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POURRIONS-NOUS TENIR DANS UNE CELLULE D’ÉPONGE ?
 

J’ai passé le 31 décembre 1979, le dernier week-end de la décennie, à lire une pile de journaux new-yorkais du dimanche. Propres à inspirer des idées noires, ces transitions artificielles fournissent toujours l’occasion de publier en bonne place des prédictions sur les remaniements qui ne manqueraient pas de se produire de part et d’autre de cette frontière : qu’est-ce que les années 80 rejetteraient, dont les années 70 faisaient grand cas ? Qu’est-ce qui, méprisé dans les années 70, sera redécouvert dans les années 80 ?

Cette surabondance de spéculation contemporaine me ramena quelque quatre-vingts ans en arrière à notre dernier changement de siècle et je me mis à penser, à cette échelle plus grande, aux laissés-pour-compte biologiques du siècle passé. Car le sujet le plus débattu de la biologie du XIXe a connu au XXe une éclipse prononcée. Ce qui ne m’empêche nullement de lui conserver un attachement attendri et de croire que de nouvelles méthodes lui redonneront un regain d’intérêt et en feront un des problèmes majeurs des dernières décennies de notre siècle.

La révolution darwinienne a conduit une génération de naturalistes à considérer la reconstitution de l’arbre généalogique de la vie comme la tâche la plus importante dans le domaine de l’évolution. Comme des hommes ambitieux engagés dans une voie nouvelle et ardue, ils n’ont pas concentré leurs efforts sur de petits rameaux (le rapport entre les lions et les tigres) ni même sur les branches ordinaires (les liens unissant les coques aux moules) : ils cherchèrent à enraciner le tronc lui-même et à identifier ses branches maîtresses : comment les plantes et les animaux sont-ils apparentés ? d’où les vertébrés sont-ils issus ?

Dans leur perspective faussée, ces naturalistes possédaient aussi une méthode qui pouvait leur permettre de retirer les réponses qu’ils recherchaient du matériel lacunaire dont ils disposaient. En effet, selon la « loi biogénétique » de Haeckel – l’ontogenèse récapitule la phylogenèse –, un animal escalade son propre arbre généalogique au cours de son développement embryonnaire. Il suffirait donc d’observer les embryons pour voir défiler toute une kyrielle d’ancêtres adultes dans leur ordre d’apparition. (Bien entendu, rien n’est jamais aussi dépourvu de complication. Les récapitulationnistes savaient que certaines phases embryonnaires représentaient des adaptations immédiates et non des réminiscences ancestrales ; ils comprenaient également que les phases pouvaient être mélangées, inversées même, par des taux de développement inégaux dans des organes différents. Ils croyaient cependant que ces modifications « superficielles » pouvaient toujours être reconnues et soustraites pour laisser le défilé ancestral intact.) E.G. Conklin, qui plus tard devint un adversaire de la « phylogénisation », rappelait l’attrait trompeur de la loi de Haeckel :

« Voilà une méthode qui promettait de révéler plus d’importants secrets que ne le ferait la découverte de tous les monuments enterrés de l’Antiquité, en fait, rien de moins qu’un arbre généalogique complet de toutes les formes diversifiées de la vie qu’abrite la Terre. »

Mais le début du siècle annonça l’effondrement de la récapitulation. Elle mourut en tout premier lieu parce que la génétique mendélienne (redécouverte en 1900) rendit ses prémisses insoutenables. (Le « défilé des adultes » exigeait que l’évolution ne s’effectue que par une addition de nouvelles phases à la suite des ontogenèses ancestrales. Mais si les nouveaux caractères sont dus aux gènes et si ces gènes doivent être présents au moment même de la conception, pourquoi alors ces nouveaux caractères ne s’exprimeraient-ils pas à n’importe quelle phase du développement embryonnaire ou de la croissance ultérieure ?) En réalité, son éclat était déjà terni depuis longtemps. Le postulat selon lequel les réminiscences ancestrales se distinguaient toujours des adaptations récentes de l’embryon avait dû être abandonné. Trop de phases manquaient et de nombreuses autres avaient été chamboulées. L’application de la loi de Haeckel engendrait des discussions infinies, sans solution et stériles, et il n’en sortait aucun arbre généalogique clair. Certains faisaient dériver les vertébrés des échinodermes, d’autres des vers annélides, d’autres encore des crabes des Moluques, les limules. En 1894, E.B. Wilson, apôtre de la méthode expérimentale « exacte » qui devait supplanter les spéculations de la phylogénisation, énonçait ses propres griefs en ces termes :

« On reproche fréquemment aux morphologistes le désordre de leur science encombrée d’une masse de spéculations et d’hypothèses phylogénétiques, la plupart du temps s’excluant l’une l’autre en l’absence de toute norme bien définie permettant d’estimer leur probabilité relative. La vérité est que la recherche […] a trop souvent conduit à une spéculation sauvage indigne du nom de science ; et ce ne serait guère étonnant que le spécialiste moderne, particulièrement après avoir été formé aux méthodes de sciences plus exactes, considérât tout l’aspect phylogénétique de la morphologie comme une sorte de spéculation pédante ne méritant aucune attention sérieuse. »

La phylogénisation perdit les faveurs des hommes de science, mais on ne peut pas enterrer un sujet en lui-même passionnant. (Je parle de la phylogénisation de haut niveau : le tronc et les branches maîtresses. Car, sur les brindilles et les rameaux, où les preuves sont plus évidentes, le travail a toujours progressé régulièrement, avec plus d’assurance et moins de passion.) Nous n’avons pas eu besoin du succès de Racines pour nous rappeler que la généalogie exerce sur nous une étrange fascination. Si la découverte des traces d’un arrière-grand-parent éloigné, dans un village d’outre-mer, nous remplit de satisfaction, remonter plus loin encore jusqu’à un singe africain, un reptile, un poisson, cet ancêtre encore inconnu des vertébrés, un ascendant unicellulaire, jusqu’à l’origine même de la vie, ouvre des perspectives vertigineuses. Malheureusement, plus on recule dans le temps, plus la fascination augmente et moins on en sait. Dans ce chapitre, je vais aborder un point classique de la phylogénisation, parfait exemple des joies et des frustrations apportées par un sujet qui restera toujours d’actualité : l’origine de la pluricellularité chez les animaux.

Idéalement, nous pourrions fort bien nous en tenir à une solution simple et empirique de la question. Ne pourrions-nous pas espérer trouver une succession de fossiles établissant une liaison si parfaite entre un protiste (ancêtre unicellulaire) et un métazoaire (descendant pluricellulaire) que tous les doutes seraient effacés ? Nous pouvons en réalité faire notre deuil de cet espoir : la transition s’est opérée chez des créatures à corps mou, non fossilisable, longtemps avant l’apparition des premiers fossiles pendant l’explosion Cambrienne, il y a quelque 600 millions d’années. Les premiers métazoaires fossiles ne dépassent pas les plus primitifs des métazoaires actuels dans leur ressemblance avec les protistes. Il nous faut nous tourner vers les organismes vivants, en espérant que certains d’entre eux aient conservé les marques de leur ascendance.

Il n’y a pas de mystère dans la méthode de reconstruction généalogique. Elle est fondée sur l’analyse des similitudes entre des organismes que l’on suppose apparentés. La « similitude » malheureusement n’est pas un concept simple. Elle naît de deux causes fondamentalement distinctes. La reconstitution d’arbres généalogiques demande que les deux soient rigoureusement séparées, car l’une est un signe de filiation, alors que l’autre nous induit en erreur. Deux organismes peuvent posséder un même caractère car tous les deux en ont hérité d’un ancêtre commun. Ce sont alors des similitudes homologues et elles indiquent une « proximité de descendance », pour reprendre les termes de Darwin. Les membres antérieurs des humains, des dauphins, des chauves-souris et des chevaux fournissent, dans la plupart des manuels, l’exemple classique de l’homologie. Ils ont l’air différent, accomplissent des fonctions différentes, mais sont construits avec les mêmes os. Aucun ingénieur, en partant de zéro chaque fois, n’aurait abouti à une telle diversité de structures avec les mêmes pièces. Donc, les pièces existaient avant cet ensemble particulier de structures dont ils font partie aujourd’hui : elles furent, en bref, héritées d’un ancêtre commun.

Deux organismes peuvent également partager un même caractère résultant de changements évolutifs séparés mais similaires au sein de lignées indépendantes. Ce sont là des similitudes analogues ; elles sont le cauchemar des généalogistes, car elles déjouent nos prévisions naïves d’après lesquelles les choses qui se ressemblent devraient être étroitement apparentées. Les ailes des oiseaux, des chauves-souris et des papillons sont un exemple type de l’analogie. Aucun ancêtre commun à ces animaux n’avait d’ailes.

Nos difficultés dans l’identification des troncs et des branches maîtresses ne proviennent pas d’un manque de rigueur dans les méthodes appliquées. Tous les grands naturalistes, depuis Haeckel (et même avant), ont fait avec exactitude état des procédés qu’ils utilisaient dans leur démarche : séparation des similitudes homologues et des similitudes analogues, rejet des analogies et reconstitution de la généalogie à partir de la seule homologie. La loi de Haeckel était un procédé malheureusement inexact pour la reconnaissance de l’homologie. Le but est, et a toujours été, fort clair.

Dans les grandes lignes, nous savons comment identifier l’homologie. L’analogie a ses limites. Elle peut établir des similitudes frappantes pour la forme externe ou la fonction dans deux lignées sans aucune parenté, mais elle ne peut pas modifier de la même façon des milliers d’organes complexes et indépendants. À un certain niveau de précision, les similitudes ne peuvent être qu’homologues. Malheureusement, il est rare que nous possédions assez d’informations pour affirmer avec certitude que ce niveau a été atteint. Lorsque nous comparons des métazoaires primitifs avec différents protistes qui pourraient être éventuellement leurs cousins, nous ne travaillons souvent que sur quelques caractères communs, trop peu nombreux pour que nous soyons certains de leur homologie. En outre, de petits changements génétiques ont souvent de profonds effets sur la forme externe de l’adulte. En conséquence, une similitude qui semble trop troublante et complexe pour se produire plus d’une fois peut réellement être l’effet d’un changement simple et reproductible. Ce qui est plus grave, c’est que nous ne comparons même pas les organismes originaux, mais seulement de pâles reflets. La transition des protistes aux métazoaires s’est effectuée il y a plus de 600 millions d’années. Tous les vrais ascendants et les descendants originels ont disparu depuis des siècles. Il nous reste à espérer que leurs caractéristiques essentielles et spécifiques se soient maintenues dans certaines formes actuelles. Cependant, si ces traits n’ont pas totalement disparu, il est à craindre qu’ils n’aient été modifiés et recouverts par une pléthore d’adaptations spécialisées. Comment alors séparer la structure originale et les altérations ultérieures dues aux nouvelles adaptations ? Personne n’a encore trouvé de guide infaillible.

Seuls deux scénarios possibles du passage des protistes aux métazoaires ont aujourd’hui la faveur des chercheurs : dans le premier – la fusion –, un groupe de cellules protistes se rassemblèrent, commencèrent à vivre en colonie, établirent une division du travail et des fonctions entre les cellules et les régions et finalement formèrent une structure intégrée ; dans le second – la division –, des cloisonnements cellulaires se formèrent à l’intérieur d’une seule cellule de protiste. (Un troisième scénario – l’échec répété de cellules filles à se séparer après la division cellulaire – connaît peu de partisans de nos jours.)

Au tout début de notre enquête, nous nous heurtons au problème de l’homologie. Qu’en est-il de la pluricellularité elle-même ? N’est-elle apparue qu’une seule fois ? Aurons-nous expliqué sa présence chez tous les animaux une fois que nous aurons montré comment elle est survenue chez les plus primitifs ? Ou s’est-elle produite plusieurs fois ? En d’autres termes, la pluricellularité des diverses lignées animales est-elle homologue ou analogue ?

Le groupe des métazoaires généralement considéré comme le plus primitif, les éponges, est de toute évidence le résultat du premier scénario, la fusion. En fait, les éponges actuelles sont à peine plus que des agrégats de protistes flagellés vaguement unis entre eux. Chez certaines espèces, on peut même désagréger les cellules en passant l’éponge à travers un fin tissu de soie. Les cellules alors se déplacent indépendamment, s’unissent de nouveau en petits groupes, se différencient et recréent une éponge entièrement nouvelle de même forme que l’éponge originelle. Si tous les animaux sont issus des éponges, la pluricellularité est homologue dans tout le règne animal et elle est due à la fusion.

Mais la plupart des biologistes considèrent les éponges comme un cul-de-sac évolutif sans descendants postérieurs. La pluricellularité constitue la voie idéale pour une évolution fréquente, indépendante. Elle présente les deux caractéristiques essentielles de la similitude analogue : elle est assez simple à accomplir, elle est à la fois très ouverte à l’adaptation et forme le seul chemin possible vers les profils qu’elle engendre. Les cellules seules, malgré les œufs d’autruche, ne peuvent pas devenir très grandes. L’environnement physique de la Terre renferme des quantités de biotopes où seules peuvent subsister des créatures de dimensions supérieures à celles d’un unicellulaire. (Que l’on songe seulement à la stabilité que les organismes acquièrent lorsqu’ils sont de taille assez grande pour entrer dans un domaine où la gravité efface les effets des forces agissant sur les surfaces. Puisque le rapport surface/volume diminue avec la croissance, l’augmentation de la taille est le chemin le plus sûr pour atteindre ce domaine.)

Non seulement la pluricellularité s’est développée séparément dans les trois grands règnes de la vie (les plantes, les animaux et les champignons), mais elle est probablement apparue plusieurs fois dans chaque règne. La plupart des biologistes s’accordent à penser que toutes les origines chez les plantes et les champignons se sont produites par fusion – ces organismes sont les descendants de colonies de protistes. Les éponges sont également apparues par fusion. Peut-on arrêter là la discussion et déclarer que la pluricellularité, bien qu’elle soit analogue d’un règne à l’autre et à l’intérieur de chacun d’eux, s’est développée chaque fois d’une façon fondamentalement identique ? Les protistes actuels comprennent des espèces vivant en colonies, présentant à la fois une disposition régulière de leurs cellules et un commencement de différenciation. Vous souvenez-vous des colonies de volvoces, ces algues vertes des eaux douces des laboratoires de biologie du lycée ? (Pour ma part, je dois reconnaître que je n’ai pas connu cette expérience. J’étais élève dans une high school publique de New York peu avant le lancement du premier Spoutnik. Nous n’avions pas de laboratoire du tout, mais on en a installé un au moment de mon départ.) Certains volvoces forment des colonies comportant un nombre précis de cellules disposées de façon régulière. Les cellules peuvent être de dimensions différentes et la fonction reproductive peut se limiter à celles situées à une extrémité. Est-on si loin d’une éponge ?

Il n’y a que chez les animaux que l’on peut réunir de bons arguments en faveur d’un autre scénario. Certains animaux, nous-mêmes y compris, sont-ils apparus par division ? Cette question ne pourra recevoir de réponse que si l’on parvient à résoudre l’une des plus anciennes énigmes de la zoologie : le statut du phylum des cnidaires (les coraux et autres animaux apparentés, mais comprenant également les magnifiques cténaires translucides – ou cténophores, du grec ktênos « peigne »). La plupart des biologistes pensent que les cnidaires sont apparus par fusion. Le problème réside dans leurs relations avec les autres phylums animaux. Presque toutes les solutions possibles ont leurs partisans. Ainsi, les cnidaires seraient soit les descendants des éponges et leur lignée s’arrêterait là ; soit ils formeraient une branche séparée du règne animal sans descendants ; ils pourraient être aussi les ancêtres de tous les phylums d’animaux « supérieurs » (la thèse classique du XIXe siècle) ; ou alors les descendants dégénérés d’un phylum supérieur. Si l’on parvient à établir la vérité d’une des deux dernières propositions, notre affaire est claire : tous les animaux sont apparus par fusion, probablement deux fois (les éponges et tous les autres). Mais si les phylums des animaux « supérieurs » ne sont pas étroitement apparentés aux cnidaires, s’ils représentent une troisième évolution de la pluricellularité, distincte dans le règne animal, alors il faudra sérieusement prendre en compte le scénario de la division.

Les partisans d’une origine séparée pour les animaux supérieurs proposent généralement comme souche ancestrale possible les plathelminthes ou vers plats. Earl Hanson, biologiste à la Wesleyan University, a mené une croisade en faveur à la fois des plathelminthes comme souche de base des animaux supérieurs et du scénario de la division. Si sa thèse iconoclaste l’emporte, cela signifiera que les animaux supérieurs, y compris les humains bien entendu, sont probablement les seuls produits pluricellulaires nés de la division et non de la fusion.

Hanson a poursuivi son argumentation en étudiant les similitudes entre un groupe de protistes, les ciliés (qui comprend la célèbre paramécie), et les vers plats « les plus simples », les acœles (ainsi nommés parce qu’ils ne possèdent pas de cavité corporelle). De nombreux ciliés renferment une grande quantité de noyaux à l’intérieur de leur cellule unique. Si des cloisonnements cellulaires se produisaient entre les noyaux, l’organisme qui en résulterait ressemblerait-il assez à un ver plat acœle pour justifier le terme d’homologie ?

Hanson a présenté une longue série de similitudes entre les ciliés polynucléaires et les acœles. Les acœles sont de minuscules vers plats marins. Certains savent nager et quelques-uns vivent dans l’eau jusqu’à des profondeurs pouvant atteindre 250 mètres de profondeur ; mais la plupart rampent sur les hauts-fonds marins, sous les roches, dans le sable ou la boue. Ils ont des dimensions similaires à celles des ciliés polynucléaires. (Il n’est pas vrai que tous les métazoaires soient plus grands que tous les protistes. La longueur des ciliés varie d’un centième de millimètre à trois millimètres, alors que certains acœles ont moins d’un millimètre de long.) Les similitudes internes des ciliés et des acœles résident principalement dans leur commune simplicité ; car les acœles, contrairement aux métazoaires conventionnels, sont dépourvus de cavité corporelle ainsi que des organes qui y sont associés. Ils n’ont aucun système permanent pour la digestion, l’excrétion et la respiration. Comme les protistes ciliés, ils forment des vacuoles temporaires dans lesquelles ils digèrent leurs aliments. Les ciliés comme les acœles ont un corps schématiquement divisé en couche externe et couche interne. Les ciliés ont un ectoplasme (couche externe) et un endoplasme (couche interne) et concentrent leurs noyaux dans l’endoplasme. Les acœles réservent une zone interne à la digestion et à la reproduction et une zone externe à la locomotion, à la protection et à la capture de la nourriture.

Les deux groupes présentent également certaines différences remarquables. Les acœles ont un réseau nerveux et des organes reproductifs pouvant devenir fort complexes. Certains ont, par exemple, un pénis et se fécondent l’un l’autre, hypodermiquement, en pénétrant la paroi du corps. Et, après la fécondation, ils passent par un développement embryonnaire. Les ciliés, au contraire, n’ont pas de systèmes nerveux organisé. Ils se divisent par fission et n’ont pas d’embryon, bien qu’ils connaissent la sexualité par l’intermédiaire d’un processus appelé conjugaison. (Dans la conjugaison, deux ciliés s’accouplent et échangent leur matériel génétique. Puis ils se séparent et chacun se divise plus tard pour former deux filles. Le sexe et la reproduction, unis dans presque tous les métazoaires, sont des processus séparés chez les ciliés.) Ce qui est plus important, bien entendu, c’est que les acœles sont pluricellulaires, alors que les ciliés ne le sont pas.

Ces différences ne devraient pas rendre caduque l’hypothèse d’une étroite parenté généalogique. Après tout, comme je l’ai dit précédemment, les ciliés et les acœles contemporains sont séparés de leur éventuel ancêtre commun par plus d’un demi-milliard d’années. Aucun des deux ne représente une forme transitoire à l’origine de la pluricellularité. Le débat tourne donc autour des similitudes et de la question la plus ancienne et la plus fondamentale de toutes : les similitudes sont-elles homologues ou analogues ?

Hanson, défenseur de l’homologie, affirme que la simplicité des acœles est un phénomène ancestral chez les plathelminthes et que les similitudes entre ciliés et acœles, qui résultent en grande partie de leur simplicité, impliquent une liaison généalogique. Ses détracteurs répondent que la simplicité des acœles est un contrecoup de leur évolution « régressive » à partir de plathelminthes plus complexes, conséquence d’une réduction prononcée de la taille chez les acœles. Les turbellariés (le groupe des plathelminthes qui renferme les acœles) possèdent des intestins et des organes excréteurs. Si la simplicité des acœles représente un état dont l’origine est à trouver au sein même des turbellariés, c’est qu’elle ne peut pas provenir par hérédité directe d’une souche ciliée.

Malheureusement, les similitudes qu’énumère Hanson sont de celles qui entraînent des discussions sans fin et sans solution sur l’homologie et l’analogie. Elles ne sont ni suffisamment précises ni assez nombreuses pour certifier que l’on a affaire à des similitudes homologues. Beaucoup sont fondées sur l’absence de complexité chez les acœles. Or la perte évolutive est aisée et reproductible, alors que le développement distinct de structures précises et compliquées présente un taux de probabilité très faible. En outre, la simplicité des acœles est une conséquence prévisible de leur petite dimension : c’est pour des raisons fonctionnelles que ce groupe a pu converger vers la configuration ciliée en se retrouvant après coup, secondairement, dans le même ordre de grandeur que les ciliés sans que, pour autant, la liaison soit due à une ascendance directe. De nouveau, nous faisons appel au principe des surfaces et des volumes. De nombreuses fonctions physiologiques, notamment la respiration, la digestion et l’excrétion, doivent s’effectuer à travers la surface et desservir le volume tout entier du corps. Les gros animaux ont une proportion de surface externe si faible par rapport à leur volume interne qu’ils doivent se doter d’organes internes afin d’acquérir plus de surface. (D’un point de vue fonctionnel, les poumons ne sont guère autre chose que de petits sacs permettant de créer la surface indispensable à l’échange des gaz, tandis que les intestins sont des feuilles apportant la surface nécessaire au passage des aliments digérés.) Mais les petits animaux présentent un pourcentage si élevé de surface externe par rapport à leur volume interne qu’ils peuvent souvent respirer, se nourrir et excréter leurs déchets à travers leur seule surface externe. Les plus petits représentants de nombreux phylums plus complexes que les plathelminthes perdent également leurs organes internes. Le Caecum, par exemple, le plus petit des escargots, a perdu totalement son système respiratoire interne et prend son oxygène à travers sa surface externe.

Il se peut que d’autres similitudes citées par Hanson soient homologues, mais elles sont si largement répandues parmi d’autres êtres vivants qu’elles ne font que refléter la large affinité existant entre tous les protistes et tous les métazoaires sans indiquer un chemin spécifique suivi par l’hérédité. Les homologies significatives doivent être restreintes aux caractères qui sont à la fois partagés par la descendance et dérivés. (Les caractères dérivés proviennent uniquement de l’ancêtre commun aux deux groupes qui les partagent ; ce sont des signes de généalogie. Par ailleurs, un caractère primitif partagé ne peut pas indiquer spécifiquement une filiation commune. La présence d’ADN chez les ciliés et chez les acœles ne nous renseigne pas sur leur affinité car tous les protistes et tous les métazoaires possèdent de l’ADN.) Dans le même ordre d’idées, Hanson mentionne la « ciliation complète » comme un « caractère permanent et important, commun aux ciliés et aux acœles ». Mais les cils, quoique homologues, sont un caractère primitif partagé ; on les retrouve dans de nombreux autres groupes, les cnidaires par exemple. Le fait que la ciliation soit complète représente un phénomène évolutif « facile » qui peut fort bien n’être qu’analogue chez les ciliés et les acœles. La surface externe fixe une limite au nombre maximum de cils susceptibles d’être ajoutés. Les petits animaux, avec un rapport surface/volume élevé, peuvent utiliser la locomotion ciliaire ; les grands animaux ne peuvent pas placer suffisamment de cils sur leur surface proportionnellement réduite pour leur permettre de déplacer leur masse. La complète ciliation des acœles peut ne correspondre qu’à une réponse secondaire, adaptative, à leur petite taille. Le minuscule escargot Caecum se déplace également grâce à des cils ; tous ses cousins de plus grande taille utilisent pour cela les contractions musculaires.

Hanson, bien sûr, sait parfaitement qu’il ne peut pas démontrer son hypothèse à l’aide des habituelles preuves morphologiques et physiologiques. « Le mieux que l’on puisse dire, conclut-il, c’est qu’on est en présence de nombreuses similitudes suggestives [entre les ciliés et les acœles], mais d’aucune homologie rigoureusement déterminable. » Existe-t-il une autre méthode permettant de résoudre ce problème ou sommes-nous perpétuellement condamnés à des affrontements sans solution ? L’homologie pourrait être établie avec certitude si nous pouvions disposer d’une nouvelle série de caractères suffisamment nombreux, comparables et complexes – car une similitude bien précise, d’organe à organe, répétée des milliers de fois de manière indépendante, ne peut pas s’expliquer par l’analogie. Les lois de la probabilité mathématique ne l’autorisent pas.

Heureusement, nous possédons maintenant une source éventuelle pour ce type d’information, à savoir la séquence de l’ADN des protéines comparables. Tous les protistes et les métazoaires partagent de nombreuses protéines homologues. Chaque protéine est constituée d’une longue chaîne d’acides aminés ; chaque acide aminé est codé par une séquence de trois nucléotides dans l’ADN. Ainsi, le code de l’ADN pour chaque protéine peut renfermer des centaines de milliers de nucléotides placés dans un ordre précis.

L’évolution s’effectue par substitution des nucléotides. Une fois que deux groupes se sont écartés de leur ancêtre commun, leur séquence de nucléotides commence à accumuler les changements. Le nombre de changements semble grossièrement proportionnel au temps écoulé depuis la séparation. La similitude globale dans la séquence de nucléotides pour des protéines homologues peut donc mesurer l’importance de la séparation généalogique. Une séquence de nucléotides est le rêve du partisan de l’homologie, car elle représente des milliers de caractères potentiellement indépendants. Chaque position des nucléotides est un lieu de changement éventuel.

On commence à disposer de techniques permettant sans difficultés de dresser le tableau de la séquence des nucléotides. Dans les dix années à venir, on pourra, à mon avis, prendre les protéines homologues de tous les groupes de ciliés et de métazoaires concernés dans le débat, établir l’ordre de la séquence, mesurer les similitudes entre chaque paire d’organismes et ainsi beaucoup mieux appréhender (voir même résoudre complètement) ce vieux mystère généalogique. Si les acœles présentent des similitudes plus grandes avec les groupes de protistes susceptibles d’arriver à la pluricellularité en développant des membranes à l’intérieur de leur corps, la thèse de Hanson sera confirmée. Mais s’ils se révèlent plus proches des protistes qui peuvent atteindre la pluricellularité en s’intégrant à une colonie, l’hypothèse classique prévaudra et tous les métazoaires apparaîtront bien comme les produits de la fusion.

L’étude de la généalogie a été injustement délaissée dans notre siècle au profit de l’analyse de l’adaptation, mais elle ne peut pas perdre son pouvoir de fascination. Il suffit de prendre en considération ce que le scénario de Hanson implique sur les liens qui nous unissent aux autres organismes pluricellulaires. Peu de zoologistes mettent en doute le fait que les animaux supérieurs ont obtenu leur statut pluricellulaire grâce à la méthode suivie par les vers plats. Si les acœles ont évolué par la cellularisation d’un cilié, cela signifie que notre corps pluricellulaire est l’homologue d’une seule cellule de protiste. Si les éponges, les cnidaires, les plantes et les champignons sont apparus par fusion, c’est que leur corps est l’homologue d’une colonie de protistes. Puisque chaque cellule ciliée est l’homologue d’une cellule individuelle de n’importe quelle colonie de protistes, on doit en conclure que le corps humain tout entier est – au sens littéral – l’homologue d’une seule cellule d’éponge, de corail ou de plante.

Les curieux chemins empruntés par l’homologie nous emmènent plus loin en arrière encore. La cellule de protiste peut elle-même avoir évolué à partir de la symbiose de plusieurs cellules procaryotiques plus simples (bactéries ou algues bleu-vert). Les mitochondries et les chloroplastes semblent bien être les homologues de cellules procaryotiques entières. Chaque cellule de tout protiste, et chaque cellule dans tout corps de métazoaire, pourrait donc être, par la généalogie, une colonie intégrée d’organismes procaryotiques. Devrons-nous nous considérer à la fois comme des amas de colonies bactériennes et comme l’homologue d’une seule cellule d’éponge ou de peau d’oignon ? Pensez-y la prochaine fois que vous mangerez une carotte ou que vous couperez un champignon.