans la série du Figuier. Car c’est de cette même série que proviennent les nouveaux éléments recueillis par Andrew H. Knoll et Barghoorn. Mais cette fois, les preuves ne sont pas loin d’être décisives ; en outre, une datation récente indique que la série serait plus âgée qu’on ne le pensait : 3,4 milliards d’années. En fait, il se peut bien que les silex du Figuier soient les plus anciennes roches de la Terre susceptibles de nous apporter des informations sur la vie. Les roches du Groenland ont été trop modifiées par la chaleur et la pression pour avoir conservé des restes organiques. Knoll m’a dit que certains silex de Rhodésie qui n’ont pas encore été étudiés pourraient remonter à 3,6 milliards d’années, mais les savants, malgré leur impatience, devront attendre une stabilisation politique avant que leurs recherches ésotériques leur attirent la sympathie ou leur assurent la sécurité. Cependant, la notion selon laquelle la vie a été trouvée dans les plus vieilles roches qui pouvaient en renfermer des témoignages nous force, à mon avis, à abandonner l’idée d’une vie au développement lent, régulier et improbable. La vie est apparue rapidement, peut-être aussitôt que le refroidissement de la Terre le lui a permis.

Les nouveaux fossiles de la série du Figuier sont beaucoup plus convaincants que les précédents. « Dans des roches plus jeunes, on leur donnerait sans hésitation le nom d’algues microfossiles », affirment Knoll et Barghoorn. Cette interprétation repose sur cinq arguments :

1. Ces nouvelles structures ont des dimensions du même ordre de grandeur que les organismes procaryotiques actuels. Les premières structures décrites par Schopf et Barghoorn étaient beaucoup trop grosses pour ne pas être mises en doute ; c’est en se fondant sur leurs dimensions qu’ultérieurement Schopf leur dénia une origine biologique. Les nouveaux fossiles, qui ont un diamètre moyen de 2,5 microns (un micron est égal à un millionième de mètre), ont un volume moyen qui ne représente que 0,2 p. 100 de celui des premières structures à présent considérées comme inorganiques.

2. Les populations modernes d’organismes procaryotiques ont une distribution de taille caractéristique qui revêt l’aspect d’une courbe en cloche avec des diamètres de valeur moyenne plus fréquents et une décroissance continue quand on va vers les dimensions extrêmes. Ces populations procaryotiques ont donc non seulement une taille moyenne caractéristique (l’argument 1 exposé plus haut), mais elles ont également une distribution spécifique autour de cette moyenne. Les nouveaux microfossiles forment une magnifique courbe de Gauss dont les limites varient de 1 à 4 microns. Les grosses structures précédentes offraient une variation plus vaste et aucune moyenne bien marquée.

3. Les nouvelles structures sont « diversement allongées, aplaties, plissées ou pliées », rappelant ainsi étrangement les organismes procaryotiques de Gunflint et du précambrien ultérieur. Ces formes sont caractéristiques de la dégradation survenant après la mort chez les organismes procaryotiques actuels. Les structures précédentes étaient sphériques ; or, les sphères, qui sont les volumes présentant une surface minimale, peuvent être facilement produites par nombre de procédés inorganiques – que l’on pense aux bulles par exemple.

4. L’un des arguments les plus convaincants réside dans le fait qu’environ un quart des nouveaux microfossiles ont été découverts à différents stades de la division cellulaire. De peur qu’une telle proportion prise « en flagrand délit » semble extravagante, je signale que les organismes procaryotiques peuvent se diviser toutes les vingt minutes environ et qu’ils peuvent mettre plusieurs minutes pour achever l’opération. Une cellule pourrait donc passer un quart de son temps de vie à fabriquer deux filles.

5. Ces quatre arguments fondés sur la morphologie m’apparaissent suffisamment décisifs, mais Knoll et Barghoorn y ajoutent des preuves biochimiques. Les atomes d’un seul élément existent souvent sous plusieurs formes successives de poids différent. Ces formes, appelées isotopes, ont le même nombre de protons mais une quantité différente de neutrons. Certains isotopes sont radioactifs et se décomposent spontanément en d’autres éléments ; d’autres sont stables et restent inchangés tout au long des temps géologiques. Le carbone a deux principaux isotopes stables, C12 avec 6 protons et 6 neutrons et C13 avec 6 protons et 7 neutrons. Lorsque des organismes fixent le carbone par photosynthèse, ils utilisent préférentiellement l’isotope C12, plus léger. En conséquence, le rapport C12/C13 dans le carbone fixé par photosynthèse est plus élevé que le même rapport dans le carbone inorganique (dans le diamant par exemple). De plus, ces deux isotopes étant stables, leur rapport ne varie pas dans le temps. Les rapports C12/C13 dans le carbone de la série du Figuier sont trop élevés pour être d’origine inorganique ; ils s’apparentent plus à ceux obtenus par la fixation photosynthétique. À lui seul, cet argument ne peut pas permettre de conclure à la présence de la vie dans la série du Figuier ; le carbone léger peut se fixer par d’autres moyens. Mais, associé aux arguments sur la taille, la distribution, la forme et la division cellulaire, cet apport supplémentaire de la biochimie vient compléter une démonstration convaincante.

Si l’existence d’organismes procaryotiques il y a 3,4 milliards d’années est bien établie, jusqu’à quelle date pourrons-nous remonter dans notre quête des origines de la vie ? J’ai déjà signalé qu’on ne connaissait sur Terre aucune roche susceptible de convenir (du moins parmi celles actuellement accessibles) ; il nous est donc désormais impossible d’aller plus loin en nous en tenant aux preuves directes apportées par les fossiles. Nous abordons alors le second sujet qui occupait la première page de nos journaux, à savoir la thèse de Carl Woese et de ses collaborateurs selon laquelle les méthanogènes ne sont pas du tout des bactéries, mais peuvent représenter un nouveau règne de la vie procaryotique, distinct des monères (bactéries et algues bleu-vert). Les résultats de leurs recherches ont été profondément déformés, surtout dans l’éditorial du New York Times du 11 novembre 1977. On y déclarait que la grande dichotomie entre les plantes et les animaux avait finalement été abolie : « Chaque enfant apprend à distinguer les végétaux des animaux, séparation aussi universelle que la division des mammifères en mâles et femelles. Cependant […] [nous disposons à présent d’] un “troisième règne” de la vie sur Terre, des organismes qui ne sont ni animaux ni végétaux, qui appartiennent à une catégorie totalement différente. » Mais les biologistes avaient abandonné « la grande dichotomie » il y a longtemps et personne à présent ne tente d’insérer de force toutes les créatures unicellulaires dans les deux grands groupes traditionnellement reconnus pour la vie complexe. Le système le plus en vogue à l’heure actuelle totalise cinq règnes : les plantes, les animaux, les champignons, les protistes (les organismes unicellulaires eucaryotiques, parmi lesquels les amibes et les paramécies, ceux qui sont dotés d’un noyau, de mitochondries et autres organites) et les monères procaryotiques. Si les méthanogènes reçoivent cette promotion, ils formeront un sixième règne, associé aux monères dans un super-règne, les procaryotes. La plupart des biologistes considèrent la distinction entre organismes procaryotiques et eucaryotiques, et non entre plantes et animaux, comme la division essentielle de la vie.

L’équipe de recherche de Woese (voir Fox et al., 1977, dans la bibliographie) ont isolé un ARN commun dans dix méthanogènes et dans trois monères à fin de comparaison. (L’ADN fabrique l’ARN et l’ARN sert de gabarit sur lequel les protéines sont synthétisées.) Un seul brin d’ARN consiste, comme l’ADN, en une séquence de nucléotides. Chaque groupe de quatre nucléotides peut occuper chaque position et chaque groupe de trois nucléotides détermine un acide aminé ; les protéines sont fabriquées d’acides aminés ordonnés en chaînes pliées. C’est ce qu’on appelle, en une expression ramassée, le « code génétique ». Les biochimistes peuvent maintenant définir la séquence de l’ARN, c’est-à-dire qu’ils peuvent déchiffrer la totalité de la séquence des nucléotides le long du brin d’ARN.

Les organismes procaryotiques (méthanogènes, bactéries et algues bleu-vert) ont dû posséder un ancêtre commun peu de temps avant le début de la vie. Tous les organismes procaryotiques avaient la même séquence d’ARN à un moment donné de leur passé ; les différences sont nées de la divergence de cette souche ancestrale commune, après que le tronc de l’arbre procaryotique se fut divisé en plusieurs branches. Si l’évolution moléculaire a progressé à vitesse constante, l’importance de la différence entre deux formes serait le reflet direct du temps écoulé depuis la séparation des lignées, c’est-à-dire depuis le moment où elles partageaient la même séquence d’ARN. À titre d’exemple, un nucléotide présentant dans les deux formes une différence de 10 p. 100 de toutes les positions communes pourrait indiquer une divergence datant d’un milliard d’années ; 20 p. 100 deux milliards d’années, et ainsi de suite.

Woese et son équipe ont mesuré, par groupes de deux espèces, les différences chez les dix méthanogènes et chez les trois monères, et ont utilisé les résultats pour élaborer un arbre de la généalogie évolutive. Cet arbre possède deux branches principales, avec tous les méthanogènes dans l’une et toutes les monères dans l’autre. Ils choisirent les trois monères qui, au sein du groupe, présentaient les plus grandes différences : des bactéries entériques (vivant dans les intestins) contre des algues bleu-vert à l’air libre par exemple. Malgré cela chaque monère est plus semblable à toutes les autres monères qu’à un méthanogène quel qu’il soit.

Ces résultats, si on les interprète de la façon la plus simple, montrent que les méthanogènes et les monères sont deux groupes ayant évolué séparément à partir d’un ancêtre commun. (Précédemment, on classait les méthanogènes parmi les bactéries ; en fait, on n’avait pas reconnu en eux une entité cohérente, mais on les avait considérés comme un ensemble de phénomènes évolutifs indépendants, comme des bactéries ayant suivi une évolution convergente qui les avait dotées de la faculté de fabriquer du méthane.) Cette interprétation est à la base de la thèse de Woese qui sépare les méthanogènes des monères et voudrait en faire un sixième règne. Puisque des monères étaient bel et bien présentes à l’époque de la série du Figuier, il y a 3,4 milliards d’années, voire plus, l’ascendance commune aux méthanogènes et aux monères doit remonter à une époque plus ancienne et reculer d’autant les débuts de la vie vers le commencement de la Terre elle-même.

Cette interprétation simple n’est pas, comme s’en sont rendu compte Woese et son équipe, la seule possible. On peut proposer deux autres hypothèses parfaitement plausibles :

1. Les trois monères choisies peuvent ne pas très bien représenter le groupe. Il se peut que les séquences d’ARN d’autres monères diffèrent autant des trois premières que les méthanogènes. Il faudrait alors regrouper les méthanogènes et toutes les monères dans une seule grande catégorie ;

2. La thèse de Woese sous-entend des taux d’évolution presque constants. Il est possible que cette supposition doive être reconsidérée et que les méthanogènes se soient séparés d’une branche des monères longtemps après que les principaux groupes de monères se soient eux-mêmes détachés de leur ancêtre commun. Ces premiers méthanogènes ont pu alors évoluer beaucoup plus rapidement que les groupes de monères à partir desquels ils ont divergé. Dans ce cas, la grande différence constatée dans la séquence d’ARN entre méthanogènes et monères ne résulterait que de la rapidité de l’évolution des premiers méthanogènes et non d’une souche commune remontant à une époque antérieure à la division des monères en sous-groupes. L’importance de la différence biochimique ne peut rendre compte avec précision du temps écoulé que si l’évolution s’est effectuée à des taux biochimiques raisonnablement constants.

Mais une autre observation rend l’hypothèse de Woese séduisante et emporte mon adhésion. Le méthanogènes sont anaérobies : ils meurent en présence d’oxygène. Ils restent donc confinés aujourd’hui à des environnements d’exception : les boues du fond des étangs qui ont épuisé leur oxygène ou les profondes sources chaudes du parc de Yellowstone, par exemple. (Les méthanogènes se développent en oxydant l’hydrogène et en réduisant le gaz carbonique en méthane – d’où leur nom.) À présent, en dépit des nombreux désaccords entre chercheurs sur les débuts de l’histoire de la Terre et de son atmosphère, un point a recueilli l’assentiment général : l’atmosphère originelle de la Terre était dépourvue d’oxygène et regorgeait de gaz carbonique, ce qui correspond aux conditions mêmes dans lesquelles les méthanogènes prospèrent. Les méthanogènes actuels pourraient-ils être des restes des premières formes vivantes terrestres qui se seraient développées en accord avec les conditions de la Terre à cette époque, mais qui auraient été maintenant repoussées par l’extension de l’oxygène dans quelques environnements marginaux ? On pense que la plus grande partie de l’oxygène libre de notre atmosphère est le produit de la photosynthèse organique. Les organismes du Figuier pratiquaient déjà la photosynthèse. Ce qui voudrait dire que l’âge d’or des méthanogènes a dû très largement précéder l’arrivée des monères du Figuier. Si cette vision hypothétique était confirmée, les débuts de la vie remonteraient à une période très antérieure à la série du Figuier.

En bref, nous disposons à présent de preuves directes de l’existence de la vie dans les plus vieilles roches susceptibles de la contenir. En suivant un raisonnement déductif fortement étayé, nous avons tout lieu de croire qu’un important rayonnement des méthanogènes a précédé l’avènement des monères photosynthétisantes. La vie est sans doute apparue dès que la Terre eut suffisamment refroidi pour l’autoriser.

Comme conclusion, je livre deux réflexions qui, je l’admets, sont le fruit de mes propres préjugés. En premier lieu, en tant que chaud partisan de l’exobiologie, ce grand sujet sans matière (seule la théologie nous bat sur ce terrain), je me réjouis à la pensée que la vie puisse être intrinsèquement associée aux planètes ayant les dimensions, la position et la composition de la nôtre, plus que nous n’avions jamais osé l’imaginer. Cela me renforce dans la certitude que nous ne sommes pas seuls et j’espère que l’on consacrera des efforts plus importants à la recherche, par radiotélescope, d’autres civilisations. Les difficultés sont légion, mais un résultat positif constituerait la plus stupéfiante découverte de toute l’histoire de l’humanité.

En second lieu, j’ai été conduit à me demander pourquoi l’ancienne orthodoxie qui avait imposé l’idée, à présent discréditée, d’une origine graduelle avait toujours bénéficié d’un consensus si fort. Pourquoi avait-elle semblé si raisonnable ? Certainement pas à cause des preuves directes qu’elle aurait apportées, car il n’en existait pas.

Comme plusieurs autres chapitres de ce livre l’ont amplement montré, je suis un de ceux qui voient dans la science non pas un mécanisme objectif, dirigé vers la vérité, mais une activité humaine dans sa quintessence même, influencée par les passions, les espoirs et les préjugés culturels. Les modes traditionnels de pensée agissent fortement sur les théories scientifiques, orientant même les recherches théoriques dans des directions bien définies, surtout (comme c’est le cas ici) lorsqu’il n’existe pratiquement aucune donnée pour contenir l’imagination ou entraver les préjugés. Dans ma propre branche professionnelle (voir les chapitres 17 et 18), j’ai été impressionné par l’influence profonde et malheureuse que le gradualisme a exercé sur la paléontologie par l’intermédiaire de la vieille devise : Natura non facit saltum (« la nature ne fait pas de saut »). Le gradualisme, l’idée que tout changement doit être progressif, lent et régulier, n’est jamais né d’une interprétation des roches. Il représentait une opinion préconçue, largement répandue, s’expliquant en partie comme une réaction du libéralisme du XIXe siècle face à un monde en révolution. Mais il continue à pervertir notre prétendue vision objective de l’histoire de la vie.

À la lumière des présuppositions gradualistes, quelle autre interprétation pouvait-on donner de l’origine de la vie ? Le passage des éléments de notre atmosphère originelle à la molécule d’ADN constitue une énorme étape. La transition a donc dû s’effectuer laborieusement à travers une succession de phases multiples, intervenant une par une, tout au long de milliards d’années.

Mais l’histoire de la vie, telle que je la conçois, est une série d’états stables, marqués à de rares intervalles par des événements importants qui se produisent à grande vitesse et contribuent à mettre en place la prochaine ère de stabilité. Les organismes procaryotiques ont régné sur terre pendant 3 milliards d’années jusqu’à l’explosion Cambrienne où la plupart des principales formes de vie pluricellulaire apparurent en l’espace de 10 millions d’années. Environ 375 millions d’années plus tard, près de la moitié des familles d’invertébrés s’éteignirent en quelques millions d’années. L’histoire de la Terre peut être schématiquement perçue comme une série de pulsations occasionnelles forçant les systèmes récalcitrants à passer d’un état stable au suivant.

Les physiciens nous disent que les éléments ont pu se former dans les toutes premières minutes du « big bang », l’explosion primordiale qui a créé l’univers ; les milliards d’années qui ont suivi n’ont fait que remanier les produits de cette création cataclysmique. Si la vie n’est pas apparue aussi vite, j’ai dans l’idée malgré tout qu’elle est née dans une fraction minuscule de la période ultérieure. Mais ce remaniement et l’évolution de l’ADN qui a suivi n’ont pas simplement recyclé les produits originels ; ils ont réalisé des merveilles.