1.

Napoléon a trente ans et quatre mois.

Il entend les cris : « Vive Bonaparte ! Vive la paix ! »

Il s’approche de la porte vitrée qui ferme le salon de la rotonde, la pièce la plus vaste de son hôtel particulier.

Au bout du jardin, derrière les haies, il aperçoit la petite foule qui a envahi la rue de la Victoire. Elle l’attend depuis le début de la matinée. Elle s’est rassemblée quand, par les journaux et les affiches, elle a su qu’il avait été choisi la veille, 19 brumaire, comme l’un des trois consuls provisoires de la République, et qu’il avait prêté serment au milieu de la nuit, devant les députés réunis au château de Saint-Cloud.

Les badauds vont et viennent le long des grilles du parc, espérant apercevoir Bonaparte et Joséphine de Beauharnais. Ils entourent la voiture attelée de quatre chevaux noirs qui est arrêtée devant le portail.

Les chevaux des dragons de l’escorte piaffent et hennissent. Leurs naseaux sont enveloppés d’une vapeur qui, après quelques instants, se confond avec le brouillard.

Il fait froid et humide.

Temps de saison, ce 11 novembre 1799, 20 brumaire an VIII.

 

Il est un peu plus de onze heures.

Bourrienne, le secrétaire, ouvre la porte. Les deux autres consuls provisoires, Sieyès et Roger Ducos, attendent au palais du Luxembourg, hier siège du Directoire, aujourd’hui du Consulat qui est né dans la nuit.

Napoléon se tourne. Il fait ainsi face au miroir qui surmonte la cheminée.

Voilà vingt-cinq jours, il entrait dans ce salon, arrivant d’Égypte.

C’était l’aube. La maison était vide. Il voulait répudier Joséphine absente. Et elle est là, dans cette longue tunique diaphane qui laisse deviner son corps. Elle s’appuie avec nonchalance a la cheminée. Elle est déjà parée, comme à chaque moment de la journée. Un ruban de soie bleue retient les boucles qui encadrent son visage poudré.

Vingt-cinq jours ont passé. Il a renoncé au divorce. Il n’a pas oublié ce qu’il a découvert : qu’elle a été frivole et adultère, qu’elle s’est moquée de lui. Mais, dans la préparation de ces journées des 18 et 19 brumaire, elle a été une alliée utile, efficace, une épouse tendre et attentive.

Tout a changé, donc, en vingt-cinq jours.

Il n’était, le 16 octobre, au matin de son retour, qu’un général qui avait quitté son armée, l’abandonnant en Égypte, un général que l’opinion soutenait mais que le gouvernement pouvait destituer, accuser de désertion.

Il a joué.

Hier, 10 novembre, à Saint-Cloud, dans le palais de l’Orangerie, quand les députés des Cinq-Cents se sont précipités contre lui en criant : « Hors-la-loi ! Mort au dictateur ! Hors-la-loi ! », il a cru quelques minutes qu’il avait perdu. Il s’est même affolé.

Les traces en sont là, sur son visage gris que, entouré par cette meute hurlante, menaçante, il a labouré de ses ongles, crevant les boutons qui le parsèment, déchirant les dartres, faisant couler le sang.

Les députés ont frappé un grenadier qui s’interposait. Mais que pouvait espérer cette bande d’avocats qui avaient à plusieurs reprises violé la Constitution et maintenant l’invoquaient comme un texte sacré ?

Hier, dans la nuit, il a stigmatisé leur attitude, cette haine, « ce cri farouche des assassins contre la force destinée à les réprimer ». Il a dicté cette proclamation dont Bourrienne vient de lui apporter le texte tiré sous forme d’affiche que Fouché, en efficace ministre de la Police générale, a dû faire apposer sur les murs de Paris.

Il y a vingt-cinq jours, il n’était qu’un général qui ambitionnait le pouvoir.

Hier après-midi encore, il n’était qu’un homme menacé.

Ce matin, 20 brumaire, il est l’un des trois consuls provisoires de la République.

L’un ? Il doit être le premier des trois.

C’est cela qui doit se décider ce matin. Cela, son but.

Il se dirige vers la porte. Joséphine l’enlace. Il sourit et se dégage. Il est un homme différent d’il y a vingt-cinq jours.

La victoire est toujours un sacre.

 

Il traverse le jardin d’un pas vif en compagnie de Bourrienne, qu’il ne regarde pas. Il parle pour lui-même.

— Un gouvernement nouveau-né a besoin d’éblouir et d’étonner, dit-il. Dès qu’il ne jette plus d’éclat, il tombe.

Des cris retentissent. On a dû le voir de la rue. Il entend l’ordre lancé par un officier : « Le général en chef, consul de la République ».

Il est cela, maintenant.

Les choses ne sont pas encore dites, mais il sait qu’il sera le premier des trois consuls. Qui osera contester sa prééminence ?

Mais après, vers quoi, vers où se dirigera-t-il ? Cette question le hante déjà. Il ne connaît pas la réponse. Il avisera. Il pressent qu’il ne peut s’arrêter. Son équilibre est dans le mouvement en avant.

Il monte dans la voiture, les cris redoublent.

— Une grande réputation, dit-il au moment où la voiture s’ébranle, c’est un grand bruit. Plus on en fait, plus il s’étend loin. Les lois, les institutions, les monuments, les nations, tout cela tombe. Mais le bruit reste et retentit dans d’autres générations.

Les chevaux ont pris le trot. D’un geste, Napoléon demande aux dragons de l’escorte de dégager les flancs de la voiture. Il veut voir et être vu. On entend le mot « paix » au loin.

Napoléon se penche hors de la portière. Les rues, en ce jour du décadi, celui du repos, sont presque vides.

— Mon pouvoir, murmure Napoléon en se rencognant, tient à ma gloire, et ma gloire aux victoires que j’ai remportées. Ma puissance tomberait si je ne lui donnais pour base encore la gloire et des victoires nouvelles.

Lorsqu’on approche de la Seine, dans le quartier du faubourg Saint-Honoré, les passants sont plus nombreux. Des badauds sont agglutinés devant les affiches dont on peut, depuis la voiture, lire les grosses lettres noires :

 

PROCLAMATION

DU GÉNÉRAL EN CHEF

BONAPARTE

Le 19 Brumaire Onze Heures du Soir.

 

Fouché a rempli sa mission.

La voiture s’engage sur la place de la Concorde et prend le galop. Dans le brouillard plus dense, la place ressemble à un amphithéâtre abandonné et en ruine.

— La conquête m’a fait ce que je suis, reprend Napoléon. La conquête seule peut me maintenir.