25
 
LES DINOSAURES ÉTAIENT-ILS STUPIDES ?
 

Lorsque Mohammed Ali, alias Cassius Clay, rata ses tests d’intelligence à l’armée, il lança (avec un esprit qui démentait les résultats de l’examen) : « J’ai seulement dit que j’étais le plus grand ; je n’ai jamais dit que j’étais le plus malin. » Dans nos mythes et nos contes de fées, la taille et la puissance sont presque toujours compensées par un manque d’intelligence. L’astuce est l’apanage des petits, tel David qui abattit Goliath avec sa fronde. La lenteur d’esprit est le tragique point faible des géants.

La découverte des dinosaures au XIXe siècle a fourni, ou tout du moins a paru fournir, une argumentation de poids pour confirmer la corrélation négative entre taille et jugeote. Avec leurs cerveaux gros comme des petits pois et leurs corps gigantesques, les dinosaures devinrent le symbole de la bêtise pesante. Leur extinction, semblait-il, ne faisait que confirmer leur conception défectueuse.

On n’accordait même pas aux dinosaures la consolation habituelle des géants, les grandes prouesses physiques. Dieu a gardé un silence discret sur le cerveau de Béhémoth mais, sans aucun doute, il s’est émerveillé de sa force : « Vois, sa force réside dans ses reins, sa vigueur dans les muscles de son ventre. Il raidit sa queue comme un cèdre. […] Ses vertèbres sont des tubes d’airain, ses os sont durs comme du fer forgé [Job 40, 16-18], » Les dinosaures, au contraire, ont généralement été présentés comme des créatures lentes et maladroites. Dans l’illustration classique, on voit le brontosaure plongé jusqu’au cou dans les eaux troubles d’un étang parce qu’il ne peut pas porter son propre poids sur terre.

Les ouvrages scolaires de vulgarisation fournissent de bons exemples de l’orthodoxie régnante. J’ai toujours mon livre de troisième (édition de 1948), Animals of Yesterday (« Les animaux d’hier ») de Bertha Morris Parker, volé, je suis bien obligé de le constater, à la bibliothèque publique de Queens (avec mes excuses à Mrs. McInerney). Le garçon que j’étais (transporté à l’époque du jurassique) y fit ainsi la connaissance du brontosaure :

« Il est énorme et on peut voir à la taille de sa tête qu’il doit être stupide. […] Cet animal géant se déplace très lentement sans cesser de se nourrir. Rien d’étonnant à ce qu’il bouge si peu. Ses pattes énormes sont très lourdes et sa grande queue n’est pas facile à tirer. Rien de surprenant à ce que ce « lézard-tonnerre » aime à rester dans l’eau car celle-ci l’aide à soutenir son corps énorme. […] Les dinosaures géants furent jadis les seigneurs de la Terre. Pourquoi ont-ils disparu ? On peut en toute probabilité fournir une partie de la réponse : leur corps était trop grand pour leur cerveau. Si leur corps avait été plus petit et leur cerveau plus grand, ils auraient pu continuer à vivre. »

Les dinosaures ont fait récemment un retour en force en cette époque du « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». La plupart des paléontologistes sont maintenant enclins à les considérer comme des animaux énergiques, actifs et efficaces. Le brontosaure, qui pataugeait dans sa mare il y a une génération, court à présent sur terre ; on a vu des mâles dont les cous s’étaient entrelacés au cours d’une lutte sexuelle pour la possession des femelles (ce qui ressemble beaucoup aux luttes cou à cou des girafes). Les reconstitutions anatomiques modernes montrent les dinosaures forts et agiles et de nombreux paléontologistes pensent maintenant que du sang chaud coulait dans leurs veines (voir chapitre 26).

L’idée de dinosaures à sang chaud a captivé l’imagination du public américain et a été abondamment commentée dans toute la presse du pays. Mais les capacités des dinosaures ont été également défendues dans un autre domaine qui n’a que peu retenu l’attention et que, personnellement, je juge tout aussi important et significatif. Je veux parler de la corrélation entre la bêtise et la taille. L’interprétation révisionniste que je défends ici, sans vouloir présenter les dinosaures comme des modèles d’intelligence, soutient qu’après tout, ils n’avaient pas un cerveau aussi petit qu’on l’a prétendu. Ils possédaient un cerveau de taille normale pour des reptiles de leur dimension.

img19.jpg

Je ne nie pas que la minuscule tête aplatie de l’énorme stégosaure abrite un bien petit cerveau de notre point de vue subjectif de créatures à tête enflée, mais je tiens à affirmer qu’on ne devait pas s’attendre à mieux de la part de cet animal. Tout d’abord, les grands animaux ont une tête relativement plus petite que leurs cousins de petite taille. Le rapport entre taille du cerveau et taille du corps chez des animaux de même catégorie (tous les reptiles, tous les mammifères, par exemple) est remarquablement constant. En allant du plus petit au plus grand, de la souris à l’éléphant, du lézard au varan de Komodo, on assiste à un accroissement de la taille du cerveau, mais plus lent que celui de la taille du corps. En d’autres termes, le corps augmente plus vite que le cerveau et les gros animaux ont un faible pourcentage de poids de cerveau par rapport au poids de leur corps. En fait, le taux de croissance du cerveau n’est que d’environ les deux tiers de celui du corps. N’ayant aucune raison de penser que les gros animaux sont plus bêtes que leurs cousins plus petits, nous devons en conclure que les grands animaux ont besoin proportionnellement de moins de cerveau pour atteindre les performances des petits animaux. Si nous ne prenons pas garde à ce phénomène, nous risquons de sous-estimer les facultés mentales des très grands animaux, des dinosaures en particulier.

img20.jpg

En second lieu, le rapport entre taille du cerveau et taille du corps n’est pas identique dans tous les groupes de vertébrés. On retrouve chez tous la même diminution relative de la taille du cerveau, mais les petits mammifères ont un cerveau beaucoup plus gros que les petits reptiles de même poids. Cet écart se maintient chez les animaux plus gros, la taille du cerveau augmentant aussi vite dans les deux groupes : deux tiers du taux de croissance du corps.

Rapprochez ces deux faits : tous les grands animaux ont un cerveau relativement petit et, à poids de corps égal, les reptiles ont un cerveau beaucoup plus petit que les mammifères ; à quoi devrions-nous nous attendre de la part d’un reptile normal de grande dimension ? La réponse, bien entendu, est : un cerveau de taille très modeste. Aucun reptile vivant n’approche, par sa masse, un dinosaure de taille moyenne, aussi ne possédons-nous pas de norme moderne qui puisse servir de modèle pour les dinosaures.

Heureusement, la documentation fossile si lacunaire ne nous a, pour une fois, pas trop déçus en nous apportant des données sur les cerveaux fossiles. Des crânes merveilleusement conservés nous sont parvenus pour de nombreuses espèces de dinosaures dont on a pu ainsi mesurer la capacité crânienne. (Le cerveau ne remplissant pas totalement la cavité crânienne chez les reptiles, il faut procéder à certaines corrections fondées sur des extrapolations raisonnables pour estimer la taille du cerveau à partir du vide laissé.) Forts de ces données, nous disposons des éléments permettant de mettre à l’épreuve cette hypothèse sur la stupidité des dinosaures. D’entrée de jeu, il faut convenir que la norme reptilienne reste bien la seule qui puisse s’appliquer ; il est hors de propos de constater que les dinosaures ont un cerveau plus petit que les humains ou que les baleines. Nous avons des données à foison sur les liaisons entre taille du cerveau et taille du corps chez les reptiles actuels. Puisque nous connaissons le taux de croissance du cerveau par rapport à celui du corps en allant des petites espèces vivantes aux grosses, nous pouvons extrapoler ce résultat aux tailles des dinosaures et nous demander si le cerveau des dinosaures correspond bien à ce qu’on aurait pu trouver chez des reptiles vivants s’ils avaient eu la possibilité d’atteindre de telles dimensions.

Harry Jerison a étudié la taille du cerveau de dix dinosaures et a constaté qu’ils tombaient exactement dans la courbe reptilienne telle qu’elle avait été extrapolée. Les dinosaures n’avaient pas un petit cerveau ; mais juste ce qu’il fallait pour des reptiles de leurs dimensions. Tant pis pour l’explication que donnait Mrs. Parker de leur disparition.

Jerison n’a pas essayé de faire la distinction entre les différents types de dinosaures ; dix espèces réparties sur six des principaux groupes fournissent une base à peine suffisante pour permettre les comparaisons. Récemment, James A. Hopson de l’université de Chicago a recueilli des données supplémentaires et a réalisé une découverte tout aussi remarquable que satisfaisante.

Hopson avait besoin d’une échelle commune à tous les dinosaures. Il a donc comparé chaque cerveau de dinosaure au cerveau moyen de reptile estimé pour chaque poids du corps. Si le dinosaure tombe dans la courbe reptilienne standard, son cerveau reçoit une valeur de 1,0 (appelée quotient d’encéphalisation, ou Q.E., c’est-à-dire le rapport entre le cerveau réel et le cerveau prévu pour un reptile moyen de même poids). Les dinosaures qui se trouvent au-dessus de la courbe (qui ont un cerveau plus gros que prévu pour un reptile moyen de même poids) se voient attribuer une valeur supérieure à 1,0, alors que ceux qui sont au-dessous de la courbe reçoivent des notes inférieures à 1,0.

Hopson a trouvé que les principaux groupes de dinosaures pouvaient être classés selon les valeurs croissantes de leur Q.E. moyen. Cette classification correspond parfaitement aux déductions sur la rapidité, l’agilité et la complexité du comportement dans l’alimentation (ou dans les efforts pour éviter de devenir soi-même aliment). Les sauropodes géants – le brontosaure et ses cousins herbivores – ont les Q.E. les plus bas, de 0,20 à 0,35. Ils devaient se déplacer assez lentement et sans grande aisance. Ils échappaient probablement à leurs prédateurs par sa seule vertu de leur masse, un peu comme les éléphants aujourd’hui. Les ankylosaures et les stégosaures couverts de plaques osseuses arrivent ensuite avec des Q.E. allant de 0,52 à 0,56. Ces animaux, équipés d’une lourde cuirasse, faisaient sans doute largement appel à la défense passive, mais la queue massue des ankylosaures et la queue hérissée de piquants des stégosaures impliquent de véritables combats et un comportement d’une complexité accrue.

Les cératopsiens viennent ensuite avec des Q.E. de 0,7 à 0,9. « Les plus grands cératopsiens, remarque Hopson, avec leur grosse tête à cornes, utilisaient des stratégies de défense active et avaient vraisemblablement besoin d’une agilité plus grande que les formes à queue armée, à la fois pour repousser les prédateurs et pour livrer des batailles avec leurs congénères. Les cératopsiens plus petits, dépourvus de vraies cornes, devaient compter sur leur acuité sensorielle et leur vitesse pour échapper aux prédateurs. » Les ornithopodes (les dinosaures à bec de canard et leurs alliés) étaient les mieux dotés des herbivores avec des Q.E. de 0,85 à 1,5. Ils s’appuyaient sur « la sensibilité de leurs sens et des vitesses relativement rapides » pour éviter les carnivores. La fuite semble requérir plus de finesse des sens et d’agilité que la défense stationnaire. Parmi les cératopsiens, les petits protocératops, qui ne possédaient pas de cornes et cherchaient vraisemblablement leur salut dans la fuite, avaient un Q.E. plus élevé que les grands tricératops à trois cornes.

Les carnivores avaient un Q.E. plus élevé que les herbivores, comme c’est le cas chez les vertébrés actuels. La capture d’une proie se déplaçant rapidement ou se défendant vaillamment exige beaucoup plus que le fait de choisir la bonne plante. Les théropodes géants (les tyrannosaures et leurs cousins) varient de 1,0 à presque 2,0. Bien au-dessus du lot, ce qui correspond tout à fait à sa petite taille, on trouve le petit cœlurosaure Stenonychosaurus avec un Q.E. supérieur à 5,0. Ses proies aux mouvements et aux déplacements très vifs – vraisemblablement des petits mammifères et des oiseaux – devaient lui poser des problèmes plus ardus que le tyrannosaure n’en rencontrait face au tricératops.

Je ne désire pas soutenir naïvement que la taille du cerveau signifie intelligence ou, dans ce cas, variété de comportements et agilité (je ne sais pas ce que signifie l’intelligence chez les humains, encore moins chez un groupe de reptiles disparus). Les variations de la taille du cerveau à l’intérieur d’une espèce ont fort peu à voir avec l’intellect (les humains réalisent les mêmes performances avec 900 ou 2 500 cm3 de cerveau). Mais les comparaisons d’une espèce à l’autre, lorsque les différences sont importantes, semblent raisonnables. Je ne pense pas que le vaste écart de Q.E. qui nous sépare des koalas – malgré l’attachement que je leur porte – soit sans rapport avec notre réussite. Le classement ordonné des dinosaures indique aussi qu’une mesure aussi grossière que la taille du cerveau a une signification.

Si la complexité des comportements des dinosaures est une conséquence de leur niveau mental, on pourrait s’attendre à découvrir chez eux certains indices de comportements sociaux exigeant coordination, cohésion et reconnaissance. Ces indices existent effectivement et ce n’est pas pur accident s’ils furent négligés lorsque les dinosaures ployaient sous le fardeau d’une débilité mentale supposée. On a découvert de nombreuses traces prouvant un mouvement parallèle d’une vingtaine d’animaux groupés. Certains dinosaures vivaient-ils en troupeaux ? Au Davenport Ranch où l’on peut voir des traces de sauropodes, les petites empreintes se trouvent au centre et les grosses à la périphérie. Se pourrait-il que certains dinosaures se soient déplacés comme le font aujourd’hui certains mammifères herbivores évolués, avec les adultes à l’extérieur protégeant les jeunes rassemblés au centre ?

En outre, les structures qui semblaient les plus étranges et les plus inutiles aux paléontologistes de jadis – les crêtes complexes des hadrosaures, les collerettes et les cornes des cératopsiens et les 22 centimètres d’os massif au-dessus du cerveau du Pachycephalosaurus – paraissent actuellement s’expliquer comme étant des dispositifs destinés à la parade et aux combats sexuels. Il se peut que les pachycéphalosaures se soient livrés à des luttes consistant à se heurter tête contre tête comme le font les béliers aujourd’hui. Les crêtes de certains hadrosaures sont conçues comme des chambres de résonance ; se mesuraient-ils dans des concours de mugissements ? Les cornes et la collerette des cératopsiens ont pu faire office d’épées et de bouclier dans les batailles engagées pour la conquête des partenaires sexuels. Ces comportements étant non seulement complexes en eux-mêmes, mais sous-entendant un système social élaboré, on ne s’attendrait guère à les rencontrer dans un groupe d’animaux dotés d’une cervelle d’idiot.

Mais la meilleure illustration des capacités des dinosaures est peut-être bien, paradoxalement, le fait qu’on retient le plus souvent contre eux : leur disparition. L’extinction, pour la plupart des gens, présente les mêmes connotations que l’on attribuait il y a peu au sexe : une affaire plutôt honteuse, se produisant souvent, mais à ne porter au crédit de quiconque et dont il n’est pas de bon ton de parler dans les milieux convenables. Mais, comme le sexe, l’extinction fait partie intégrante de la vie. C’est le sort ultime de toutes les espèces, non pas le lot des créatures malchanceuses ou mal conçues. Ce n’est pas un signe d’échec.

Ce qui est remarquable à propos des dinosaures, ce n’est pas qu’ils aient disparu, c’est qu’ils aient dominé la Terre pendant si longtemps. Leur règne a duré 100 millions d’années pendant lesquelles les mammifères ont vécu dans les interstices de leur monde sous la forme de petits animaux. Après avoir occupé les sommets pendant 70 millions d’années, nous autres mammifères avons un riche passé derrière nous et de bonnes perspectives d’avenir, mais il nous faut encore démontrer que nous pouvons égaler les dinosaures quant à la durée.

Les humains, si l’on s’en tient à ce critère, ne valent même pas la peine d’être mentionnés : 5 millions d’années peut-être depuis les australopithèques, et seulement 50 000 pour notre propre espèce, Homo sapiens. Essayez l’épreuve ultime dans notre système de valeurs : connaissez-vous quelqu’un qui soit prêt à parier une forte somme que l’Homo sapiens durera plus longtemps que le brontosaure ?