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SÉLECTION NATURELLE ET ESPRIT HUMAIN :
DARWIN CONTRE WALLACE
 

Dans le transept méridional de la cathédrale de Chartres, le plus stupéfiant de tous les vitraux médiévaux présente les quatre évangélistes sous la forme de nains assis sur les épaules de quatre prophètes de l’Ancien Testament, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel. Lorsque je vis ce vitrail pour la première fois, en 1961, alors que je n’étais qu’un étudiant un peu trop sûr de lui, je pensai immédiatement au fameux aphorisme de Newton : « Si j’ai vu plus loin, c’est que je me tenais sur des épaules de géants » ; ayant eu ainsi la révélation du manque d’originalité de Newton, je m’imaginais avoir fait là une découverte essentielle. Plusieurs années plus tard, et ramené – pour de nombreuses raisons – à des sentiments plus humbles, j’appris que Robert K. Merton, le célèbre sociologue de la science de l’université de Columbia, avait consacré un livre entier aux utilisations pré-newtoniennes de cette métaphore. L’ouvrage s’intitule fort à propos On the Shoulders of Giants (« Sur les épaules des géants »). En fait Merton a pu retrouver ce bon mot{4} jusque dans les écrits de Bernard de Chartres en 1126 et cite plusieurs érudits qui pensent que le vitrail du grand transept méridional, mis en place après la mort de Bernard, n’est autre qu’une transposition sur verre de sa métaphore.

Bien que Merton ait judicieusement construit son livre comme une agréable promenade à travers l’Europe du Moyen Âge et de la Renaissance, il n’en aborde pas moins un sujet sérieux. Car Merton consacre une grande partie de son ouvrage à l’étude des découvertes multiples en science. Il montre que presque toutes les idées d’importance majeure sont apparues, plus d’une fois, indépendamment et souvent pratiquement en même temps et, par là même, que les grands savants sont des produits de leur culture. La plupart des grandes idées sont « dans l’air » au même moment et plusieurs savants lancent simultanément leur filet.

L’un des plus célèbres « multiples » de Merton concerne, dans mon propre domaine, la biologie de l’évolution. Darwin, pour rappeler brièvement cette histoire bien connue, élabora sa théorie de la sélection naturelle en 1838 et l’exposa dans deux essais non publiés, de 1842 et 1844. Puis, sans jamais douter de sa théorie un seul instant, mais craignant d’en divulguer les implications révolutionnaires, il hésita, préférant attendre et réfléchir tout en continuant pendant quinze années supplémentaires à rassembler des données. Finalement, devant l’insistance de ses amis les plus proches, il commença à travailler sur ses notes avec l’intention de publier un gros ouvrage qui eût été quatre fois plus long que L’Origine des espèces. Mais, en 1858, Darwin reçut une lettre accompagnée d’un manuscrit émanant d’un jeune naturaliste, Alfred Russel Wallace, qui avait de son côté redécouvert la théorie de la sélection naturelle alors qu’il était cloué au lit par le paludisme sur une île de Malaisie. Darwin fut frappé par la grande inspiration de la même source non biologique, l’Essai sur le principe de population de Malthus. Darwin, soudainement inquiet, espéra vivement qu’un moyen puisse être trouvé de préserver sa priorité légitime. Il écrivit à Lyell : « Je préférerais de beaucoup brûler mon livre en entier si lui ou toute autre personne devait s’imaginer que j’ai agi avec mesquinerie. » Mais il ajouta une suggestion : « Si je pouvais publier en tout honneur, je mentionnerais que je fus incité à publier une esquisse […] parce que le texte que m’avait adressé Wallace exposait les grandes lignes de mes conclusions générales. » Lyell et Hooker saisirent l’appât et vinrent au secours de Darwin. Alors que Darwin restait confiné chez lui pour pleurer la perte de son jeune fils, mort de la scarlatine, ils présentèrent ensemble à la Linnaean Society un article qui contenait un extrait de l’essai de Darwin de 1844 accompagné du manuscrit de Wallace. Une année plus tard, Darwin publia un abrégé fiévreusement rassemblé de l’ouvrage dont il avait le projet. Ce fut L’Origine des espèces. Wallace avait été éclipsé.

L’histoire a relégué Wallace au second plan et en a fait l’ombre de Darwin. En public et en privé, Darwin se montra, à l’égard de son jeune collègue, d’une décence et d’une générosité sans faille. Il écrivit à Wallace en 1870 : « J’espère que c’est une satisfaction pour vous de vous dire – et peu de choses dans ma vie ne m’ont été plus satisfaisantes – que nous n’avons jamais ressenti de jalousie l’un envers l’autre, bien que nous soyons, en un sens, rivaux. » Wallace, en retour, fit toujours preuve de la plus grande déférence. En 1864, il écrit à Darwin : « Quant à la théorie de la sélection naturelle, je soutiendrai toujours qu’elle est effectivement vôtre et seulement vôtre. Vous l’aviez élaborée dans des détails auxquels je n’avais jamais songé auparavant, des années avant que je n’aie la moindre lueur sur le sujet, et mon article n’aurait jamais convaincu personne ou n’aurait jamais été considéré autrement que comme une ingénieuse spéculation, alors que votre ouvrage a révolutionné l’étude de l’Histoire naturelle et a su gagner l’enthousiasme des meilleurs esprits de notre siècle. »

Cette affection réelle et ce soutien mutuel masquaient un sérieux désaccord sur ce qui est peut-être la question fondamentale de la théorie évolutionniste, autant à l’époque que de nos jours. Quelle exclusivité doit-on accorder à la sélection naturelle en tant qu’agent du changement évolutif ? Doit-on considérer tous les caractères des organismes comme des adaptations ? Mais la position d’alter ego et de subordonné de Darwin qu’occupe Wallace dans les ouvrages de vulgarisation est si fortement affirmée que rares sont ceux qui, en étudiant l’histoire de l’évolution, sont au courant du différend existant entre les deux hommes sur des questions théoriques. Et qui plus est, sur le seul sujet où leur désaccord était public et patent – l’origine de l’intelligence humaine –, de nombreux auteurs ont interprété l’histoire à contresens parce qu’ils ne sont pas parvenus à restituer le débat dans le contexte d’un désaccord plus général sur la puissance de la sélection naturelle.

Les idées les plus subtiles peuvent être rendues insignifiantes, voire vulgaires, si elles sont exposées en des termes intransigeants et absolus. Marx se sentit obligé de déclarer qu’il n’était pas marxiste, tandis qu’Einstein dut combattre l’interprétation très erronée qu’on faisait de sa théorie résumée par la formule « tout est relatif ». Darwin, de son vivant, vit son nom associé à une idée extrémiste à laquelle il n’avait jamais souscrit. Car le darwinisme a souvent été décrit, autant de son temps qu’à notre époque, comme la conviction selon laquelle pratiquement tout changement évolutif est le produit de la sélection naturelle. En fait Darwin s’est souvent plaint, avec une aigreur qui lui était peu coutumière, de l’usage abusif qu’on faisait de son nom. Il écrivit dans la dernière édition de L’Origine des espèces (1872) : « Comme mes conclusions ont récemment été mal interprétées et comme il a été affirmé que j’attribuais la modification des espèces exclusivement à la sélection naturelle, que l’on me permette de faire remarquer que, dans la première édition de cet ouvrage et dans celles qui suivirent, j’ai placé bien en évidence – à savoir dans les dernières lignes de l’Introduction – les mots suivants : “Je suis convaincu que la sélection naturelle a été le principal moyen de modification, mais non le seul.” Cette précaution n’a été d’aucune utilité. Grande est la puissance de la persistance dans l’erreur. »

Cependant, l’Angleterre a effectivement connu un petit groupe de sélectionnistes inconditionnels – des « darwiniens » au sens abusif du terme – dont le chef de file était Alfred Russel Wallace. Ces biologistes mettaient tout changement évolutif sur le compte de la sélection naturelle. Ils voyaient dans chaque nouvelle parcelle de morphologie, dans chaque fonction d’un organe, dans chaque comportement une adaptation, un produit de la sélection conduisant à un organisme « meilleur ». Ils avaient une croyance profonde dans la « justesse » de la nature, dans l’accord parfait existant entre toutes les créatures et leur milieu. D’une façon curieuse, ils réintroduisirent presque la notion créationniste de l’harmonie naturelle en substituant la toute-puissance de la sélection naturelle à celle d’une divinité bienveillante. Darwin, au contraire, a toujours été un pluraliste à qui l’univers apparaissait plus désordonné. Il y voyait beaucoup d’accord et d’harmonie, car il croyait que, parmi les forces de l’évolution, la sélection naturelle occupe la place d’honneur. Mais, selon lui, d’autres processus sont également en jeu et les organismes présentent un ensemble de caractères qui ne sont pas des adaptations et qui ne contribuent pas directement à la survie. Darwin insista sur deux principes menant au changement non adaptatif : 1. les organismes sont des systèmes intégrés et le changement adaptatif dans un élément peut entraîner des modifications non adaptatives ailleurs (les « corrélations de croissance » selon l’expression de Darwin) ; 2. un organe élaboré, sous l’influence de la sélection, dans un but spécifique peut être également capable, suivant sa structure, d’accomplir de nombreuses autres fonctions non sélectionnées.

Wallace exposa, dans un de ses premiers articles (1867), la ligne dure, hyper-sélectionniste – le « pur darwinisme » selon sa propre expression – qu’il présentait comme « une déduction nécessaire découlant nécessairement de la théorie de la sélection naturelle ».

« Aucun des faits de la sélection organique, aucun organe spécial, aucune forme ou marque caractéristique, aucune singularité de l’instinct ou de la coutume, aucun rapport existant entre les espèces ou entre des groupes de l’espèce, ne peut exister sans qu’il soit à présent, ou sans qu’il ait été à un moment donné, utile aux individus ou aux races qui les possèdent. »

Il affirma plus tard que toute apparente non-utilité n’est que le reflet de nos connaissances imparfaites, argument remarquable car il rend le principe d’utilité imperméable a priori à la réfutation : « L’assertion d’“inutilité” dans le cas d’un organe […] n’est pas, et ne peut jamais être, l’affirmation d’un fait, mais seulement l’expression de notre ignorance de son but ou de son origine. »

Tous les échanges d’idées, tant publics que privés, que Darwin eut avec Wallace portaient essentiellement sur leur appréciation divergente du pouvoir de la sélection naturelle. Ils croisèrent d’abord le fer au sujet de la « sélection sexuelle », processus accessoire que Darwin avait avancé pour expliquer l’origine de caractéristiques qui semblaient être sans relation avec l’habituelle « lutte pour la vie » (exprimée en premier lieu dans l’alimentation et la défense) ou qui lui paraissaient même nuisibles, mais pouvaient être interprétées comme des moyens d’augmenter le succès dans l’accouplement – les bois compliqués du cerf ou les plumes de la queue du paon, par exemple. Darwin proposait deux types de sélection sexuelle : la compétition entre mâles pour accéder aux femelles et le choix exercé par les femelles elles-mêmes. Il attribuait une bonne partie de la différence raciale entre les humains actuels à la sélection sexuelle, fondée sur des critères de beauté différents selon les peuples. (Son livre sur l’évolution humaine, La Descendance de l’homme, 1871, est en réalité un amalgame de deux œuvres : un long traité sur la sélection sexuelle dans tout le règne animal et un autre texte, plus court, dans lequel Darwin fait état de ses réflexions sur les origines de l’homme et où intervient fortement la sélection sexuelle.)

La notion de sélection sexuelle n’est pas réellement contraire à la sélection naturelle, car il ne s’agit en fait que d’un autre itinéraire vers cet impératif darwinien qu’est le succès d’une reproduction différenciée. Mais Wallace n’aimait pas la sélection sexuelle pour trois raisons : elle compromettait le caractère général de cette vision typique du XIXe siècle dans laquelle la sélection naturelle apparaît comme une bataille pour la vie elle-même et non simplement pour la copulation ; elle mettait beaucoup trop l’accent sur la « volition » des animaux, particulièrement sur ce concept de choix des femelles ; et, ce qui est plus grave, elle permettait le développement de nombreux caractères importants ne trouvant pas leur place dans le fonctionnement d’un organisme bien conçu et allant même jusqu’à lui être nuisibles. Ainsi, Wallace voyait dans la sélection sexuelle une menace dirigée contre l’image qu’il se faisait des animaux, œuvres parfaites, élaborées par la force purement matérielle de la sélection naturelle. (En vérité, Darwin avait surtout formulé ce concept pour montrer que les nombreuses différences entre les groupes humains n’avaient rien à voir avec la survie et ne faisaient que refléter la variété des capricieux critères de beauté qui surgissent parmi les différentes races sans raison adaptative. Wallace acceptait la sélection sexuelle par le combat des mâles, car elle lui paraissait assez proche de l’idée de bataille qui était au centre du concept de sélection naturelle. Mais il rejetait la notion de choix des femelles et affligeait grandement Darwin en tentant d’attribuer tous les caractères qui en découlent à l’action adaptative de la sélection naturelle.)

En 1870, alors qu’il préparait La Descendance de l’homme, Darwin écrivit à Wallace : « Je m’attriste d’être en désaccord avec vous, et cela en vérité me bouleverse et me fait constamment douter de moi-même. Je crains que nous ne nous comprenions jamais tout à fait. » Il s’efforça de saisir les réticences de Wallace et même d’accepter la foi de son ami en une sélection naturelle sans mélange : « Vous serez heureux d’apprendre, écrivit-il à Wallace, que je suis profondément embarrassé par la protection et la sélection sexuelle ; ce matin, c’est avec joie que je penchais pour vous, ce soir, je suis revenu à ma position antérieure que, je le crains, je ne quitterai jamais. »

Mais le débat sur la sélection sexuelle ne fut que le prélude d’un célèbre désaccord beaucoup plus sérieux sur le sujet le plus chargé d’émotion et le plus ouvert à la controverse qui soit : les origines de l’homme. En bref, Wallace, l’hyper-sélectionniste, l’homme qui reprocha à Darwin de ne pas reconnaître l’action de la sélection naturelle dans chaque nuance des formes organiques, fit brutalement halte devant le cerveau humain. Notre intellect et notre moralité, selon Wallace, ne pouvaient pas être le produit de la sélection naturelle ; celle-ci étant le seul chemin emprunté par l’évolution, quelque puissance supérieure – Dieu, pour s’exprimer sans détour – a dû intervenir dans cette innovation organique, la plus récente et la plus grande de toutes.

Si Darwin fut déçu de n’avoir pas réussi à persuader Wallace du rôle de la sélection sexuelle, il fut proprement effaré par la volte-face de Wallace. Il lui écrivit en 1869 : « J’espère que vous n’avez pas totalement assassiné mon enfant et le vôtre. » Un mois plus tard, il lui fit des remontrances : « Si vous ne me l’aviez pas dit, j’aurais cru que [vos remarques sur l’homme] avaient été ajoutées par quelqu’un d’autre. Comme vous vous y attendiez, je suis profondément en désaccord avec vous et je le regrette beaucoup. » Wallace, sensible à ce désaveu, fit après cela référence à sa théorie de l’intelligence humaine comme à « ma propre hérésie ».

On a pris l’habitude de considérer le reniement de Wallace, refusant d’aller jusqu’au bout de sa logique, comme un manque de courage devant le dernier pas à franchir, devant l’intégration complète de l’homme dans le système naturel, pas que Darwin franchit avec une force d’âme digne d’éloges dans deux ouvrages, La Descendance de l’homme (1871) et L’Expression des émotions (1872). Dans la plupart des comptes rendus historiques, Wallace apparaît comme un homme inférieur à Darwin pour l’une (ou plus) des trois raisons suivantes, toutes liées à sa prise de position sur les origines de l’intelligence humaine : par simple lâcheté ; par incapacité de dépasser les contraintes de la culture et de la conception traditionnelle sur le caractère unique de l’homme ; et par manque de cohérence en se faisant l’avocat acharné de la sélection naturelle (dans le débat sur la sélection sexuelle) pour l’abandonner au moment décisif.

Il m’est impossible d’analyser la psychologie de Wallace, et je n’apporterai aucun commentaire sur les motivations profondes qui ont pu le pousser à s’en tenir fermement à l’idée d’un fossé infranchissable entre l’intelligence humaine et le comportement des simples animaux. Mais la logique de son argumentation m’apparaît clairement et je voudrais montrer que l’image traditionnelle que l’on en donne est non seulement fausse, mais précisément inverse. Wallace n’a pas abandonné la sélection naturelle au seuil de l’humain. Au contraire, ce fut sa conception particulièrement rigide de la sélection naturelle qui le conduisit, en toute cohérence, à la rejeter dans le cas de l’esprit humain. Sa position n’a jamais varié : la sélection naturelle est la seule cause des changements évolutifs majeurs. Ses deux débats d’idées avec Darwin – la sélection sexuelle et l’origine de l’intellect humain – représentent deux aspects d’une même discussion ; il ne faut pas y voir un Wallace incohérent avec lui-même, défendant la sélection dans un cas et l’abandonnant dans l’autre. L’erreur que Wallace commet sur l’intellect humain est née de la rigidité même de son sélectionnisme, non pas du fait qu’il ne l’ait pas mis en application. Et son argument nous renvoie à notre travail d’aujourd’hui, puisque la faille de son raisonnement se retrouve dans les plus « modernes » hypothèses évolutionnistes dont elle constitue le maillon faible. Car le sélectionnisme rigide de Wallace est beaucoup plus proche que le pluralisme de Darwin de la théorie en vigueur aujourd’hui et qui, ironiquement dans ce contexte, porte le nom de « néo-darwinisme ».

Wallace avança plusieurs arguments pour défendre le caractère unique de l’intellect humain, mais son raisonnement central repose sur une position tout à fait exceptionnelle pour son époque et qui lui vaut rétrospectivement nos plus grands éloges. Wallace était un des rares non-racistes du XIXe siècle. Il pensait réellement que tous les groupes humains ont des capacités d’intelligence innées égales. Wallace défendait son égalitarisme à l’aide de deux arguments, l’un anatomique, l’autre culturel. Il affirmait tout d’abord que le cerveau des « sauvages » n’est pas beaucoup plus petit ni moins bien organisé que le nôtre : « Dans le cerveau des sauvages les moins civilisés et, pour ce que nous en savons, dans celui des races préhistoriques, nous avons un organe […] d’une taille et d’une complexité à peine inférieures à celui de l’homme le plus évolué. » En outre, puisque le conditionnement culturel permet de faire accéder le sauvage le plus barbare à notre vie la plus raffinée, la barbarie elle-même doit provenir de la non-utilisation de capacités existantes, non pas de leur absence : « [L’intelligence] est latente chez les races peu civilisées, puisque, après une instruction dirigée par des Européens, on a pu, dans de nombreuses parties du monde, former des orchestres militaires indigènes qui se sont montrés capables de jouer honorablement la meilleure musique moderne. »

Bien entendu, en qualifiant Wallace de non-raciste, je ne veux pas dire qu’il considérait les pratiques culturelles de tous les peuples comme égales en valeur intrinsèque. Wallace, comme la plupart de ses contemporains, faisait preuve de chauvinisme culturel et ne doutait nullement de l’évidente supériorité des manières de vivre européennes. S’il se montrait en avance sur son temps quant à la capacité des sauvages, en revanche il avait, à n’en pas douter, une piètre opinion de leur vie, telle qu’il se l’imaginait : « Nos lois, notre gouvernement et notre science nous contraignent, pour atteindre le résultat escompté, à englober dans notre raisonnement des phénomènes variés et complexes. Même nos jeux, les échecs, par exemple, nous obligent à exercer au plus haut degré toutes ces facultés. Il convient de comparer tout cela aux langues sauvages qui ne renferment pas de mots pour les concepts abstraits ; à l’imprévoyance totale de l’homme sauvage pour tout ce qui dépasse ses besoins les plus simples ; à son incapacité à combiner, à comparer ou à raisonner sur tout sujet général qui ne fasse pas immédiatement appel à ses sens. »

De là vient le dilemme dans lequel Wallace est enfermé : tous les « sauvages », depuis nos ancêtres réels jusqu’aux survivants actuels, possédaient un cerveau parfaitement capable de se développer et d’apprécier les raffinements les plus subtils de l’art, des mœurs et de la philosophie d’Europe ; néanmoins, dans leur état naturel, avec leurs cultures rudimentaires, leurs langues appauvries et leurs mœurs répugnantes, ils ne mettaient en œuvre qu’un infime fraction de cette capacité.

Mais la sélection naturelle ne peut façonner un organe que pour un usage immédiat. Le cerveau a des facultés beaucoup plus étendues que ce qui est requis dans la société primitive ; la sélection naturelle n’a donc pas pu l’élaborer :

« Un cerveau une fois et demie plus grand que celui du gorille aurait […] parfaitement suffi pour le développement mental limité du sauvage ; nous devons donc admettre que le gros cerveau qu’il possède n’a pas pu être développé uniquement par une de ces lois de l’évolution qui, dans leur essence même, aboutissent à un niveau d’organisation exactement proportionné aux besoins de chaque espèce, n’allant jamais au-delà de ces besoins. […] La sélection naturelle n’aurait pu doter l’homme sauvage que d’un cerveau légèrement supérieur à celui du singe, alors qu’en réalité il en possède un à peine inférieur à celui d’un philosophe. »

Wallace ne limitait pas cet argument à l’intelligence abstraite, mais l’étendait à tous les aspects du « raffinement » européen, à la langue et à la musique notamment. Voici son opinion sur « la puissance, la portée, la souplesse et la douceur merveilleuses des sons musicaux que peut produire le larynx humain, en particulier chez le sexe féminin » :

« Les habitudes des sauvages ne fournissent pas d’indications sur la manière dont cette faculté aurait pu être développée par la sélection naturelle, car elle n’est jamais requise ou utilisée par eux. Le chant des sauvages n’est qu’un hurlement plus ou moins monotone et les femmes chantent fort rarement. Les sauvages ne choisissent certainement jamais leur femme pour leur belle voix, mais pour leur santé robuste, leur force et leur beauté physique. La sélection sexuelle n’a donc pas pu développer ce pouvoir merveilleux qui n’entre en jeu que chez les peuples civilisés. Il semble que l’organe ait été préparé en prévision des progrès futurs de l’homme, puisqu’il possède des capacités qui lui sont inutiles dans son état primitif. »

Finalement, si nos facultés sont apparues avant que nous les utilisions ou que nous en ayons besoin, c’est qu’elles ne peuvent pas être le produit de la sélection naturelle. Et, si elles prennent naissance pour un besoin à venir, c’est qu’elles doivent être la création directe d’une intelligence supérieure : « Je déduis de ces phénomènes qu’une intelligence supérieure a guidé le développement de l’homme dans une direction définie et dans un but précis. » Wallace avait rejoint le camp de la théologie naturelle ; Darwin admonesta son associé, mais, ne parvenant pas à le faire démordre de sa position, il ne lui resta plus qu’à se désoler de cette situation.

L’erreur de raisonnement de Wallace n’est pas due à un simple refus d’étendre l’évolution aux humains, mais bien à l’hyper-sélectionnisme qui imprégnait toute sa pensée évolutionniste. Car si l’hyper-sélectionnisme était une théorie irréfutable – si chaque organe de chaque créature était fabriqué pour son utilisation immédiate et seulement pour cela –, Wallace ne pourrait pas être contredit. Les hommes de Cro-Magnon, avec un cerveau plus gros que le nôtre, ont réalisé dans leurs grottes des peintures stupéfiantes, mais n’ont pas écrit de symphonies ni construit d’ordinateurs. Tout ce que nous avons accompli depuis est le produit de l’évolution culturelle fondée sur un cerveau d’une capacité toujours égale. Selon la théorie de Wallace, ce cerveau ne pouvait pas être le produit de la sélection naturelle, puisqu’il a toujours possédé des capacités dépassant leur fonction initiale.

Mais l’hyper-sélectionnisme n’est qu’une caricature des idées beaucoup plus subtiles de Darwin, car, tout à la fois, il ignore la nature des formes organiques et se méprend sur leur fonction. La sélection naturelle peut élaborer un organe « pour » une fonction spécifique ou un groupe de fonctions. Mais ce « but » n’a pas besoin de préciser les limites de la capacité de cet organe. Les objets conçus pour des buts précis peuvent également, en raison de la complexité de leur structure, remplir d’autres tâches. Un industriel peut bien faire l’acquisition d’un ordinateur pour établir la paie mensuelle, mais cette même machine peut aussi analyser les résultats électoraux et battre n’importe qui à plates coutures au morpion (ou au moins faire perpétuellement match nul). Notre gros cerveau a pu être réalisé « pour » nous permettre d’accomplir un ensemble de fonctions nécessaires à la recherche de la nourriture, à la socialisation ou à tout autre domaine ; mais ces fonctions n’épuisent pas les facultés d’une machine aussi complexe. Fort heureusement, parmi celles-ci, se trouve la possibilité pour nous tous de dresser la liste des achats à faire chez les commerçants et, pour un petit nombre d’entre nous, d’écrire des opéras. Notre larynx a pu apparaître « pour » émettre une quantité limitée de sons articulés nécessaires à la coordination de la vie sociale. Mais sa formation physique nous permet d’en faire plus, de chanter sous la douche ou, plus exceptionnellement, de devenir chanteur d’opéra ou diva.

L’hyper-sélectionnisme nous accompagne depuis longtemps sous des déguisements divers ; car il représente la version scientifique du mythe de l’harmonie naturelle de la fin du XIXe siècle – tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles (toutes les structures sont conçues dans un but bien précis). C’est en réalité la vision du ridicule docteur Pangloss, sur lequel Voltaire a exercé toute sa verve ironique dans Candide : le monde n’est pas nécessairement bon, mais c’est le meilleur qu’il nous est possible d’avoir. Comme dit le bon docteur dans un passage célèbre qui précédait Wallace d’un siècle, mais renfermait l’essence même de ce qui était si profondément faux dans son raisonnement : « Les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. » Le panglossianisme n’est pas mort aujourd’hui ; pour s’en persuader, il suffit de lire les nombreux livres de vulgarisation traitant du comportement humain où il est dit que notre gros cerveau s’est développé « pour » la chasse, puis où l’on attribue tous les maux qui nous accablent aux limites de pensée et d’émotion imposées prétendument par ce mode d’existence.

Il est assez cocasse de constater que l’hyper-sélectionnisme de Wallace en est revenu tout droit à la croyance fondamentale du créationnisme qu’il comptait remplacer, à savoir à la foi dans la « justesse » des choses qui donne à chaque objet une place précise dans un tout intégré. Comme Wallace l’écrivait assez déloyalement de Darwin :

« Celui dont les enseignements furent tout d’abord considérés comme dégradants ou même athées, en se consacrant à l’étude des phénomènes variés de la vie avec l’amour, la patience et le respect de quelqu’un qui avait une foi réelle dans la beauté, l’harmonie et la perfection de la création, fut capable de révéler d’innombrables adaptations et de prouver que les éléments les plus insignifiants du plus humble des êtres vivants avaient une utilité et un but. »

Je ne nie pas que la nature ait ses harmonies. Mais la structure a aussi ses capacités latentes. Élaborée pour une chose, elle peut en faire d’autres ; et c’est dans cette souplesse que se situent le désordre et l’espoir de nos vies.