13
 
CHAPEAUX LARGES ET ESPRITS ÉTROITS
 

En 1861, de février à juin, le fantôme du baron Georges Cuvier hanta la Société anthropologique de Paris. Le grand Cuvier, l’Aristote de la biologie française (surnom immodeste qu’il ne reniait pas), mourut en 1832, mais l’enveloppe physique de son esprit continua à vivre pendant tout le temps que dura l’affrontement qui opposa Paul Broca et Louis-Pierre Gratiolet, débat dont l’enjeu était la taille du cerveau et son influence sur l’intelligence.

Gratiolet ouvrit les hostilités en osant prétendre que l’on ne pouvait reconnaître les esprits les meilleurs et les plus brillants d’après la grosseur de leur tête. (Gratiolet, monarchiste fervent, n’était pas pour autant partisan de l’égalitarisme. Il cherchait ailleurs d’autres mesures qui permettraient d’affirmer la supériorité des hommes européens de race blanche.) Broca, fondateur de la Société anthropologique et le plus grand craniométricien (mesureur de têtes) du monde, lui répliqua que « l’étude du cerveau des races humaines perdrait la majeure partie de son intérêt et de son utilité » si les variations de taille ne signifiaient rien. Pourquoi, demanda-t-il, les anthropologues avaient-ils passé tant de temps à mesurer les têtes si les résultats n’avaient aucun rapport avec ce qu’il considérait comme la question la plus importante entre toutes, la valeur relative des différents peuples ?

« Parmi les questions qui ont été jusqu’ici mises en discussion dans le sein de la Société d’anthropologie, il n’en est aucune qui soit égale en intérêt et en importance à la question actuelle […]. La haute importance de la craniologie a tellement frappé les anthropologistes que beaucoup d’entre eux ont négligé les autres parties de notre science pour se vouer presque exclusivement à l’étude des crânes. Cette préférence est légitime sans doute, mais elle ne le serait pas […] si l’on n’espérait y trouver quelques données relatives à la valeur intellectuelle des diverses races humaines. »

Broca et Gratiolet bataillèrent pendant cinq mois, tout au long de presque deux cents pages de bulletin de la société. Les esprits s’échauffèrent. Dans le feu du combat, un des lieutenants de Broca décocha le coup le plus bas de tous : « J’ai remarqué depuis longtemps qu’en général ceux qui nient l’importance intellectuelle du volume du cerveau ont la tête petite. » À la fin, Broca l’emporta haut la main. Au cours du débat, il ne fut aucun élément plus précieux pour Broca, aucun qui n’ait été commenté avec autant de vivacité ou attaqué avec autant de vigueur que le cerveau de Georges Cuvier.

Cuvier, le plus grand anatomiste de son temps, l’homme qui réforma complètement notre vision des animaux en les classant selon des critères physiologiques et non d’après le rang qu’ils occupent sur l’échelle anthropocentrique, des inférieurs aux supérieurs. Cuvier, fondateur de la paléontologie, l’homme qui le premier prouva l’existence d’espèces disparues et qui souligna l’importance des catastrophes dans la compréhension de l’histoire de la vie comme de celle de la Terre. Cuvier, grand homme d’État qui, comme Talleyrand, réussit à servir tous les gouvernements français, de la Révolution à la monarchie, et à mourir dans son lit. (En fait, Cuvier passa les années les plus tumultueuses de la Révolution comme précepteur en Normandie bien que, dans sa correspondance, il feignît d’éprouver des sympathies révolutionnaires. Il arriva à Paris en 1795 et ne quitta plus la capitale.) Franck Bourdier, un de ses derniers biographes, retrace l’ontogenèse corporelle de Cuvier, mais cette description donne également une excellente image de son pouvoir et de son influence : « Cuvier était de petite taille et, pendant la Révolution, il était très mince ; il prit de l’embonpoint durant l’Empire ; et devint franchement obèse après la Restauration. »

Les contemporains de Cuvier s’émerveillaient de sa « tête massive ». Un de ses admirateurs déclara qu’elle « donnait à sa personne tout entière un indéniable cachet de majesté et à son visage une expression de profonde méditation ». Aussi, lorsque Cuvier mourut, ses collègues, dans l’intérêt de la science et par curiosité, décidèrent d’ouvrir le crâne du grand homme. Le mardi 15 mai 1832, à sept heures du matin, les plus éminents des médecins et biologistes de France se retrouvèrent pour disséquer le corps de Georges Cuvier. Ils commencèrent par les organes internes et, ne trouvant « rien de remarquable », reportèrent leur attention sur le crâne. « Ainsi, écrivit le médecin responsable de l’autopsie, nous étions sur le point de contempler l’instrument de cette puissante intelligence. » Et leur attente fut récompensée. Le cerveau de Cuvier pesait 1 830 grammes, soit 400 grammes de plus que la moyenne et 200 grammes de plus que tous les cerveaux non malades pesés jusqu’alors. Des rumeurs et des déductions incertaines attribuaient au cerveau d’Oliver Cromwell, de Jonathan Swift et de Lord Byron le même ordre de grandeur, mais Cuvier avait apporté la première preuve directe de la liaison entre l’intelligence supérieure et la taille du cerveau.

Broca avait marqué un point et reporta une bonne part de son argumentation sur le cerveau de Cuvier. Mais Gratiolet mena une enquête et trouva un point faible. Dans leur crainte et leur enthousiasme, les médecins de Cuvier avaient négligé de conserver son cerveau ou son crâne. En outre, ils n’avaient fourni aucune mesure de son crâne. Le chiffre de 1 830 grammes ne pouvait pas être vérifié, peut-être s’agissait-il tout simplement d’une erreur. Gratiolet, à la recherche d’un succédané possible, eut une inspiration soudaine : « Tous les cerveaux ne sont pas mesurés par les médecins, déclara-t-il, mais toutes les têtes sont mesurées par les chapeliers et j’ai réussi à obtenir, de cette nouvelle source, des renseignements qui, j’ose l’espérer, ne vous paraîtront pas dépourvus d’intérêt. » En bref, Gratiolet annonçait une découverte qui offrait un contraste presque ridicule avec le cerveau du grand homme : il avait trouvé le chapeau de Cuvier ! Et voilà comment, durant deux séances de la société, certains des plus fins esprits de France se penchèrent avec le plus grand sérieux sur la signification d’un morceau de feutre usagé.

Le chapeau de Cuvier, déclara Gratiolet, mesurait 21,8 cm de long et 18 cm de large. Il consulta ensuite un certain M. Puriau, « l’un des chapeliers les plus intelligents et les plus réputés de Paris ». Puriau lui dit que les plus grandes tailles normales de chapeau mesuraient 21,5 sur 18,5 cm. Bien que peu d’hommes portassent un chapeau aussi grand, Cuvier n’était pas hors de la norme. D’ailleurs, Gratiolet signala, avec une satisfaction évidente, que le chapeau était extrêmement flexible et « assoupli par un très long usage ». Il n’était probablement pas si grand lorsque Cuvier l’avait acheté. En outre, Cuvier avait une chevelure exceptionnellement fournie et qu’il gardait toujours très épaisse. « Cela semble prouver très clairement, affirma Gratiolet, que si la tête de Cuvier était très grosse, sa taille n’était absolument pas exceptionnelle ou unique. »

Les adversaires de Gratiolet préférèrent croire les médecins et refusèrent d’accorder beaucoup de poids à un morceau de tissu. Plus de vingt ans plus tard, en 1883, G. Hervé s’intéressa de nouveau au cerveau de Cuvier et découvrit une pièce manquant au dossier : la tête de Cuvier avait bien été mesurée, mais les chiffres avaient été omis dans le rapport d’autopsie. Le crâne était en réalité très gros. Rasé et débarrassé de sa célèbre tignasse, comme il l’était pour l’autopsie, sa circonférence n’était égalée que par le tour de tête de six pour cent des « savants et hommes de lettres ». Quant au fameux chapeau, Hervé reconnut n’en rien savoir, mais il cita l’anecdote suivante : « Cuvier avait l’habitude de laisser son chapeau sur une table de sa salle d’attente. Il est souvent arrivé qu’un professeur ou un homme d’État l’essayât. Le chapeau leur descendait sous les yeux. »

Cependant, au moment où la doctrine liant qualité et quantité allait triompher, Hervé priva Broca d’une victoire quasi certaine. Un avantage poussé trop loin peut être aussi gênant qu’une déficience, et Hervé s’inquiéta. Pourquoi le cerveau de Cuvier pesait-il à ce point plus lourd que celui des autres « hommes de génie » ? Il passa en revue les détails de l’autopsie et le dossier médical du jeune Cuvier dont la santé était fragile. Il parvint ainsi à diagnostiquer une « hydrocéphalie juvénile passagère ». Si le crâne de Cuvier avait été artificiellement élargi par la pression des fluides à un moment donné de sa croissance, un cerveau d’une taille normale aurait pu tout simplement occuper l’espace disponible en diminuant de densité sans pour autant devenir plus grand. Ou bien est-ce l’importance de l’espace libre qui a permis au cerveau d’atteindre une taille inhabituelle ? Hervé ne put résoudre cette question essentielle, le cerveau de Cuvier ayant été jeté après avoir été mesuré. Il ne restait que ce chiffre péremptoire : 1 830 grammes. « Avec le cerveau de Cuvier, écrivit Hervé, la science a perdu l’un des documents les plus précieux qu’elle ait jamais possédés. »

Superficiellement, cette histoire semble risible. À la pensée des plus grands anthropologistes français discutant passionnément sur la signification du chapeau d’un collègue décédé, on pourrait aisément tirer les conclusions les plus trompeuses et les plus dangereuses qui soient sur le passé : celui-ci ne serait que le domaine de faibles d’esprit naïfs, et seul le présent, bénéficiaire des progrès de l’histoire, aurait appréhendé la complexité des choses et détiendrait la vérité.

Mais si nous nous contentons d’en rire, nous n’y comprendrons jamais rien. Les capacités intellectuelles humaines, pour autant que l’on puisse en juger, n’ont pas varié depuis des millénaires. Si les personnes intelligentes ont investi autant d’énergie dans des sujets qui nous semblent aujourd’hui stupides, la faille réside dans notre inaptitude à comprendre le monde qui était le leur, non dans leurs perceptions faussées. Même cet exemple classique de l’absurdité des temps passés, à savoir le débat sur les anges et les têtes d’épingle, prend son sens lorsqu’on se rend compte que les théologiens ne discutaient pas pour savoir si cinq ou dix-huit anges pourraient tenir sur la tête d’une épingle, mais si celle-ci pouvait en contenir un nombre fini ou infini. Dans certains systèmes théologiques, la matérialité ou l’immatérialité des anges est véritablement un sujet important.

Dans l’affaire qui nous concerne, la dernière ligne du texte de Broca cité plus haut nous apprend pourquoi le cerveau de Cuvier revêtait une telle importance pour les anthropologues du XIXe siècle : « On espérait y trouver quelques données relatives à la valeur intellectuelle des diverses races humaines. » Broca et son école voulaient montrer que la taille du cerveau, par sa liaison avec l’intelligence, pouvait résoudre ce qu’ils considéraient comme le but primordial d’une « science de l’homme » : expliquer pourquoi certains individus ou groupes réussissent mieux que d’autres. Pour ce faire, ils divisèrent l’espèce humaine en groupes contrastés selon une conviction a priori sur leur valeur respective – les hommes contre les femmes, les Blancs contre les Noirs, les « hommes de génie » contre les gens ordinaires – et tentèrent de faire apparaître les différences dans la taille du cerveau. Le cerveau des hommes (mâles) éminents constituait un maillon essentiel de leur argumentation – et Cuvier était la crème de la crème{9}.

« En moyenne, concluait Broca, la masse de l’encéphale est plus considérable […] chez l’homme que chez la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez les races supérieures que chez les races inférieures. Toutes choses égales, il y a un rapport remarquable entre le développement de l’intelligence et le volume du cerveau. »

Broca mourut en 1880, mais ses disciples poursuivirent son catalogue de cerveaux éminents (et bien entendu ajoutèrent celui de Broca à leur liste – quoiqu’il ne parvînt qu’au modeste poids de 1 484 grammes). La dissection de collègues célèbres devint en quelque sorte une petite industrie privée parmi les anatomistes et les anthropologues. E.A. Spitzka, le praticien américain le plus éminent de la profession, cherchait à convaincre ses amis célèbres : « À mes yeux, une autopsie est certainement moins répugnante que ce que j’imagine être le processus de décomposition cadavérique dans la tombe. » Les deux pionniers de l’ethnologie américaine, John Wesley Powell et W.J. McGee firent un pari sur celui des deux qui avait le plus gros cerveau. Spitzka s’engagea à apporter la solution à titre posthume. (Ce fut un match nul. Les cerveaux de Powell et de McGee étaient fort peu différents, pas plus que ne l’exigeait l’écart de taille entre les deux hommes.)

En 1907, Spitzka fut en mesure d’aligner les chiffres concernant 115 hommes éminents. En s’allongeant, la liste mit en évidence des résultats d’une ambiguïté croissante. Dans le haut du tableau, Cuvier fut finalement dépassé par Tourgueniev qui franchit la barre des 2 000 grammes en 1883. Mais à l’autre extrémité, c’était plutôt la gêne et le camouflet qui régnaient. Walt Whitman était parvenu à chanter le Moi et la Démocratie américaine dans son recueil de poèmes Feuilles d’herbe, avec seulement 1 282 grammes. Franz Josef Gall, fondateur de la phrénologie – la « science » qui prétendait juger les facultés mentales d’après la taille des zones du cerveau –, ne put dépasser les 1 198 grammes. Plus tard, en 1924, Anatole France n’atteignit qu’un peu plus de la moitié des 2 012 grammes de Tourgueniev avec un petit 1 017 grammes.

Spitzka ne se démonta pas pour autant. Il sélectionna scandaleusement ses données pour soutenir son préjugé et présenta, dans l’ordre, le gros cerveau d’un homme blanc éminent, celui d’une femme Boschiman et celui d’un gorille. (Il aurait pu tout aussi bien inverser les deux premières données en choisissant un cerveau de Noir plus gros et un cerveau de Blanc plus petit.) Spitzka concluait, en invoquant de nouveau l’ombre de Georges Cuvier : « La distance qui sépare un Cuvier ou un Thackeray d’un Zoulou ou d’un Boschiman n’est pas plus importante que celle qui sépare ces derniers d’un gorille ou d’un orang-outan. »

Un racisme aussi patent ne se rencontre plus parmi les hommes de science et j’espère que personne ne tenterait de nos jours de classer les races et les sexes par la taille moyenne des cerveaux. Mais la fascination qu’exerce sur nous la base physique de l’intelligence est (comme il se doit) toujours aussi vive et l’espoir naïf demeure dans certains milieux que la taille ou quelque autre caractéristique extérieure dépourvue d’ambiguïté puisse traduire cette complexité interne. En vérité, cette doctrine liant quantité et qualité est toujours en nous sous sa forme la plus grossière consistant à utiliser une quantité aisément mesurable pour évaluer abusivement une qualité beaucoup plus complexe et difficile à saisir. Cette méthode, que certains hommes emploient pour estimer la valeur de leur pénis ou de leur automobile, est toujours utilisée pour le cerveau. Cet essai a été inspiré par les récentes rumeurs sur le cerveau d’Einstein. Oui, le cerveau d’Einstein a été prélevé à fin d’étude, mais un quart de siècle après sa mort, les résultats n’ont toujours pas été publiés. Les morceaux restants – les autres ont été expédiés à divers spécialistes – reposent à présent dans une urne maçonnique emballée dans un carton portant les mots « Costa Cider » (Cidre Costa) et conservée dans un bureau de Wichita au Kansas. Rien n’a été publié, car rien d’extraordinaire n’a été trouvé. « Jusqu’ici, il n’y a rien qui ait dépassé les limites normales pour un homme de son âge », a commenté le propriétaire de l’urne.

Est-ce que par hasard je ne viendrais pas d’entendre, venant de là-haut, les rires de Georges Cuvier et d’Anatole France ? Sont-ils en train de répéter cette fameuse devise de leur pays : Plus ça change, plus c’est la même chose{10} ? La structure physique du cerveau doit enregistrer l’intelligence d’une manière ou d’une autre, mais le poids brut et la forme extérieure ne sont pas en mesure de fournir la moindre indication valable. Je suis, de toute façon, moins intéressé par la taille et les circonvolutions du cerveau d’Einstein que par la quasi-certitude que des individus d’un talent égal ont vécu et sont morts dans les champs de coton et dans les mines.