38.

Ce matin, mercredi 27 novembre 1805, Napoléon attend l’aube au sommet de la citadelle du Spielberg. Les chasseurs de sa garde se tiennent au pied des fortifications. Il veut être seul face à ce paysage qui sort lentement de la nuit et du brouillard. Depuis quelques jours, le temps a changé. Le froid est plus intense, mais les averses de neige et de pluie ont cessé. Le sol a gelé. Il sera bon pour les charges de cavalerie qui résonneront sur la terre dure et sèche. Le ciel, maintenant que le brouillard se dissipe, est voilé mais clair, et le soleil surgit comme une hostie rouge à l’est.

Il connaît chaque mètre carré de ce paysage, de cet immense triangle où la bataille qu’il attend, qu’il a conçue va se dérouler, comme une immense manoeuvre sur un polygone.

Il se souvient des parties d’échecs qu’il lui arrivait de jouer au café de la Régence, au Palais-Royal, lorsqu’il traînait sa misère et son ambition inassouvie, général sans commandement, bientôt rayé des cadres de l’armée. Il gagnait toujours, avec cette brûlure d’une joie intense quand, au coup décisif, il poussait ce pion apparemment sans importance et qui allait décider de la partie.

Il regarde.

Brünn est le sommet d’un triangle rectangle dont les deux côtés sont constitués par ces routes bordées d’arbres qui se rejoignent à angle droit au pied de la citadelle du Spielberg.

L’une va vers l’est, vers Olmütz. Il la suit du regard autant qu’il peut, parce qu’elle disparaît dans le brouillard. À Olmütz se sont installés les deux empereurs, l’Autrichien et le Russe, François II et Alexandre Ier, ces joueurs sans talent qui vont tomber dans le piège qu’il leur tend. Depuis quelques jours il a donné l’ordre aux unités de cavalerie de fuir chaque fois que l’ennemi se présente. Et les troupes de Soult qui occupent encore Austerlitz doivent se tenir prête à se replier, à partir d’aujourd’hui, pour que les Austro-Russes s’avancent.

La deuxième route qui forme à Brünn, avec la première, un angle droit, est elle aussi bordée d’arbres. Napoléon se tourne, la regarde. Au bout, il y a Vienne. Et entre la route d’Olmütz et celle de Vienne, la base du triangle est constituée par le plateau de Pratzen.

Les grandes parties d’échecs sont toujours simples. Il faut imaginer ce que l’adversaire veut. Et il faut lui faire croire que ce qu’il veut, ce dont il rêve est possible. Qu’il pense et voit juste. Alors il perd sa raison.

Les deux empereurs veulent couper la route de Vienne. Il faut les persuader qu’on ne peut s’opposer à leur volonté. Il va retirer ses troupes d’Austerlitz, reculer. Les divisions ennemies vont s’avancer, s’étirer au pied du plateau de Pratzen. Elles attaqueront l’aile droite, qui, après avoir reculé, résistera. Et, pendant ce temps-là, le centre et l’aile gauche s’avanceront, prendront le plateau de Pratzen et tomberont sur le flanc ennemi à découvert.

 

Le soleil s’est levé, Napoléon va avec une faible escorte sur la route d’Olmütz. La lumière est aveuglante, oblige à s’arrêter parfois. La charnière se situera ici, sur cette éminence que couronne une chapelle. Il gravit cette butte, de là partiront les charges de l’aile gauche, celle qui se rabattra sur la base du triangle, venant ainsi, comme une porte qui claque, coincer les troupes russes toutes occupées à avancer, leur flanc exposé, comme quelqu’un qui a le bras dans l’entrebâillement d’une porte et ne se soucie pas de savoir si elle va claquer.

Il donne l’ordre qu’on fortifie cette butte et il entend des chasseurs de la garde dire qu’elle leur rappelle le « santon », cette petite colline couronnée d’un marabout qu’ils avaient occupée lors de la bataille des Pyramides.

Il saute en selle, s’élance sur la route d’Olmütz. Une maison basse sort peu à peu du brouillard. C’est le relais de poste de Posorsitz. Une route plus étroite part vers le sud, vers la ville d’Austerlitz.

Tout est prêt pour la bataille.

Il rentre à Brünn.

 

Il aperçoit des chevaux tenus par des officiers autrichiens. Deux envoyés de l’empereur François II, Stadion et Giulay, sont là qui l’attendent. Il les écoute, tête baissée. Il faut jouer l’homme inquiet, irrésolu, tenté par la négociation, incertain de ses troupes, prêt à accepter un ultimatum mais soucieux par orgueil de ne pas céder.

Puis, voici l’envoyé du roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, M. d’Haugwitz, qui lui aussi exige, sous couvert de médiation, une capitulation. Il est si sûr de lui !

Napoléon l’écoute patiemment, puis lui demande de se rendre à Vienne auprès de M. de Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, avec qui la négociation pourra s’engager. Haugwitz accepte avec joie. Dans ses yeux, Napoléon lit la certitude qu’il suffira d’attendre quelques jours pour que la Grande Armée ne soit plus qu’une cohue vaincue, en déroute. Alors on dictera à ce Bonaparte les conditions que l’on voudra.

Napoléon confie à un aide de camp le soin de conduire M. d’Haugwitz à Vienne en passant par le champ de bataille d’Holabrünn où les cavaliers se sont opposés : « Il est bon que ce Prussien apprenne par ses yeux de quelle manière nous faisons la guerre », murmure-t-il.

Il reste à convaincre les Russes de ma faiblesse, de la peur qui m’habite.

Il envoie le général Savary auprès d’Alexandre Ier pour que le tsar fasse connaître ses exigences, lui dépêche un plénipotentiaire.

 

C’est le 28 novembre au soir. Napoléon galope dans la nuit et le brouillard et son escorte a du mal à le suivre. Il retourne au relais de poste de Posorsitz. Derrière lui, il entend Lannes et Soult qui s’injurient, se menacent, se défient. Il se tourne vers eux et se contente de les regarder. Il ne veut rien savoir de leur dispute. Quels hommes sont-ils pour se disputer ainsi ? Une querelle ne vaut que si elle engage tout l’être. Le reste est dérisoire.

Il parcourt à cheval les vallons et les collines, longe les étangs. C’est maintenant qu’il va jouer le pion dont tout dépend.

Il appelle un aide de camp : qu’on apporte aux divisions du 4e corps, qui occupent Austerlitz, l’ordre d’abandonner la ville et de reculer vers la route de Vienne.

L’orifice de la nasse va s’ouvrir.

Il monte dans sa berline. Il grignote une cuisse de poulet et boit un verre de chambertin coupé d’eau, puis, enveloppé dans sa redingote, il s’endort.

 

À l’aube, il est à cheval. Il court vers les avant-postes, les dépasse, revient à son bivouac qui a été établi un peu en arrière du plateau vers le village de Schaplanitz. Il est impatient. Les Russes auront-ils joué comme il l’a prévu, avançant enfin, dégarnissant le plateau de Pratzen, occupant les positions abandonnées ? Il serre ses mains dans son dos, se précipite vers Savary qui revient du camp russe et annonce que les divisions de Koutousov sont en marche, qu’elles sont entrées dans Austerlitz.

Voilà. La partie est engagée comme il l’a prévu. Il peut aller au devant de ce prince Dolgorouki qu’Alexandre a consenti à lui envoyer.

Napoléon s’élance. Il se sent si sûr de lui qu’il lui semble que ce qui se déroule est sans surprise. Il se défend de cette confiance qui le gagne. Il ne faut jamais être sûr que de soi. Tout le reste peut vous échapper.

Il pense tout à coup à Trafalgar. Cette bataille qu’il engagera effacera la défaite morale. Il descend de cheval, gravit une petite pente, piétinant dans des herbes humides. En face de lui, le prince Dolgorouki, méprisant.

« Freluquet impertinent » qui s’imagine me tenir entre ses mains.

Le prince réclame l’Italie, la Hollande, la Belgique, la capitulation en somme.

L’écouter avec inquiétude, et presque de l’humilité, pour le convaincre que je crains la bataille, que mes troupes se retirent, fuient devant la menace. Ce prince me parle comme à un « boyard qu’on veut envoyer en Sibérie ». Qu’il pérore ! Qu’il rapporte aux deux Empereurs que Napoléon a tremblé de peur devant lui !

Napoléon retourne à son bivouac. Les sapeurs de la Garde ont fabriqué, avec des débris de portes et de volets, une table et des bancs, comme on en voit dans les fêtes de village. Napoléon s’assied. Il parle avec une insouciance joyeuse, puis il s’installe dans sa voiture et s’endort.

Le 30 novembre, après avoir parcouru à cheval toutes les routes et s’être assuré que les Russes et les Autrichiens continuent leur avance, il se retire à seize heures trente dans sa berline.

Il faut pour gagner cette bataille que chaque soldat sache ce qui est en jeu.

Je suis l’Empereur des Français, et non l’un de ces souverains qui poussent leurs hommes comme s’ils n’étaient que des pièces de bois.

Il commence à dicter l’ordre du jour à la Grande Armée :

« Soldats, l’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne.

« Les positions que nous occupons sont formidables ; pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. »

Il s’arrête. Il veut que chaque soldat comprenne la manoeuvre à laquelle il participe. Alors la Grande Armée sera invincible.

« Soldats, reprend-il, je dirigerai moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française qui importe tant à l’honneur de la nation. »

Il ouvre la portière de la berline. La nuit tombe. Les jours d’hiver sont courts. Il y aura peu d’heures pour la bataille. Chaque minute, de l’aube à la nuit, comptera.

« Que, sous prétexte d’emmener les blessés, continue-t-il en se rencognant dans la berline, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation.

« Cette victoire finira la campagne… et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi. »

Il saute à terre, s’installe à table, avec ses aides de camp. Il évoque la campagne d’Égypte. Il est calme. Et pourtant le temps a changé, la pluie et la grêle tombent en de longues averses rageuses.

Mais le mauvais temps vaut pour tous.

 

Il dort dans sa berline, quelques heures à peine, puis, alors que la nuit dure encore, ce 1er décembre 1805, il va sans escorte sur le front de plusieurs régiments.

La pluie a cessé, mais le ciel est couvert ; cependant, à l’est, des bandes claires annoncent peut-être le beau temps pour demain.

Alors qu’il passe devant le 28e régiment de ligne, une voix s’élève : « Nous te promettons que demain tu n’auras à combattre que des yeux. »

Il frissonne. Ces hommes ont compris son ordre du jour.

« Dans une armée française, dit-il à ses aides de camp, la plus forte punition est la honte. »

Devant la brigade du général Ferny, il s’adresse aux soldats, leur demande s’ils ont vérifié leurs cartouches. Certains crient qu’ils ont leurs baïonnettes, d’autres lancent : « Sire, tu n’auras pas besoin de t’exposer. »

Dans la soirée, alors qu’il galope le long des étangs, escorté par ses vingt chasseurs de la garde, une patrouille de cosaques surgit. Les Russes hurlent sabre au clair, chargent l’escorte avec furie. Les aides de camp le sauvent, l’entraînent, et il s’éloigne à travers champs cependant que l’escorte fait front.

Il descend de cheval, avance seul. Demain sera le jour de la bataille. Il traverse les cantonnements, marchant vers son bivouac, et tout à coup un soldat allume une torche pour vérifier qui passe ainsi dans les lignes. Il reconnaît Napoléon, s’écrie : « Vive l’Empereur ! » Des autres bivouacs, des voix s’élèvent. On arrache des poignées de paille, on y met le feu. « C’est l’anniversaire du couronnement », crient des soldats.

Il n’avait pas songé à cela. Il y a un an seulement, il entrait dans Notre-Dame.

Il s’éloigne, rejoint le bivouac, et, lorsqu’il se retourne, tout le champ de bataille est constellé de points lumineux, autant de soldats que de torches de paille, et les cris montent : « Vive l’Empereur ! »

Savary arrive d’une reconnaissance. Il est essoufflé, couvert de sueur. Les troupes austro-russes ont continué leur progression. Elles avancent sans même protéger leur flanc. Davout et l’aile droite vont demain matin les recevoir de plein fouet.

À ce moment-là, Bernadotte, la Garde et Soult, tout le centre du dispositif monteront à l’assaut du plateau de Pratzen dégarni et tomberont, la crête conquise, sur les armées ennemies qui se sont avancées. Et, à l’aile gauche, Lannes et Murat tourneront tout le dispositif russe.

Napoléon a, en écoutant Savary, joué mentalement, une fois de plus, toute la partie. La victoire ne peut lui échapper.

 

Il contemple longuement les illuminations, ces points lumineux dans l’obscurité glacée :

— Voilà la plus belle soirée de ma vie, dit-il, mais je regrette de penser que je perdrai bon nombre de ces braves gens.

Il baisse la tête.

— Ils sont véritablement mes enfants, murmure-t-il.

Constant lui présente une tasse de thé, qu’il boit lentement, demandant à ce qu’on en serve aussi à Savary, à Berthier, à Roustam

Il aime cette fraternité des veilles de bataille, quand chacun sait que demain peut être le dernier jour de sa vie.

Il aurait pu être tué par les cosaques il y a moins d’une heure.

Demain, même s’il se tient loin des premières lignes, un boulet peut l’emporter. Il est Empereur, mais il se soumet lui aussi au risque de la mort qu’impose la guerre.

Il monte dans la berline. Il va dormir.

 

Le 2 décembre 1805, lorsqu’il se lève, il voit le brouillard. Il ne pleuvra donc pas. Il est aussitôt à cheval, avec son escorte, parcourant le front des troupes encore immobiles.

À huit heures, le soleil se lève et dissipe le brouillard. Le grand disque rouge monte lentement cependant que les troupes de Soult, de Davout et de Bernadotte commencent à prendre d’assaut le plateau de Pratzen.

Il va vers l’aile droite, se place à la tête de la réserve, suit à la lorgnette les mouvements des troupes. Il voit les cavaliers immenses de la Garde impériale russe dans leurs uniformes blanc et vert se faire tailler en pièces. Il voit les corps s’amonceler par milliers. Les Russes contre-attaquent plusieurs fois. Il fait donner la cavalerie de la Garde. Au bout de quelques minutes, le général Rapp, blessé, revient vers l’Empereur, accompagnant un prisonnier, le colonel des gardes russes, le prince Repnine.

Le plateau de Pratzen est conquis. Les Austro-Russes n’ont plus qu’à mourir ou à se rendre. Échec et mat dans quelques coups.

Napoléon regarde les troupes russes qui s’aventurent au sud de l’aile droite sur les étangs gelés. Il donne l’ordre de tirer sur la glace, qui s’ouvre. L’eau est peu profonde. Il y aura peu de noyés, mais l’artillerie russe est engloutie, et les hommes se rendent ou périssent de froid.

 

La nuit est tombée si vite ! Il pleut et il grêle. Il parcourt à cheval le champ de bataille.

Il faut qu’il voie cela, ces morts, ces blessés qui agonisent, ces masses sombres des chevaux enchevêtrés les uns sur les autres, éventrés par les boulets.

Qu’on se taise autour de lui. Il faut entendre les plaintes des blessés. Il faut qu’on les secoure.

Il retrouve son bivouac, mais ne peut dormir.

À six heures du matin, il est à nouveau à cheval, dans la nuit encore tenace. Il chevauche sur la route qui va vers Olmütz et où, de part et d’autre de la chaussée, les morts et les blessés sont étendus. Ici, Lannes et Murat ont écrasé les troupes du général russe Bagration.

Il prend l’embranchement qui conduit à Austerlitz. Partout des morts, des pièces d’artillerie russes.

À Austerlitz, il s’installe dans le château du prince de Kaunitz.

La victoire est conforme à ce qu’il avait prévu, mais il ne ressent aucune jubilation. Les événements se sont déroulés comme il l’avait imaginé. Mais il est glacé. Il s’installe devant la cheminée de la grande salle d’apparat, et il écrit à Joséphine, le dos aux flammes.

« J’ai battu l’armée russe et autrichienne commandée par les deux Empereurs. Je me suis un peu fatigué, j’ai bivouaqué huit jours en plein air par des nuits assez fraîches. Je couche ce soir dans le château du prince Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures. L’armée russe est non seulement battue mais détruite.

« Je t’embrasse. »

 

Peu à peu la chaleur pénètre son corps. La fatigue glisse hors de lui mais ses yeux brûlent, comme ceux de nombreux soldats. Le vent, le froid, les cavalcades les ont irrités.

Il se lève, plonge son visage dans l’eau chaude, puis, les yeux toujours douloureux, il commence à dicter. Les mots doivent conclure cette victoire.

Il marche dans la grande pièce. Il songe à ces soldats qui ont crié lorsqu’il passait près d’eux qu’il pourrait se contenter de voir la bataille de loin. Il pense aux torches dans la nuit du 1er décembre, aux cris de « Vive l’Empereur ! ».

Il commence à dicter.

« Soldats, je suis content de vous. Vous avez, à la journée d’Austerlitz, justifié tout ce que j’attendais de votre intrépidité. Vous avez décoré vos aigles d’une immortelle gloire… Ce qui a échappé à votre fer s’est noyé dans les lacs… Quarante drapeaux, les étendards de la Garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux, plus de trente mille prisonniers, sont le résultat de cette journée à jamais célèbre… Soldats, mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : “J’étais à la bataille d’Austerlitz” pour que l’on vous réponde : “Voilà un brave." »

 

Le 4 décembre au matin, Napoléon quitte le château d’Austerlitz avec son état-major et son escorte.

Au moulin de Paleny, à mi-chemin des avant-postes autrichiens et français, il descend de cheval et s’approche du grand feu qu’ont allumé les grenadiers. Il tend les mains au-dessus des flammes. Il va accueillir l’Empereur François II, le descendant des Habsbourg, venu solliciter l’armistice après avoir été défait.

Il voudrait être étonné, et pourtant cet événement lui semble aussi naturel que la victoire d’Austerlitz.

La voiture de l’Empereur d’Autriche, escortée de ses officiers, arrive, et Napoléon s’avance, embrasse François II, l’entraîne à quelques pas des états-majors dont il sent les regards.

Il montre le feu de bois, le moulin :

— Ce sont là les palais que Votre Majesté me force d’habiter depuis trois mois, dit-il.

Il sourit.

— Ce séjour vous réussit assez bien, répond François II. Vous n’avez pas le droit de m’en vouloir.

Napoléon essaie de convaincre. Il faut que l’Autriche sépare son sort de celui de la Russie. Tout en marchant près de François II, il se souvient des propos de Talleyrand, qui voulait d’une alliance autrichienne, et de ceux de l’envoyé autrichien Giulay, qui évoquait la possibilité d’un mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise. Puisqu’il est victorieux, tout est possible. Il a forcé la porte.

Il raccompagne François II à sa voiture, l’embrasse à nouveau et l’appelle « mon frère ».

N’est-il pas, lui, Napoléon, le fondateur d’une dynastie qui vient de vaincre deux Empereurs ?

Alexandre signera lui aussi un armistice, et le roi de Prusse se félicitera de ne pas avoir eu le temps d’entrer dans la bataille.

Tout est si simple, lorsqu’on détient la force et qu’on est victorieux.

 

Il rentre à cheval à Austerlitz. Les soldats qu’il croise crient : « Vive l’Empereur ! » Des prisonniers entassent sur des charrettes les morts qu’ils ramassent au bord de la route, dans les champs détrempés.

Il faut qu’il adopte et assure leur avenir aux orphelins des soldats et des officiers tombés à Austerlitz. Il ferme les yeux qui continuent d’être irrités.

Mais, au château du prince Kaunitz, il écrit lui-même à Joséphine :

« J’ai conclu un armistice : avant huit jours, la paix sera faite. Les Russes s’en vont. La bataille d’Austerlitz est la plus belle de toutes celles que j’ai données : quarante-cinq drapeaux, plus de cent cinquante pièces de canon, les étendards de la garde russe, vingt généraux, trente mille prisonniers, plus de vingt mille tués : spectacle horrible ! L’Empereur Alexandre Ier est au désespoir et s’en va en Russie. J’ai vu à mon bivouac l’Empereur d’Allemagne : nous causâmes deux heures, nous sommes convenus de faire vite la paix.

« J’ai trois mille blessés et sept à huit mille morts.

« J’ai un peu mal aux yeux ; c’est une maladie courante et très peu de chose.

« Adieu, mon amie, je désire bien te revoir.

« Je vais coucher ce soir à Vienne.

« Napoléon »

 

C’est le 7 décembre 1805.

Le 26, Napoléon signe avec l’Autriche le traité de paix de Presbourg.

Et le 30 décembre 1805, le Tribunat se réunit dans l’enthousiasme. Il neige sur Paris. Mais pas un tribun ne manque à la réunion de l’Assemblée. À l’unanimité, le Tribunat propose d’appeler l’Empereur, qui l’a accepté, Napoléon le Grand.