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LE RETOUR DU MONSTRE PROMETTEUR
 

Big Brother, le tyran du roman de George Orwell, 1984, adressait ses deux minutes de haine quotidiennes à Emmanuel Goldstein, l’ennemi du peuple. Lorsque j’étudiais la biologie de l’évolution à l’université, vers 1965, toute la dérision et les blâmes officiels se concentraient sur Richard Goldschmidt, célèbre généticien qui, nous disait-on, s’était écarté du droit chemin. Bien que 1984 s’approche à grands pas, j’espère que le monde ne sera pas alors sous l’emprise de Big Brother. Je suis néanmoins persuadé que, dans les dix ans qui viennent, c’est Goldschmidt qui sera réhabilité dans le monde de la biologie de l’évolution.

Goldschmidt, juif réfugié à la suite du démantèlement de la science allemande par Hitler, termina sa carrière à Berkeley où il mourut en 1958. Ses thèses sur l’évolution entrèrent en totale contradiction avec la grande synthèse néo-darwinienne, élaborée dans les années 1930 et 1940, qui fait aujourd’hui office d’orthodoxie dominante, malgré les contestations. Le néo-darwinisme contemporain est souvent appelé la « théorie synthétique de l’évolution », car elle unit la génétique des populations aux observations classiques de la morphologie, de la systématique, de l’embryologie, de la biogéographie et de la paléontologie.

Le noyau de cette théorie synthétique reformule les deux assertions les plus caractéristiques de Darwin lui-même : primo, l’évolution est un processus qui se déroule en deux phases (la variation fortuite comme matière première, la sélection naturelle comme force motrice) ; secundo, le changement évolutif est généralement lent, régulier, progressif et continu.

Les généticiens peuvent étudier, en laboratoire, dans leurs flacons, l’accroissement progressif des gènes dominants au sein des populations de drosophiles. Les naturalistes peuvent observer le remplacement régulier de mites claires par des mites foncées sur les arbres de Grande-Bretagne noircis par la suie provenant des industries. Les néo-darwiniens extrapolent ces changements continus et sans à-coups aux plus profondes transitions de structure dans l’histoire de la vie : par une longue série d’étapes intermédiaires insensiblement marquées, les oiseaux sont liés aux reptiles, les poissons à mâchoires à leurs ascendants dépourvus de mâchoires. La macro-évolution (la transition majeure des structures) n’est rien d’autre que l’extension de la micro-évolution (les mouches à vinaigre dans leurs flacons). Si des mites noires peuvent supplanter des mites blanches en l’espace d’un siècle, les reptiles peuvent bien devenir des oiseaux en quelques millions d’années par la lente addition successive d’innombrables changements. La modification de la fréquence des gènes dans des populations locales est un modèle convenant à tous les processus évolutifs ou, tout du moins, c’est ce qu’affirme l’orthodoxie actuelle.

Aux États-Unis, de nos jours, les manuels les plus élaborés d’introduction à la biologie expriment ainsi leur allégeance à la thèse en vigueur :

« Le changement évolutif à grande échelle, la macroévolution, peut-il être l’aboutissement de ces micromutations évolutives ? Les oiseaux descendent-ils véritablement des reptiles grâce à une accumulation de substitutions de gènes du type de celle qu’illustre le gène de l’œil framboise ?

« On peut répondre que cela est tout à fait plausible, personne n’ayant proposé une meilleure explication. […] Les fossiles recueillis montrent que la macro-évolution est en fait progressive, qu’elle s’accomplit à un rythme permettant de conclure qu’elle se fonde sur des centaines ou des milliers de substitutions de gènes, semblables à celles que l’on a observées dans les cas récents. »

De nombreux évolutionnistes considèrent qu’une stricte continuité entre micro- et macro-évolution constitue un ingrédient essentiel du darwinisme et un corollaire nécessaire de la sélection naturelle. Mais comme je l’expose dans le chapitre 17, Thomas Henry Huxley avait séparé la sélection naturelle du gradualisme et avait averti Darwin que son adhésion franche et sans fondement sûr au gradualisme pouvait saper son système tout entier. Les fossiles présentent trop de transitions brutales pour témoigner d’un changement progressif et le principe de la sélection naturelle ne l’exige pas, car la sélection peut agir rapidement. Mais ce lien superflu que Darwin a inventé devint le dogme central de la théorie synthétique.

Goldschmidt n’éleva aucune objection contre les thèses classiques sur la micro-évolution ; il consacra la première moitié de son ouvrage principal, The Material Basis of Evolution (« Le fondement matériel de l’évolution »), Yale University Press, 1940, au changement progressif et continu des espèces. Cependant, il se démarqua nettement de la théorie synthétique en affirmant que les espèces nouvelles apparaissent soudainement par variation discontinue, ou macro-mutation. Il admit que l’immense majorité des macro-mutations ne pouvaient être considérées que comme désastreuses – et il les appela des « monstres ». Mais, poursuivit Goldschmidt, de temps à autre une macro-mutation pouvait, par le simple effet de la chance, adapter un organisme à un nouveau mode d’existence. On avait alors affaire, selon sa terminologie, à un « monstre prometteur ». La macro-évolution résulte du succès, peu fréquent, de ces monstres prometteurs et non de l’accumulation de menus changements au sein des populations.

Je tiens à dire que les partisans de la théorie synthétique ont caricaturé les idées de Goldschmidt en en faisant leur bouc émissaire. Je ne me ferai pas le défenseur de tout ce qu’a pu dire Goldschmidt ; je suis, par exemple, fondamentalement en désaccord avec lui lorsqu’il affirme que la macro-évolution brutale jette le discrédit sur le darwinisme. Car Goldschmidt, lui aussi, n’a pas pris garde à l’avertissement de Huxley pour qui l’essence du darwinisme, c’est-à-dire le rôle de la sélection naturelle sur l’évolution, n’exige nullement de croire au changement progressif.

En tant que darwinien, je souhaite apporter mon approbation au postulat suivant énoncé par Goldschmidt : la macro-évolution n’est pas une simple extrapolation de la micro-évolution et les transitions de structure les plus importantes peuvent s’effectuer rapidement sans avoir été précédées par une longue série de phases intermédiaires. Je poursuivrai en répondant à trois questions : 1. Est-il possible de reconstituer une histoire vraisemblable des événements macro-évolutifs dans laquelle le changement aurait été continu ? (Ma réponse sera non) ; 2. Les théories du changement brutal sont-elles en elles-mêmes antidarwiniennes ? (Je répondrai que certaines le sont, d’autres non) ; 3. Les monstres prometteurs de Goldschmidt représentent-ils l’archétype de l’hérésie antidarwinienne comme ses détracteurs l’ont longtemps soutenu ? (Ma réponse, de nouveau, sera non).

Tous les paléontologistes savent que, parmi les fossiles, on ne compte que peu de formes intermédiaires ; les transitions entre les grands groupes sont particulièrement brutales. Les gradualistes se sortent habituellement de cette difficulté en invoquant le caractère extrêmement lacunaire des fossiles que nous possédons ; même si une étape sur mille survivait sous forme de fossile, la géologie n’enregistrerait pas le changement continu. Bien que je réfute cet argument (pour des raisons que j’expose dans le chapitre 17), accordons-nous le bénéfice de cette échappatoire traditionnelle et posons-nous une question différente. Même en l’absence de témoignages directs en faveur de ces transitions sans à-coups, peut-on inventer une succession raisonnable de formes intermédiaires, c’est-à-dire des organismes viables, entre les ascendants et les descendants, dans les principales transitions structurelles ? Quelle peut bien être l’utilité des phases naissantes et imparfaites des structures ayant une fonction donnée ? À quoi sert une moitié de mâchoire ou une moitié d’aile ? Le concept de préadaptation nous apporte la réponse classique en nous permettant d’affirmer que les phases naissantes remplissaient d’autres fonctions. La demi-mâchoire fonctionnait parfaitement bien comme une série d’os sur lesquels venaient s’appuyer les branchies ; la demi-aile a fort bien pu servir à attraper les proies ou à régler la température du corps. Je considère la préadaptation comme un concept important, indispensable même. Mais une histoire plausible n’est pas nécessairement vraie. Je ne doute pas que la préadaptation puisse sauver le gradualisme dans certains cas, mais ne nous permet-elle pas plutôt d’appliquer la continuité dans la plupart des cas ou dans tous les cas ? Je soutiens que non, bien que cette position ne reflète peut-être que mon manque d’imagination, et j’invoque en ma faveur deux cas de changement discontinu qui furent exposés récemment.

Sur l’île isolée de Maurice, l’ancien territoire du dodo, deux genres de serpents booïdés (un grand groupe renfermant les pythons et les boas constrictors) possèdent en commun une caractéristique qu’on ne retrouve chez aucun autre vertébré terrestre : le maxillaire supérieur est divisé en deux parties, avant et arrière, reliées par une articulation mobile. En 1970, mon ami Tom Frazzetta a publié un article intitulé : « Des monstres prometteurs aux serpents bolyerines ? ». Il y passa en revue toutes les possibilités préadaptatives qu’il a pu imaginer et les rejette toutes en faveur de la transition discontinue. Comment un os de mâchoire peut-il être à moitié cassé ?

De nombreux rongeurs ont des poches dans les joues où ils emmagasinent leurs aliments. Ces abajoues sont reliées au pharynx et ont pu évoluer progressivement sous la pression sélective que constitue l’augmentation de la quantité de nourriture à mettre en réserve dans la bouche. Mais les géomyidés (les saccophores ou rats de bourse) et les hétéromyidés (les kangourous-rats et les souris à poche) ont retourné leurs joues comme des doigts de gant pour former des poches extérieures couvertes de fourrure sans aucune liaison avec la bouche ou le pharynx. À quoi peut bien servir un sillon naissant, un simple creux de la joue ouvert sur l’extérieur ? Des ancêtres hypothétiques se déplaçaient-ils sur trois pattes en maintenant avec la quatrième quelques bribes d’aliments dans ce pli imparfait ? Charles A. Long a récemment envisagé un ensemble de possibilités préadaptatives (des sillons externes chez les animaux fouisseurs destinés à transporter la terre, par exemple) et les a toutes rejetées en faveur de la transition discontinue. Ces faits, qui s’inscrivent dans la tradition de l’à-peu-près propre à l’histoire naturelle de l’évolution, ne prouvent rien. Mais leur poids et celui d’autres cas similaires ont miné, il y a bien longtemps, ma foi dans le gradualisme. Des esprits plus inventifs que le mien peuvent encore la garder, mais les concepts qui ne sont que le fruit de spéculations superficielles ne me séduisent guère.

Si l’on doit accepter de nombreux cas de transition discontinue dans la macro-évolution, le darwinisme ne s’effondre-t-il pas en ne survivant que comme une théorie concernant les changements adaptatifs mineurs au sein des espèces ? L’essence même du darwinisme tient en une seule phrase : la sélection naturelle est la principale force créatrice du changement évolutif. Personne ne nie que la sélection naturelle joue un rôle négatif en éliminant les inadaptés. Les théories darwiniennes sous-entendent qu’elle crée en même temps les adaptés. La sélection doit accomplir cette tâche en mettant en place des adaptations en une série d’étapes, tout en préservant à chaque phase le rôle avantageux dans une gamme de variations génétiques dues au hasard. La sélection doit gouverner le processus de création et non pas se contenter d’écarter les inadaptés après qu’une quelque autre force a soudainement produit une nouvelle espèce complètement achevée dans une perfection primitive.

On peut très bien imaginer une théorie non darwinienne du changement discontinu, c’est-à-dire d’une modification génétique profonde et brutale créant par hasard (de temps à autre) et d’un seul coup une nouvelle espèce. Au début de ce siècle, Hugo de Vries, le célèbre botaniste hollandais, fut le défenseur de cette théorie. Mais ces notions semblent se heurter à des difficultés insurmontables. Avec qui Athéna, née du crâne de Zeus, s’accouplera-t-elle ? Tous ses proches sont membres d’une autre espèce. Quelles sont les probabilités de créer d’emblée une Athéna, plutôt qu’un monstre ? Les perturbations apportées aux systèmes génétiques dans leur totalité ne produisent pas de créatures jouissant d’avantages inconnus de leurs ascendants – et elles ne sont même pas viables.

Mais toutes les théories du changement discontinu ne sont pas antidarwiniennes, comme l’avait souligné Huxley il y a près de cent vingt ans. Imaginons qu’un changement discontinu dans une forme adulte naisse d’une petite modification génétique. Les problèmes d’incompatibilité avec les autres membres de l’espèce ne se posant pas, cette mutation importante et favorable peut alors se répandre dans la population à la manière darwinienne. Imaginons que ce changement de grande ampleur ne produise pas de suite une forme parfaite, mais serve plutôt d’adaptation clef permettant à son possesseur d’adopter un nouveau mode d’existence. La poursuite de cette nouvelle vie réussie demande un large ensemble de modifications annexes, tant dans la morphologie que dans le comportement ; ces dernières peuvent survenir en suivant un itinéraire progressif, plus traditionnel, une fois que l’adaptation clef a entraîné une profonde mutation des pressions sélectives.

Les partisans de la synthèse actuelle ont donné à Goldschmidt le rôle de Goldstein en associant son expression imagée – le monstre prometteur – aux notions non darwiniennes de perfection immédiate résultant d’un profond changement génétique. Mais ce n’est pas tout à fait ce que Goldschmidt soutenait. En fait, l’un de ses mécanismes entraînant la discontinuité des formes adultes reposait sur la notion de petit changement génétique sous-jacent. Goldschmidt était un spécialiste du développement de l’embryon. Il passa la plus grande partie du début de sa carrière à étudier les variations géographiques de la noctuelle Lymantria dispar. Il découvrit que de grandes différences dans la répartition des couleurs des chenilles provenaient de petits changements dans le rythme du développement : les effets d’un léger retard ou d’un renforcement de la pigmentation au début de la croissance augmentaient à travers l’ontogenèse et entraînaient de profondes différences chez les chenilles ayant atteint leur plein développement.

Goldschmidt parvint à identifier les gènes responsables de ces petits changements de rythme et démontra que les grandes différences que l’on observe à la fin du développement proviennent de l’action d’un ou de plusieurs gènes commandant les taux de changement agissant au début de la croissance. Il codifia la notion de « gènes de taux de changement » (rate genes) en 1918 et écrivit vingt ans plus tard :

« Le gène mutant produit son effet […] en changeant les taux des processus partiels de développement. Il peut s’agir des taux de croissance ou de différenciation, des taux de production des éléments nécessaires à la différenciation, des taux des réactions entraînant des situations physiques ou chimiques précises à des moments précis du développement, des taux de ces processus responsables de la ségrégation des forces embryonnaires à des moments donnés. »

Dans son livre de 1940, tant décrié, Goldschmidt parle spécifiquement des gènes de taux de changement comme étant des fabricants potentiels de monstres prometteurs : « Je me fonde sur l’existence de mutants produisant des monstruosités du type requis et sur la connaissance de la détermination de l’embryon, qui permet à un léger changement de rythme dans les premiers processus embryonnaires de produire un effet de grande ampleur intéressant des parties considérables de l’organisme. »

Selon ma propre opinion, très partiale, le problème de la réconciliation entre l’évidente discontinuité de la macro-évolution et le darwinisme est en grande partie résolu si l’on observe que les changements de faible ampleur survenant tôt dans le développement de l’embryon s’accumulent pendant la croissance pour produire de profondes différences chez l’adulte. En prolongeant dans la petite enfance le rythme élevé de la croissance prénatale du cerveau du singe, on voit sa taille se rapprocher de celle du cerveau humain. En retardant le commencement de sa métamorphose, l’axolotl du lac Xochimilco se reproduit sous forme de têtard doté de branchies et ne se transforme jamais en salamandre. (Voir mon livre Ontogeny and Phylogeny, Harvard University Press, 1977, où je présente plusieurs exemples de ces phénomènes. Avec les excuses pour cette publicité éhontée{13}.) Comme Long le soutient pour l’abajoue externe : « Une inversion du développement de l’abajoue sous l’influence des gènes a pu se produire, réapparaître et se maintenir dans certaines populations. Ce changement morphologique aurait eu un effet radical en retournant les poches à l’envers (avec la fourrure à l’intérieur), mais ne serait néanmoins qu’un changement assez simple de l’embryon. »

En réalité, si l’on n’invoque pas le changement discontinu par de petites modifications dans les taux du développement, je ne vois pas comment peuvent s’accomplir la plupart des principales transitions de l’évolution. Peu de systèmes présentent une résistance plus grande au changement que les adultes complexes, fortement différenciés, des groupes animaux « supérieurs ». Comment pourrait-on convertir un rhinocéros adulte ou un moustique en quelque chose de foncièrement différent ? Cependant les transitions entre les groupes principaux se sont bien produites au cours de l’histoire de la vie.

D’Arcy Wentworth Thompson, humaniste, écrivain victorien de grand style et splendide anachronisme de la biologie du XXe siècle, aborde ce problème dans son célèbre traité On Growth and Form.

« Une courbe algébrique a sa formule fondamentale, qui définit la famille à laquelle elle appartient. […] Nous ne pensons jamais à « transformer » un hélicoïde en ellipsoïde ou un cercle en une courbe de fréquence. Il en va de même pour la forme des animaux. Nous ne pouvons pas transformer un invertébré en vertébré, ni un cœlentéré en ver, par n’importe quelle déformation simple et légitime. […] La nature passe d’un type à un autre. […] Chercher des marchepieds pour franchir les écarts séparant ces types, c’est chercher en vain, à jamais. »

La solution de D’Arcy Thompson était la même que celle de Goldschmidt : la transition peut se produire dans les embryons qui sont plus simples et plus semblables entre eux que les adultes fortement divergents qu’ils forment. Personne ne songerait à transformer une étoile de mer en souris, mais les embryons de certains échinodermes et de certains protovertébrés sont presque identiques.

1984 marquera le cent vingt-cinquième anniversaire de L’Origine des espèces. Si à ce moment-là nos préjugés tenaces en faveur du gradualisme commencent à perdre du terrain, nous serons peut-être en mesure d’accueillir la pluralité des résultats que la complexité de la nature engendre.