12.

Napoléon galope depuis plus de deux heures, allant au hasard, sautant des ruisseaux et des haies, s’enfonçant dans les bois. Il a reconnu ceux du Butard, qu’il vient d’acheter pour agrandir encore le domaine de la Malmaison. Parfois il traverse l’aire de l’une de ses fermes qui se trouvent sur le domaine. Les paysans s’écartent, surpris. Mais il ne s’arrête pas. Il aime ainsi chevaucher de longs moments, suivi seulement par Roustam, son mamelouk, ou par un aide de camp. C’est comme s’il était seul. Il a besoin de cette dépense physique. Il faut qu’il éprouve la résistance et l’agilité de son corps. Il ne peut rester enfermé jour après jour dans l’un de ses salons ou de ses cabinets, dont certains de ses ministres ne sortent jamais, passant de l’un à l’autre. Ils sont d’ailleurs effarés, effrayés même, quand ils apprennent qu’il a ainsi fait une course dans la campagne et les forêts. Est-ce d’un Premier consul qui vient de négocier avec un cardinal secrétaire d’État du souverain pontife ? Mais ce qui les surprend, c’est que, à peine descendu de cheval, il est capable de présider une séance du comité qui prépare le projet de code civil, et qu’il en remontre aux uns et aux autres, et même à Portalis, avocat membre du Conseil d’État, homme de savoir et de réflexion doué d’une mémoire prodigieuse.

Si l’on veut être le premier, on doit l’être partout, montrer à ceux que l’on gouverne qu’ils sont inclus dans un système de pensée et d’action qui les domine et dont on est l’unique organisateur.

« Il faut être un chef partout et en toutes choses, dit-il. »

Il revient vers la Malmaison. C’est le 15 août 1801. Il a trente-deux ans aujourd’hui. Il a traité en maître et imposé sa loi à l’une des plus vieilles maisons régnantes d’Europe, les Habsbourg d’Autriche. Et il a fait plier le souverain pontife. Lui, Napoléon Bonaparte.

Il saute de cheval.

S’il établissait enfin la paix générale en Europe – et pour cela il faut renouer avec la Russie du nouveau tsar, Alexandre Ier, et signer un traité avec l’Angleterre –, alors il aurait vraiment mis fin au temps de troubles qui depuis plus de dix ans ensanglantent la France et l’Europe.

Il entre dans le salon. Il voit Talleyrand, le ministre des Relations extérieures, appuyé à l’une des chaises.

On dit qu’il s’est fait faire une paire de bottes pour pouvoir me suivre à cheval malgré son infirmité.

D’un signe, Napoléon l’appelle. Talleyrand s’approche, claudiquant, l’allure nonchalante cependant, un sourire éclairant à peine son visage.

Ce calme, cette retenue irritent Napoléon. Il a envie de bousculer cet homme impassible qui, même dans le comportement le plus servile, paraît inaccessible. Il ne laisse aucune prise. Que lui reprocher, d’ailleurs ? Il fait rire en quelques mots les dames du salon. Les consuls ? murmure-t-il. Il ne les nomme qu’en latin, par Hic, Haec, Hoc : Hic, le masculin, Napoléon ; Haec, le féminin, Cambacérès, dont chacun connaît les moeurs ; Hoc, le neutre, pour Lebrun.

Talleyrand, langue agile.

Napoléon, tout en gagnant son cabinet, donne ses instructions à Talleyrand qui le suit à quelques pas.

Le nouvel ambassadeur de Russie, Markof, vient d’arriver à Paris.

— Demandez-lui des passeports pour la Russie, où je désire expédier un officier, le citoyen Caulaincourt, colonel des carabiniers.

Napoléon fait signe à Talleyrand qu’il peut s’asseoir, mais celui-ci se contente de poser la main sur le dossier d’une chaise.

— Je veux, dit Napoléon, que l’on fasse comprendre à Markof que cet officier doit avoir une communication directe avec Sa Majesté l’empereur Alexandre.

Talleyrand approuve.

Il faut toujours écarter les entourages, essayer de parler en tête à tête avec celui qui décide.

J’ai la certitude alors de pouvoir le convaincre.

Et il faut parler sans détour, comme je l’ai fait avec le cardinal Consalvi. Dire à Markof, qui s’est plaint au nom de la Russie que la France occupe le Piémont et lèse ainsi le roitelet de Sardaigne : « Eh bien, qu’elle vienne le reprendre ! »

Les diplomates et les souverains ne sont que des hommes comme les autres.

 

A-t-il, même quand il n’était qu’un lieutenant en second de seize ans, jamais pensé autrement ? Peut-être, lorsqu’il songeait à Pascal Paoli, imaginait-il qu’il s’agissait là d’une personnalité hors du commun, supérieure à toutes les autres ? Puis, à Corte, il a approché Paoli, et les illusions se sont dissipées. Et, depuis, il a vu tant d’hommes de toute sorte qu’à trente-deux ans il a le sentiment de ne plus pouvoir être surpris.

Il a, si jeune, conduit des milliers d’hommes à la mort. Il a ordonné qu’on ouvre le feu sur d’autres. Il a fait fusiller. Il a refusé la grâce des condamnés.

Il se souvient du camp de Jaffa, du désordre qui régnait parmi les soldats, des femmes qu’ils avaient avec eux et de l’ordre qu’il avait donné de rassembler toutes ces femmes qui semaient le trouble dans le camp, dans la cour du lazaret. Elles furent conduites là, toutes.

Une compagnie de chasseurs les attendait, et elle ouvrit le feu. Il en avait donné l’ordre.

Il sait qu’on le traita, ce jour-là, de « monstre inhumain faisant verser le sang plus par plaisir que par nécessité ».

Il n’est atteint ni par ce souvenir, ni par ce jugement qu’il lut alors, écrit dans des lettres d’officiers.

Que savent-ils, ceux qui me jugent, de la nécessité qui empoigne celui qui commande ?

« Il y a des cas où dépenser des hommes est une économie de sang. »

 

C’est pour toutes ces guerres qu’il a faites et gagnées qu’il veut la paix.

Il le répète à Talleyrand. Il faut faire comprendre à l’Angleterre que le désir de conclure un traité est sincère.

— Expliquez-leur, citoyen ministre, que, dans la position où se trouve la France, je fais de la diplomatie avec toutes les puissances et que j’ai pris pour règle de ne jamais donner une teinte de mauvaise foi.

Talleyrand entend-il ?

Napoléon hausse le ton. Talleyrand doit, comme dans la négociation avec le pape qui n’en finit pas, fixer une limite.

— Si on veut nous pousser plus loin, je suis décidé à rompre, et je veux que tout soit fini avant le 10 vendémiaire (2 octobre).

Napoléon s’avance vers Talleyrand :

— Dites cela avec quelque fierté : ils risquent de tout perdre, comme l’empereur d’Autriche, s’ils veulent avoir davantage.

 

Mais que peuvent les mots si les armes, la force ne les soutiennent pas ?

Napoléon convoque les généraux et les préfets : il veut que de la Gironde aux bouches de l’Escaut, on construise des redoutes, on rassemble des pièces d’artillerie, on arme des navires de toutes tailles, on mette en place partout les postes du télégraphe. L’Angleterre doit craindre l’invasion et savoir qu’elle ne peut rien contre la République. La flotte de Nelson a, à deux reprises, été repoussée à Boulogne par l’amiral Latouche-Tréville. Voilà l’exemple qu’il faut suivre. C’est à coups de canon qu’on fait entendre raison.

Le 11 octobre 1801, à la Malmaison, un courrier apporte la nouvelle : les préliminaires de paix ont été signés à Londres. L’Angleterre s’engage à restituer leurs colonies à la France, à l’Espagne et à la Hollande. Malte sera rendue aux chevaliers de Saint-Jean, et l’île d’Elbe sera sous la souveraineté française.

Napoléon médite quelques minutes, tenant la dépêche en main. Rien n’est dit sur l’extension territoriale de la France sur le continent ; la Louisiane, Saint-Domingue, le commerce maritime ne sont pas davantage mentionnés. On a évité ainsi ce qui faisait vraiment question.

« Qu’on fasse tonner le canon, dit Napoléon. Et qu’on proclame la signature dans Paris, ce soir, avec des flambeaux. »

Dans les rues de la capitale, on crie : « Vive la République ! Vive Bonaparte ! » À Londres, l’aide de camp de Napoléon, Lauriston, venu ratifier les préliminaires, est accueilli avec enthousiasme. On dételle les chevaux de sa voiture, que la foule tire elle-même dans la ville illuminée.

Napoléon sourit en voyant s’avancer Talleyrand qui, ne pouvant dissimuler sa déception, dit d’une voix un peu trop aiguë qu’il a appris la signature des préliminaires de paix en entendant tonner le canon des Invalides.

— Ne suis-je pas Hic ? dit Napoléon.

 

Hic, masculin !

Cette manière qu’a eue Talleyrand de le désigner, lui convient. Il se sent pleinement mâle. Il ne se prive ni de Mme Branchu, ni de Mlle Duchesnois, ni de Joséphine.

Lorsqu’il regarde les hommes rassemblés autour de lui, au Conseil d’État, dont il préside certaines séances consacrées à l’étude du code civil, il a la certitude de dominer, par la vigueur de son esprit et de son corps, ces dignitaires qui, d’ailleurs, dépendent de lui.

Il écoute Portalis présenter son rapport sur le code civil. L’homme lit lentement, parce que, à près de cinquante-cinq ans, il perd la vue. La mémoire et l’intelligence sont vives, mais le corps ne suit plus.

Je n’ai que trente-deux ans !

Je viens de ratifier le Concordat, enfin approuvé à Rome par le Sacré Collège des cardinaux.

Une boîte de diamants de quinze mille francs a été offerte au cardinal Consalvi, et une de huit mille francs à Mgr Spina, plus douze mille francs à distribuer dans les bureaux de la secrétairerie d’État.

Les hommes sont les hommes. « Et les hommes sont comme les chiffres : ils ne prennent de valeur que par leur position. »

 

Hic, masculin !

Portalis est en train de parler de l’article consacré, dans le code civil, au mariage. Il est partisan du maintien du divorce. Mais, explique-t-il, « l’infidélité de la femme suppose plus de corruption et a des effets plus dangereux que celle du mari ». Le divorce sera donc de droit pour le mari si la femme est adultère, mais le mari ne sera considéré comme fautif que s’il a introduit sa concubine dans la maison commune.

Portalis se penche vers Napoléon, quête une approbation.

Divorce : il y a pensé, rentrant d’Égypte, averti des infidélités de Joséphine.

Aujourd’hui, dans sa famille – ses frères Joseph et Lucien, ses soeurs, Pauline et même Élisa, peut-être sa mère –, on souhaite le divorce, on en rêve.

Napoléon commence à répondre lentement. « Qu’est-ce qu’une famille dissoute ? Que sont les enfants qui n’ont plus de père ? Qui ne peuvent confondre dans les mêmes embrassements les auteurs désunis de leur jour ? Ah, gardons-nous d’encourager le divorce ! De toutes les modes, ce serait la plus funeste. N’imprimons pas le sceau de la faute à l’époux qui en use mais plaignons-le comme un homme auquel il est arrivé un grand malheur. Que les moeurs repoussent la triste ressource que la loi n’a pu refuser aux époux malheureux. »

Il se lève et dit d’une voix forte :

« Il faut que la femme sache qu’en sortant de la tutelle de la famille elle passe sous celle du mari. »