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UN HOMMAGE BIOLOGIQUE À MICKEY
 

L’âge change souvent le feu en placidité. Lytton Strachey, dans le portrait incisif qu’il a dressé de Florence Nightingale{5}, a écrit de ses dernières années :

« Après avoir patiemment attendu, le destin joua à Miss Nightingale un tour à sa façon. Au cours de sa longue vie, sa bienveillance et son esprit du bien public n’avaient eu d’égal que son aigreur. Sa vertu s’était nourrie de sa dureté. […] Et les années, sarcastiques, apportaient à cette femme fière son châtiment. Elle ne devait pas mourir comme elle avait vécu. Son dard devait lui être ôté ; elle devait s’adoucir, être réduite à la soumission et à la complaisance. »

Je ne fus donc pas surpris – bien que l’analogie puisse paraître sacrilège à certains – de découvrir que la créature dont le nom est synonyme de mièvrerie avait eu dans sa jeunesse beaucoup plus de mordant. En 1978, Mickey Mouse atteignit l’âge respectable de cinquante ans. Pour marquer l’événement, plusieurs salles de cinéma ont reprogrammé « Steamboat Willie », 1928 (« Le vapeur Willie »), où Mickey faisait sa première apparition à l’écran. C’était alors un personnage exubérant, légèrement sadique même. Au cours d’une remarquable séquence où sont exploitées les possibilités nouvelles offertes par le son, Mickey et Minnie rouent de coups et maltraitent les animaux qui se trouvent à bord du bateau à vapeur pour donner une vibrante interprétation chorale de « Turkey in the Straw ». Ils font couiner un canard dans une étreinte fougueuse, tournent la queue d’une chèvre comme une manivelle, tordent les mamelles d’une truie, se servent des dents d’une vache comme d’un xylophone et jouent de la cornemuse avec son pis.

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L’évolution de Mickey au cours de ses cinquante ans d’existence (de gauche à droite). Alors qu’au fil des années, Mickey présentait de plus en plus de savoir-vivre dans son comportement, sa silhouette rajeunissait. Les mesures prises au cours des trois étapes de son développement ont montré que la taille relative s’était accrue, que les yeux et le crâne avaient grossi. Ces trois traits sont des caractéristiques juvéniles.
© Walt Disney Productions.

Christopher Finch, dans son officieuse histoire en images de l’œuvre de Disney, a écrit : « Le Mickey Mouse qui est apparu dans les salles obscures un peu avant 1930 n’était pas exactement le personnage bien élevé que nous connaissons aujourd’hui. Il était espiègle, pour ne pas dire plus, et faisait même preuve de quelque cruauté. » Mais Mickey bientôt acheta une conduite, ne laissant qu’aux mauvaises langues le soin de résoudre le problème de ses rapports avec Minnie et du statut de Michou et Jojo (Morty et Ferdie). « Mickey, poursuit Finch, était pratiquement devenu un symbole national et, en tant que tel, on attendait de lui qu’il se comportât comme il faut en toutes circonstances. S’il lui arrivait occasionnellement de s’écarter du droit chemin, le Studio se retrouvait submergé de lettres de particuliers ou d’organisations qui se sentaient détenteurs du bien moral de la nation. […] Plus tard les pressions le contraignirent à jouer un rôle d’honnête homme. »

En même temps que la personnalité de Mickey s’adoucissait, sa silhouette changeait. De nombreux admirateurs de Disney n’ignorent pas cette transformation progressive, mais peu nombreux, je crois, sont ceux qui ont su en discerner le thème coordonnateur unissant tous ces avatars – en fait, je ne suis pas sûr que les artistes de Disney eux-mêmes se soient exactement rendu compte de ce qu’ils faisaient, car les changements sont intervenus au coup par coup et de façon bien hésitante. En bref, le Mickey doucereux et inoffensif a acquis peu à peu une silhouette plus juvénile. (L’âge chronologique de Mickey n’ayant jamais varié – comme la plupart des héros de bandes dessinées, il reste imperméable aux ravages du temps – ce changement d’apparence à un âge constant est une véritable transformation évolutive. Le rajeunissement progressif en tant que phénomène de l’évolution est appelé néoténie. Nous aurons l’occasion d’y revenir.)

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Du reste, la retraite de Mickey vers sa propre jeunesse n’est pas un incident isolé dans le monde de la BD. En France, le bonhomme Michelin, une figure très populaire, a évolué dans la même direction : le Bibendum d’origine, à la tête aplatie, aux yeux bridés et fumant le cigare, est devenu ce gros poupon, à la tête ronde et aux grands yeux, qui orne désormais le guide Michelin.

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En quatre-vingts ans, le bonhomme Michelin a bien changé. De gauche à droite : 1898, sa première manifestation ; 1901, Bibendum a désormais des jambes ; 1926, la création du pneu « Confort » modifie la taille de « Bib » ainsi que le nombre de ses tores ; 1980, enfin, il est devenu un jeune homme dynamique et rieur.
Avec l’aimable autorisation de Michelin

Les changements caractéristiques de forme qui se produisent pendant la croissance humaine ont inspiré une abondante littérature biologique. Puisque l’extrémité-tête de l’embryon se différencie d’abord et croît plus rapidement in utero que l’extrémité-pied (on parle, en langage technique, d’un gradient antéro-postérieur), un nouveau-né possède une tête relativement grosse sur un corps de dimension moyenne avec des jambes et des pieds réduits. Ce gradient s’inverse au cours de la croissance, les jambes et les pieds l’emportant sur la partie antérieure. La tête continue à croître, mais plus lentement que le reste du corps et donc sa taille relative décroît.

En outre, plusieurs changements s’effectuent dans la tête elle-même pendant la croissance. Le cerveau croît très lentement après l’âge de trois ans, et le crâne bulbeux du jeune enfant cède la place au profil plus incliné de l’adulte dont le front est plus bas. Les yeux grossissent à peine et la taille relative des yeux décline abruptement. Mais la mâchoire devient de plus en plus grosse. Les enfants, quand on les compare aux adultes, ont une tête et des yeux plus grands, des mâchoires plus petites, un crâne plus proéminent et bombé et des pieds et des jambes plus petits et plus potelés. Je suis navré de dire que, en tous points, la tête des adultes est plus simiesque.

Mickey, cependant, durant les cinquante ans qu’il a passés parmi nous, a parcouru le chemin ontogénique inverse. Il a pris une apparence de plus en plus enfantine, en même temps que le personnage grincheux de Steamboat Willie devenait l’hôte adorable et inoffensif d’un royaume magique. En 1940, l’ancien pinceur de mamelles de truie reçoit un coup de pied dans le derrière pour désobéissance (il était alors l’apprenti sorcier de Fantasia). En 1953, dans son dernier dessin animé, il est à la pêche et ne parvient pas à venir à bout d’une moule qui l’asperge.

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Durant la première phase de son évolution, Mickey avait une tête, une voûte crânienne et des yeux plus petits. Il a ensuite évolué vers les caractéristiques de son jeune neveu Michou (relié à Mickey par une ligne au pointillé).

Les artistes de Disney ont subrepticement et habilement transformé Mickey en utilisant des astuces suggestives qui imitent les propres changements de la nature par d’autres itinéraires. Pour lui donner les jambes plus courtes et plus potelées d’un enfant, ils abaissèrent la taille et couvrirent les jambes efflanquées d’une sorte de pantalon flottant. (Les bras et jambes s’épaissirent aussi notablement et acquirent des articulations qui leur donnèrent une allure plus floue.) Sa tête devint relativement plus grosse et ses traits plus juvéniles. La longueur du museau de Mickey n’a pas varié, mais plus subtilement, c’est un épaississement prononcé qui le fait apparaître moins saillant. L’œil de Mickey a grossi grâce à deux stratagèmes distincts : en premier lieu, par une transformation majeure, présentant une solution de continuité dans le processus évolutif, l’œil de Mickey ancestral étant devenu la pupille de ses descendants et, en second lieu, par un accroissement progressif de l’œil ensuite.

L’amélioration du caractère bombé du crâne de Mickey a suivi un itinéraire intéressant, car son évolution a toujours été gênée par une convention qui est restée inchangée depuis l’origine : la tête est représentée par un cercle surmonté par les oreilles et prolongé par un museau oblong. La forme en cercle ne pouvait pas être modifiée pour obtenir directement un crâne bombé. Devant cette impossibilité, les oreilles de Mickey se sont reculées, augmentant ainsi la distance séparant le nez et les oreilles et lui donnant un front plus arrondi qu’incliné.

Pour donner à ces observations un caractère d’authentique science quantitative, j’ai utilisé mon compas à calibrer et l’ai appliqué aux trois étapes de la phylogenèse officielle : le personnage au nez étroit et aux oreilles en avant du début des années 1930 (phase 1), le Mickey de Mickey et le haricot magique, 1947 (phase 2) et la souris actuelle (phase 3). J’ai mesuré trois signes de juvénilité insidieuse : l’accroissement de la taille de l’œil (hauteur maximum) calculé en pourcentage de la longueur de la tête (de la base du nez au sommet de l’oreille postérieure) ; l’accroissement de la longueur de la tête calculé en pourcentage de la longueur du corps ; et l’accroissement de la taille de la voûte crânienne mesuré par le déplacement vers l’arrière de l’oreille antérieure (de la base du nez au sommet de l’oreille antérieure calculé en pourcentage de la base du nez au sommet de l’oreille postérieure).

Les trois pourcentages ont tous augmenté régulièrement : la taille de l’œil de 25 à 42 % de la longueur de la tête ; la longueur de la tête de 42,7 à 48,1 % de la longueur du corps ; et la distance nez-oreille antérieure de 71,7 % à un énorme 95,6 % de la distance nez-oreille postérieure. En comparaison, j’ai mesuré le jeune « neveu » de Mickey, Michou. Dans chaque cas, Mickey a nettement évolué vers les phases juvéniles de sa lignée, bien qu’il ait encore du chemin à parcourir en ce qui concerne la longueur de la tête.

Vous devez sans doute vous demander quel intérêt un homme de science, au moins marginalement respectable, peut bien trouver à une souris comme celle-ci. C’est en partie, bien sûr, pour m’amuser. (Je préfère toujours Pinocchio à Citizen Kane.) Mais j’ai une remarque – en fait deux – à faire. Nous devons d’abord nous poser cette question : pourquoi Disney a-t-il voulu modifier son personnage le plus célèbre de manière si progressive et toujours dans la même direction ? On ne change pas les symboles nationaux selon son propre caprice et les spécialistes des études de marché (dans l’industrie de la poupée par exemple) ont passé beaucoup de temps et consacré en pratique beaucoup d’efforts à déceler les caractéristiques susceptibles d’attirer la sympathie du public. Les biologistes ont, eux aussi, longuement étudié un sujet similaire chez de nombreux animaux très divers.

Dans un de ses articles les plus célèbres, Konrad Lorenz affirme que les humains utilisent des différences caractéristiques de forme entre les bébés et les adultes comme d’importantes indications de comportement. Il pense que des traits juvéniles entraînent chez les adultes humains des « mécanismes de déclenchement innés » pour l’affection et le soin des petits. Lorsque nous voyons un être vivant possédant des traits de bébé, nous ressentons immédiatement un élan automatique de tendresse désarmante. La nature adaptative de cette réponse peut difficilement être mise en doute, car nous devons élever nos bébés. Signalons, à ce propos, que Lorenz inclut dans la liste de ses déclencheurs les traits caractéristiques de la petite enfance que Disney a peu à peu donnés à Mickey : « Une tête relativement importante, un crâne disproportionné, de grands yeux placés bas, le devant des joues fortement bombé, les extrémités courtes et épaisses, une consistance ferme et élastique et des gestes gauches. » (Je propose de laisser de côté, pour cet article, la question controversée suivante : notre réponse aux traits de la première enfance est-elle véritablement innée et directement héritée de nos ancêtres primates, comme le soutient Lorenz, ou est-elle simplement apprise à partir de notre expérience immédiate avec les bébés et greffée sur une prédisposition de l’évolution qui nous pousse à nous attacher par des liens d’affection à certains signaux appris ? Mon argumentation s’applique aussi bien dans les deux cas, car je prétends seulement que des traits de bébé ont tendance à provoquer de forts sentiments d’affection chez les humains adultes, que la base biologique en soit la programmation directe ou la capacité à apprendre et se fixer selon des signaux appris. Je n’aborderai pas non plus – c’est là un sujet annexe – la thèse principale de l’article de Lorenz selon laquelle nous ne répondons pas à la totalité ou Gestalt, mais à un ensemble de traits spécifiques qui jouent le rôle de déclencheurs. Cet argument est important pour Lorenz qui désire ainsi démontrer l’identité, dans l’évolution, des modes de comportement entre les autres vertébrés et les humains, et nous savons que de nombreux oiseaux par exemple répondent aux caractères abstraits et non aux Gestalten. L’article de Lorenz, publié en 1950, s’intitule Ganzheit und Teil in der tierischen und menschlichen Gemeinschaft, « Le tout et la partie dans la société animale et humaine ». Le changement progressif opéré par Disney sur l’apparence de Mickey n’est pas dénué de signification dans ce contexte : Disney a en effet agi de manière successive sur les principaux déclencheurs fondamentaux de Lorenz.)

Lorenz souligne le pouvoir que les traits juvéniles exercent sur nous, et la qualité abstraite de leur influence, en faisant remarquer que nous jugeons les autres animaux selon ces mêmes critères – bien que notre jugement puisse être complètement déplacé dans un contexte d’évolution. Nous sommes en quelque sorte trompés par notre réponse devant les bébés et nous transposons notre réaction au même ensemble de caractères rencontrés chez d’autres animaux.

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Les humains ressentent des sentiments d’affection pour les animaux présentant des traits juvéniles : grands yeux, crâne rebondi, menton fuyant (colonne de droite). Les animaux à petits yeux et à long museau (colonne de gauche) ne provoquent pas la même réponse. (D’après
Essais sur le comportement animal et humain, par Konrad Lorenz, Le Seuil, Paris, 1970.)

De nombreux animaux, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’inspiration de l’affection chez les humains, partagent avec les bébés humains certains traits que ne possèdent pas les adultes humains : de grands yeux, un front bombé et un menton fuyant notamment. Ils nous attirent, nous en faisons des animaux domestiques, dans la nature nous nous arrêtons pour les admirer, alors que nous avons de l’aversion pour leurs cousins à petits yeux et à long museau qui pourraient constituer des compagnons affectueux et plus dignes de notre admiration. Lorenz signale que les noms allemands de nombreux animaux qui évoquent les caractéristiques des bébés humains se terminent par le suffixe diminutif -chen bien que les animaux soient souvent de taille plus grande que leurs proches parents ne possédant pas ces caractéristiques : Rotkechlchen, le rouge-queue, Eichhörnchen, l’écureuil et Kaninchen, le lapin, par exemple.

Dans un chapitre passionnant, Lorenz étend notre capacité de réaction, biologiquement déplacée, à d’autres animaux et même à des objets inanimés évoquant des traits humains. « Les objets les plus étonnants sont connotés de valeurs sentimentales et affectives hautement spécifiques qui sont tout à fait remarquables, et simultanément des qualités humaines leur sont dans une certaine mesure “infusées”. […] Un escarpement qui se dresse, des falaises quelque peu en surplomb, ou des nuages d’orage qui s’amoncellent, ont très directement la même valeur expressive qu’un homme qui se dresse de toute sa hauteur, et qui, en pareille occasion, se penche un peu vers l’avant », c’est-à-dire qui menace.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver au chameau une expression d’arrogance et de mépris, car il imite, bien involontairement et pour d’autres raisons, un « geste de retrait dédaigneux » commun à de nombreuses cultures. Dans ce geste, nous relevons la tête et plaçons notre nez en position relativement haute par rapport aux yeux. Ensuite nous fermons à demi les paupières et soufflons légèrement du nez, comme sait le faire l’aristocrate anglais stéréotypé et son domestique stylé. « Le tout, dit à juste titre Lorenz, symbolise le refus des excitations sensorielles provenant de l’individu qui est l’objet du mépris. » Mais le pauvre chameau ne peut s’empêcher d’avoir l’orifice nasal plus haut que ses yeux allongés et les coins de sa bouche quelque peu tirés vers le bas. Comme Lorenz nous le rappelle, si l’on veut savoir si le chameau va manger dans la main de l’observateur ou lui cracher dessus, ce sont les oreilles qu’il faut regarder et non le reste de la face.

Dans son important ouvrage, L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux, paru en 1872, Charles Darwin a retrouvé l’origine évolutive de nombreux gestes ordinaires dans des actions, jadis adaptatives chez les animaux, qui s’intériorisèrent ensuite chez les humains sous forme de symboles. Ce faisant, il cherchait à démontrer que la continuité de l’évolution se traduisait dans les émotions et non pas seulement dans les formes. Nous grondons et relevons la lèvre supérieure au cours d’un accès de colère, pour découvrir des canines de combat qui n’existent plus. Notre geste de dégoût est une répétition des mouvements du visage accompagnant les vomissements, acte adaptatif rendu nécessaire en certaines occasions. Darwin, au grand dam de ses contemporains victoriens, concluait ainsi : « Chez l’être humain, certaines réactions, comme les cheveux qui se redressent sous l’influence d’une frayeur extrême, ou les dents qui se découvrent sous l’emprise de la colère, ne peuvent pratiquement pas se comprendre, sauf si l’on croit que l’homme a existé jadis dans un état inférieur s’apparentant à celui de l’animal. »

En tout cas, les caractéristiques abstraites de l’enfance humaine provoquent en nous de puissantes réactions émotionnelles, même lorsqu’elles apparaissent chez d’autres animaux. J’émets l’opinion que l’évolution régressive suivie par Mickey au cours de sa croissance reflète la découverte inconsciente de ce principe biologique par Disney et ses artistes. En fait, le statut émotionnel de la plupart des personnages de Disney repose sur le même ensemble de caractéristiques distinctives. Dans ce domaine, le royaume magique de Disney abuse d’une illusion biologique, à savoir notre capacité d’abstraire et notre propension à transposer, de manière déplacée, à d’autres animaux les réactions que nous présentons devant les changements de forme qui surviennent dans notre corps au cours de notre croissance.

Donald, lui aussi, a rajeuni avec le temps. Son bec élancé s’est raccourci et ses yeux se sont agrandis ; il converge vers Fifi, Riri et Loulou aussi sûrement que Mickey se rapproche de Michou. Mais Donald, ayant hérité de la mauvaise conduite qui était originellement celle de Mickey, reste plus adulte dans ses formes avec un bec en avant et un front plus incliné.

Les méchantes souris, adversaires de Mickey, ont, au contraire, toujours une silhouette plus adulte, bien qu’elles partagent souvent avec Mickey le même âge chronologique. En 1936, par exemple, Disney a réalisé un court métrage intitulé « Le rival de Mickey » (Mickey’s Rival). Ratino (Mortimer), un dandy roulant à bord d’une voiture de sport jaune, surgit au beau milieu du pique-nique de Mickey et de Minnie. Ce personnage de Ratino, vraiment peu avenant, a une tête qui ne représente que 29 % de la longueur du corps (45 % dans le cas de Mickey) et un museau occupant 80 % de la longueur de la tête, à comparer avec les 49 % de Mickey. (Ce qui n’empêche nullement Minnie de reporter son affection sur le rival de Mickey jusqu’à ce qu’un taureau complaisant, venu d’un champ voisin, le mette en fuite.) On peut aussi observer cette exagération des traits adultes chez d’autres personnages de Disney, comme le tyran fanfaron Pat Hibulaire, alias Jean Bambois (Peg-leg Pete) ou le grand nigaud de Dingo (Goofy), sympathique au demeurant.

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Le dandy Ratino, individu louche par excellence (on le voit ici séduisant Minnie), a des traits nettement plus adultes que Mickey. Sa tête est plus petite, proportionnellement au corps ; son nez représente 80 % de la longueur de la tête.
© Walt Disney Productions.

La seconde partie de mon commentaire biologique sérieux, sur l’odyssée de Mickey dans l’univers de la forme, consistera à signaler que le chemin suivi par notre héros vers la jeunesse éternelle répète, en raccourci, l’histoire de notre propre évolution. Car les humains sont des êtres néoténiques. Au cours de notre évolution, nous avons conservé à l’âge adulte les traits qui étaient originellement, chez nos ancêtres, ceux de la jeunesse. Nos aïeux, les australopithèques, avaient, comme Mickey dans Steamboat Willie, des mâchoires proéminentes et une voûte crânienne basse.

Le crâne de l’embryon humain diffère peu de celui des chimpanzés. Au cours de leur croissance, les formes des deux espèces suivent le même chemin : diminution relative de la voûte crânienne, le cerveau se développant beaucoup plus lentement que le corps après la naissance, et accroissement relatif continu de la mâchoire. Mais alors que les chimpanzés accentuent ces transformations et que les adultes présentent un aspect extérieur profondément différent de celui du nouveau-né, nous poursuivons notre croissance beaucoup plus lentement et n’allons jamais aussi loin qu’eux. C’est-à-dire qu’à l’état adulte, nous conservons des caractéristiques de la jeunesse. Il est certain qu’une différence notable existe entre le bébé et l’adulte, mais notre modification est beaucoup moins poussée que celle des chimpanzés et des autres primates.

Le ralentissement sensible de notre développement a entraîné la néoténie. Les primates, comparés aux autres mammifères, ont un développement lent, mais nous avons accentué cette tendance plus qu’aucun autre mammifère. Nous avons une très longue période de gestation, une enfance qui se prolonge de façon remarquable et une longévité supérieure à celle de tous les autres mammifères. Les caractéristiques morphologiques de jeunesse éternelle nous ont rendu bien des services. L’accroissement de la taille de notre cerveau est, au moins en partie, dû au report de la rapide croissance prénatale à des âges plus tardifs. (Chez tous les mammifères, le cerveau croît rapidement in utero, mais souvent fort peu après la naissance. Nous avons reporté cette phase fœtale dans la vie postnatale.)

Mais les changements dans le temps ont été tout aussi importants. Nous sommes au tout premier chef des animaux capables d’apprendre et notre enfance prolongée permet la transmission de la culture par l’éducation. De nombreux animaux font preuve de souplesse et jouent durant leur enfance mais, devenus adultes, obéissent à des programmes rigides. Lorenz écrit, dans l’article cité plus haut : « Rester durablement un être en devenir, cette propriété si essentielle à la condition humaine de l’homme authentique, est sans aucun doute un don que nous devons à la nature néoténique de l’être humain. »

En bref, comme Mickey, nous ne devenons jamais adultes bien qu’hélas ! nous vieillissions. Tous nos bons vœux à toi, Mickey, pour ton second demi-siècle. Puissions-nous rester aussi jeunes que toi, mais devenir un peu plus sages.

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Les méchants des bandes dessinées ne sont pas les seuls personnages de Disney présentant des traits adultes exagérés. Goofy, alias Dingo, comme Ratino, a une tête relativement petite par rapport à son corps et un museau proéminent.
© Walt Disney Productions.