19
 
LE GRAND DÉBAT SUR LES SCABLANDS
 

Dans leurs paragraphes d’introduction, les guides touristiques se font les propagateurs de l’orthodoxie de l’heure dans sa forme la plus pure. Le dogme y est dépouillé de tous les « cependant » que l’on trouve dans les écrits des professionnels. Voici par exemple ce que l’on peut lire dans le guide automobile du Parc national des Arches édité par le National Park Service des États-Unis :

« Le monde et tout ce qu’il contient change continuellement. La plupart de ces changements qui affectent notre monde sont minuscules et demeurent imperceptibles. Ils n’en sont pas moins réels et, sur de longues périodes, ont pour effet d’entraîner de profondes modifications. Si l’on passe la main à la base de la paroi d’un canon, on détache quelques centaines de grains de sable. Cela peut apparaître comme un changement sans importance, mais c’est de cette façon que le canon s’est formé. Des forces diverses ont agi sur le grès, détachant et emportant les grains de sable. Parfois le processus est « très rapide » (comme lorsque l’on frotte le grès de la main), mais le plus souvent, il est beaucoup plus lent. Si on y met le temps, on peut éroder une montagne ou creuser un canon, quelques grains par quelques grains. »

La grande leçon de géologie que cette brochure veut enseigner, c’est que les phénomènes de grande ampleur sont le résultat de l’accumulation de changements minuscules. La main qui frotte sur la paroi du canon est une illustration exacte (trop efficace même) de la vitesse à laquelle le canon a été creusé. Le temps, cette ressource inépuisable de la géologie, accomplit tous les miracles.

Mais lorsque la brochure entre dans les détails, on découvre un scénario bien différent pour l’érosion des Arches. On apprend qu’un rocher en équilibre connu sous le nom de Chip Of the Old Block{14} (« fragment provenant du vieux bloc ») est tombé pendant l’hiver 1975-1976. Semblablement deux photographies – avant et après – de la magnifique Skyline Arch sont ainsi légendées : « Elle n’avait pas varié depuis que l’homme la connaissait, jusqu’à la fin de 1940 où un bloc de pierre tomba, doublant ainsi d’un seul coup la taille de Skyline. » Les ponts naturels se forment par des chutes, des effondrements soudains et intermittents et non par l’enlèvement imperceptible de grains de sable. Mais l’orthodoxie « gradualiste » est si indélogeable que les auteurs du guide n’ont pas pris garde à la contradiction existant entre leur explication des faits et la théorie énoncée dans leur introduction. Dans d’autres chapitres de cette même cinquième section, je montre que le « gradualisme » est un préjugé de notre culture et non un fait de nature, et je me fais le défenseur du pluralisme en matière de rythmes. Les changements ponctuels sont au moins aussi importants que l’accumulation imperceptible. Dans ce chapitre, je raconte un cas de géologie qui se rapporte à un lieu bien précis. Mais le message reste le même : les dogmes ne sont jamais aussi néfastes que lorsqu’ils amènent les hommes de science à rejeter a priori une thèse contradictoire qui pourrait être vérifiée dans la nature.

img16.jpg

Des coulées de basalte d’origine volcanique couvrent la plus grande partie de l’est de l’État de Washington. Ces basaltes sont eux-mêmes souvent recouverts par une épaisse couche de lœss, sédiment très fin et léger apporté par le vent pendant les périodes glaciaires. Dans la zone comprise entre Spokane à l’est, la rivière Snake au sud et le fleuve Columbia à l’ouest, de nombreux ravins spectaculaires, allongés et plus ou moins parallèles entre eux, ont profondément entaillé non seulement le lœss, mais encore le dur basalte lui-même. Ces « coulées », pour reprendre le terme utilisé localement (coulee), ont dû être creusées par des eaux de fonte de glacier, car leur pente se dirige, à partir d’une zone proche du point le plus méridional atteint par le dernier glacier, vers les deux principaux cours d’eau de l’est de l’État de Washington. Les ravins de ces « scablands » – « terres croûteuses, pelées », appellation donnée par les géologues à toute la région – sont aussi troublants qu’effrayants, et cela pour plusieurs raisons.

1. Les ravins s’interconnectent en coupant des crêtes élevées qui jadis les séparaient. La profondeur des ravins excédant plusieurs dizaines de mètres, cette anastomose à grande échelle montre qu’une quantité énorme d’eau a dû passer par-dessus les crêtes et les éroder.

2. Un autre fait vient étayer la thèse du remplissage des ravins par l’eau : l’existence de nombreuses vallées suspendues venant se jeter dans les ravins principaux. (Une vallée suspendue est un ravin affluent qui se jette dans un ravin collecteur haut au-dessus du niveau actuel du lit du cours d’eau.)

3. Le basalte dur des coulées est profondément entaillé et érodé, le type d’érosion ne ressemble pas au travail des rivières calmes creusées selon le mode gradualiste.

4. Les coulées renferment de nombreuses collines haut perchées, composées de lœss, qui n’ont pas été emportées. Elles sont disposées comme si elles avaient été jadis des îles au milieu d’un gigantesque cours d’eau aux multiples branches.

5. Les coulées renferment des dépôts isolés de gravier basaltique d’origine fluviatile, souvent composé de roches étrangères à la région concernée.

Peu après la Première Guerre mondiale, un géologue de Chicago, J Harlen Bretz, a proposé une hypothèse non orthodoxe pour expliquer cette topographie insolite (oui, il faut bien écrire J sans point et ne vous avisez pas d’en mettre un, car sa colère peut être terrible). Selon lui, les ravins des scablands ont été creusés d’un seul coup par une unique et gigantesque crue d’eau de fonte de glacier. Cette catastrophe locale a rempli les coulées, a entaillé des dizaines de mètres de lœss et de basalte, puis a cessé en quelques jours. Bretz conclut son ouvrage principal, paru en 1923, par les lignes suivantes :

« Le plateau de Columbia fut balayé, sur une surface de mille deux cents kilomètres carrés, par une crue glaciaire qui arracha la couverture de lœss et de limon. Elle transforma plus de huit cents kilomètres carrés de cette zone en ravins dénudés et taillés dans la roche, qui forment à présent les scablands ; et près de quatre cents kilomètres carrés furent recouverts des dépôts de gravier issus de l’érosion du basalte. Ce fut une véritable débâcle qui ravagea le plateau de Columbia. »

L’hypothèse devint, dans les milieux géologiques, une cause célèbre{15}. La vigueur que mit Bretz, seul contre tous, à défendre son hypothèse catastrophiste lui valut quelque admiration réticente, mais pratiquement aucun soutien. Les tenants de l’« establishment », représenté par le United States Geological Survey, serrèrent les rangs pour s’opposer à cette thèse. Ils n’avaient rien de mieux à proposer et admettaient volontiers le caractère singulier de la topographie des scablands. Mais ils s’en tenaient fermement au dogme selon lequel on ne devait jamais invoquer de causes catastrophiques tant qu’une alternative gradualiste existait. Au lieu de mettre l’inondation de Bretz à l’épreuve des faits, ils la rejetèrent en s’appuyant sur des principes généraux.

Le 12 janvier 1927, Bretz s’en alla défier ses adversaires dans leur repaire et présenta ses thèses au Cosmos Club de Washington, devant un groupe de scientifiques, dont de nombreux membres du Geological Survey. Le rapport de la discussion qui suivit montre bien que les a priori gradualistes expliquent l’accueil glacial qu’il reçut. Voici quelques commentaires typiques de ses détracteurs.

« Il n’est pas facile, admit W.C. Alden, pour quelqu’un comme moi-même, qui n’a jamais étudié ce plateau, de proposer à l’improviste une thèse alternative rendant compte du phénomène. » Néanmoins, sans se démonter, il poursuivit : « Les principales difficultés semblent être premièrement l’idée que tous les ravins ont dû être creusés simultanément en un espace de temps très court et deuxièmement l’extraordinaire quantité d’eau qu’il (Bretz) pose comme principe. […] Le problème serait beaucoup plus facile si, pour accomplir ce travail, une moindre quantité d’eau était nécessaire et si on faisait appel à une période de temps plus longue et à des inondations répétées. »

James Gilluly, principal apôtre du gradualisme géologique de ce siècle, affirme à la fin d’un long commentaire « qu’aucun élément de preuve avancé jusqu’à présent ne permettait de penser que les crues qui ont pu avoir lieu à un moment quelconque n’aient pas été du même ordre de grandeur que les crues actuelles de la Columbia, ou au mieux de quelques fois supérieures ».

E. T. McKnight présenta une alternative gradualiste expliquant la présence des graviers : « Cet auteur croit qu’il s’agit des dépôts normaux de la Columbia pendant l’inversion de sens du courant – vers l’est – aux époques préglaciaires, glaciaires et postglaciaires. »

G. R. Mansfield doutait fort qu’« un tel travail ait pu être accompli en si peu de temps ». Il proposa également une thèse plus calme : « Les scablands me semblent beaucoup mieux s’expliquer par les effets d’accumulation et de débordement continus d’eaux glaciaires marginales, qui ont de temps en temps changé soit leur position, soit leur lieu d’exutoire au cours d’une période prolongée. »

« Les particularités de l’érosion de cette région, admit finalement O.E. Meinzer, sont si vastes et si étranges qu’elles défient toute description. » Elles n’allaient pas cependant jusqu’à défier l’explication gradualiste : « Je pense que les caractéristiques existantes peuvent s’expliquer par le travail d’érosion normale de l’ancien fleuve Columbia. » Puis, plus sèchement que la plupart de ses collègues, il proclama sa foi : « Avant qu’une thèse qui fait appel à une quantité d’eau apparemment impossible soit totalement acceptée, tout devrait être mis en œuvre pour expliquer les caractéristiques actuelles sans recourir à une supposition aussi violente. »

L’histoire se termine bien, au moins à mon point de vue, car Bretz fut délivré des griffes de ses adversaires par des preuves ultérieures. Son hypothèse l’a emporté et pratiquement tous les géologues pensent à présent que ce sont bien des crues catastrophiques qui ont creusé les ravins des scablands. Bretz n’avait pas trouvé la provenance des eaux. Il savait que les glaciers étaient descendus jusqu’à Spokane, mais ni lui ni personne n’avaient pu imaginer un processus raisonnable qui aurait fait fondre une telle quantité d’eau aussi rapidement. Et on n’a toujours pas découvert de mécanisme susceptible de provoquer une fonte aussi brutale.

La solution vint d’ailleurs. Les géologues découvrirent à l’ouest du Montana les preuves de l’existence d’un énorme lac glaciaire dont le barrage était formé par de la glace. Lorsque le glacier recula, la digue se rompit et le lac se vida en provoquant un cataclysme. Les eaux se déversèrent directement dans les scablands.

Bretz n’avait fourni aucune preuve directe de ce flot. Le creusement aurait pu s’effectuer progressivement, et non tout d’un coup ; l’anastomose et les vallées suspendues auraient pu apparaître dans des coulées emplies par un courant calme et non par une vague déferlante. Mais lorsque les premières bonnes photos aériennes des scablands furent prises, les géologues remarquèrent que plusieurs zones dans le fond des coulées étaient couvertes de rides de courant géantes, des sillons ondulés laissés par le passage des eaux qui atteignaient 6,70 m de haut et 130 m de long. Bretz avait travaillé à la mauvaise échelle. Il avait arpenté les rides pendant des années, mais sans les voir. Elles sont, écrivit-il fort justement, « difficiles à identifier au niveau du sol, enfouies sous une végétation d’armoise ». Les observations sont toujours tributaires d’une certaine échelle.

Les hydrauliciens peuvent calculer les caractéristiques d’un courant d’après la taille et la forme des rides sur un cours d’eau. V.R. Baker estime que le débit dans les ravins des scablands a atteint un maximum de 2 100 m3 par seconde. Une crue de cette ampleur a pu déplacer des blocs hauts de onze mètres.

Je pourrais arrêter ici mon histoire avec cette version à l’eau de rose qui me plaît bien : le héros, détenteur de la vérité et rejeté par les dogmatistes aveugles, s’en tient aux faits, refuse les idées reçues et finit par l’emporter grâce à sa patience et à une documentation convaincante. L’idée générale est sûrement valable : le préjugé gradualiste a effectivement amené à refuser d’emblée l’hypothèse catastrophiste alors que Bretz avait (apparemment) raison. Mais, en relisant attentivement les articles originaux, je me suis aperçu que ce scénario manichéen devait céder le pas à une version plus complexe. Les adversaires du géologue n’étaient pas des dogmatistes aveugles et incompétents. Ils avaient, il est vrai, des préférences a priori, mais ils avaient également de bonnes raisons de mettre en doute cette inondation catastrophique fondée sur les premiers arguments de Bretz. En outre, le style de l’enquête scientifique que mena ce dernier ne pouvait pratiquement pas lui permettre d’emporter l’adhésion de ses collègues à l’aide de ses seules données initiales.

Bretz avait travaillé dans la plus pure tradition de l’empirisme. Il avait le sentiment que les hypothèses aventureuses ne peuvent être établies qu’en rassemblant patiemment des informations sur le terrain. Il évita toute élaboration théorique et laissa de côté ce problème conceptuel réel qui préoccupait tant ses adversaires : d’où pouvait donc provenir une telle quantité d’eau ?

Il tenta d’étayer son hypothèse en recensant une à une toutes les traces d’érosion découvertes sur le terrain. Il sembla ne pas se soucier du tout de cet élément manquant qui aurait apporté la cohérence à son histoire : la provenance de l’eau. Car cette tentative aurait pu l’entraîner à élaborer des théories en l’absence de preuves directes, or Bretz ne plaçait sa confiance que dans les faits. Lorsque Gilluly lui reprocha de ne proposer aucune origine pour l’eau, Bretz répliqua simplement : « Je pense que mon interprétation des scablands doit être retenue ou abandonnée en faisant référence aux phénomènes des scablands eux-mêmes. »

Mais pourquoi un adversaire devrait-il être convaincu par une théorie aussi incomplète ? Bretz pensait que l’extrémité méridionale du glacier avait fondu précipitamment, mais aucun scientifique ne put imaginer comment la glace avait fondu aussi vite. (Il tenta de suggérer l’influence de l’activité volcanique sous la glace, mais abandonna rapidement cette théorie sous les attaques de Gilluly.) Le géologue se cantonna dans les scablands, alors que c’est à l’ouest du Montana qu’il fallait chercher la réponse. Le lac glaciaire de Missoula était dans la littérature depuis les années 1880, mais Bretz, travaillant dans d’autres directions, ne fit pas le rapprochement. Ses adversaires avaient raison. On ne sait toujours pas comment la glace peut fondre aussi rapidement. Mais le postulat que tous les participants reconnaissaient était faux : l’origine de l’eau n’était pas de la glace mais de l’eau.

Les phénomènes qui, selon les théories en cours, « ne peuvent pas arriver » obtiennent rarement droit de cité grâce à la simple accumulation de faits prouvant qu’ils se sont effectivement produits ; il faut en outre présenter un mécanisme expliquant comment ils peuvent arriver. Les premiers partisans de la dérive des continents se heurtèrent à la même difficulté que Bretz. Les similitudes de faune et de lithologie entre des continents à présent largement séparés nous apparaissent aujourd’hui comme des preuves convaincantes, mais elles ne l’emportèrent pas à l’époque car aucune force raisonnable n’avait été proposée pour expliquer leur déplacement. La théorie de la tectonique des plaques a depuis fourni ce mécanisme et a permis à l’idée de la dérive des continents d’être acceptée.

En outre, les adversaires de Bretz n’ont pas entièrement fondé leur opposition sur le caractère hérétique de son hypothèse. Ils disposaient aussi de faits spécifiques allant dans leur sens et ils avaient en partie raison. Bretz à l’origine insista sur l’action d’une seule et unique crue, alors que ses adversaires avançaient de nombreuses preuves montrant que les scablands ne s’étaient pas creusés en une seule fois. Nous savons à présent que le lac Missoula s’est formé et reformé plusieurs fois en suivant les fluctuations du front glaciaire. Dans son ouvrage le plus récent, Bretz a recensé huit crues séparées, toutes d’ampleur catastrophique. Ses adversaires avaient tort de considérer que les scablands avaient été façonnés par un processus graduel à partir d’éléments montrant des écarts de temps importants : les épisodes catastrophiques peuvent se répéter, séparés par de longues périodes de calme. Mais il avait également tort en attribuant la formation des scablands à une seule crue.

Bretz est inscrit sur mon grand livre car il s’est élevé contre un dogme solidement établi, restrictif au plus haut point et qui n’a jamais eu aucun sens : l’empereur était nu depuis un siècle. Charles Lyell, le parrain du gradualisme géologique, avait entraîné son monde sur une fausse piste en établissant la doctrine du changement imperceptible. Il avait montré, tout à fait à juste titre, que les géologues devaient invoquer l’« invariance » (l’uniformité) de la loi naturelle dans le temps pour l’étude scientifique du passé. Il appliqua ensuite le même terme – uniformité – aux rythmes des processus, répondant ainsi à une demande empirique, et affirma que le changement devait être lent, régulier et progressif et que les phénomènes de grande ampleur ne pouvaient être que le résultat de l’accumulation de petits changements.

Mais l’uniformité de la loi n’annule pas l’action des catastrophes naturelles, particulièrement à l’échelon local. Peut-être certaines lois immuables ont-elles pour effet de provoquer des épisodes irréguliers de changement soudain et profond. Bretz n’aimerait sans doute pas trop ce genre de laïus philosophique. Il le rangerait probablement parmi ces absurdités vides de sens débitées par un citadin derrière son bureau. Mais il eut l’indépendance d’esprit et la jugeote d’appliquer cette bonne vieille maxime d’Horace, à laquelle la science se réfère mais qu’elle ne suit pas souvent : Nullius addictus jurare in verba magistri, « Je ne suis pas tenu de prêter serment aux paroles d’un maître ».

Mon récit se termine par deux épilogues heureux. En premier lieu, l’hypothèse de Bretz, selon laquelle les scablands et leurs ravins étaient le reflet de l’action d’une inondation catastrophique, s’est révélée féconde bien au-delà de la région qu’il avait étudiée. On a ainsi découvert des scablands associés à d’autres lacs de l’ouest des États-Unis, notamment et surtout le lac Bonneville, le grand ancêtre de ce qui n’est plus, en comparaison, qu’un petit étang, le Grand Lac Salé (Great Salt Lake) dans l’Utah. On a même trouvé d’autres applications dans les domaines les plus éloignés qui soient, puisque Bretz est devenu l’idole des géologues planétaires qui voient dans les canaux de Mars un ensemble de phénomènes dont la meilleure interprétation s’inspire du style des crues catastrophiques de Bretz.

En second lieu, Bretz n’a pas partagé le sort d’Alfred Wegener, mort dans les glaces du Groenland alors que sa théorie de la dérive des continents restait dans les limbes. J Harlen Bretz a présenté son hypothèse il y a soixante ans, mais il a vécu assez longtemps pour la voir reconnue par tous. Il a maintenant bien plus de quatre-vingt-dix ans, fait toujours preuve de la même vivacité d’esprit et est à juste titre assez satisfait de lui-même. En 1969, il a publié un article de quarante pages résumant un demi-siècle de controverses sur les scablands de l’est de l’État de Washington. Il le termine par les lignes suivantes :

« L’Association internationale pour la recherche sur le quaternaire a, en 1965, tenu son assemblée générale aux États-Unis. Parmi les nombreuses excursions organisées à cette occasion, l’une avait pour but le nord des montagnes Rocheuses et le plateau de Columbia dans l’État de Washington. […] Le groupe […] parcourut la Grande Coulée dans toute sa longueur, une portion du bassin de la Quincy, la plus grande partie de la crête des scablands qui sépare les rivières Palouse et Snake et les grandes gravières déposées par les crues dans le Snake Canyon. L’auteur, à qui il fut impossible de se joindre à l’excursion, reçut le lendemain un télégramme de félicitations qui s’achevait par cette phrase : « Maintenant nous sommes tous des catastrophistes. »


Addendum

J’ai envoyé un exemplaire du présent article à Bretz après sa publication dans Natural History. Il me répondit le 14 octobre 1978.

 

Cher Mr. Gould.

Votre lettre m’a beaucoup touché. Merci de votre compréhension.

J’ai été surpris par l’accueil qu’a reçu mon travail de défrichage sur les scablands et par ses développements ultérieurs. J’ai toujours su que j’avais raison, mais les années de doute et de controverse avaient produit chez moi une sorte de léthargie émotionnelle, je pense. C’est alors que la surprise qui suivit l’excursion de Victor Baker en juin dernier me réveilla. Quoi ! Étais-je devenu une semi-autorité sur les processus et les événements extraterrestres ?

Dans l’incapacité physique de travailler (j’ai quatre-vingt-seize ans), je ne peux que me réjouir des recherches menées par d’autres dans un domaine où je fus un pionnier.

Je vous remercie encore.

J Harlen Bretz.

 

En novembre 1979, à la réunion annuelle de la Geological Society of America, la Penrose Medal (la plus haute distinction de la profession) fut décernée à J Harlen Bretz{16}.