5.

Ces cris d’abord lointains, puis qui s’amplifient, ces cris qui le réveillent sont ceux de la foule venue des faubourgs.

Napoléon se lève, s’approche de la fenêtre. Des femmes se pressent contre les grilles des Tuileries. Elles se précipitent quand on les ouvre : « Vive le Premier consul ! Vive Bonaparte ! », hurlent-elles.

Bourrienne entre. Depuis l’annonce de la victoire de Marengo, Paris est en fête, dit-il. Il faut se montrer. Napoléon se présente à la fenêtre de son cabinet de travail. Les cris redoublent, aigus.

Il se souvient de ces journées de 1792, il y a huit ans. Il faisait beau comme ce matin, et le peuple enragé envahissait les Tuileries, en armes, avec des cris de mort.

Napoléon se tourne vers Bourrienne.

— Entendez-vous le bruit des acclamations ? commence-t-il.

Puis, presque dans un murmure, comme s’il n’osait pas l’avouer, il ajoute :

— Il est aussi doux pour moi que le son de la voix de Joséphine. Je suis heureux et fier d’être aimé d’un tel peuple.

Le canon des Invalides commence à tonner à intervalles réguliers. Entre les explosions assourdissantes, on entend la musique de la garde consulaire qui joue dans les jardins, et les acclamations de la foule couvrent souvent le son des tambours et des cymbales.

 

Les consuls, les ministres, les membres du Conseil d’État et ceux de l’Institut, les délégations des Assemblées se présentent les uns à la suite des autres. Napoléon les dévisage. Ils sont admiratifs et serviles. Combien d’entre eux ont trempé dans les intrigues ? Combien, après la réception d’un premier courrier annonçant que la bataille était perdue, à Marengo, se sont réjouis ? Mais il faut recouvrir d’un voile d’hypocrisie ces moments-là et n’en penser pas moins.

— Citoyens, dit-il, nous revoià donc ! Eh bien, avez-vous fait du bon ouvrage depuis que je vous ai quittés ?

— Pas autant que vous, Général.

Il prend l’un ou l’autre par le bras, s’éloigne en sa compagnie.

— Qu’auriez-vous fait si j’étais mort ? demande-t-il.

Certains se récrient. D’autres avouent leur inquiétude durant ces quelques heures d’incertitude quant au sort de la bataille. Ils se dénoncent les uns les autres. Celui-là a pensé à pousser Carnot, qui est ministre de la Guerre. Roederer affirme qu’il aurait pressenti Joseph Bonaparte.

Le 2 juillet se passe ainsi.

Le soir, dans le long crépuscule, de sa fenêtre, Napoléon aperçoit les bâtiments illuminés. Une lueur s’élève vers le faubourg Saint-Antoine. On y a allumé des feux de joie. On y danse. Brusquement, après ces feux de joie, il se sent morose. Il aurait aimé que Giuseppina Grassini soit déjà arrivée à Paris. Il la recevra ici, dans un petit appartement d’entresol qu’il a fait aménager et qui se trouve au-dessus de l’appartement officiel.

Cette conversation qu’il a eue avec Roederer l’a aussi irrité. Cet homme est prétentieux et parle sans tact. « Il y aurait plus de sécurité en France, a-t-il dit, si on voyait un héritier naturel à côté de vous. »

Une fois encore, il a évoqué ma disparition.

Il a fallu lui répéter : « Je n’ai point d’enfant. Je ne sens pas le besoin ni l’intérêt d’en avoir. Je n’ai point l’esprit de famille. Mon héritier naturel, c’est le peuple français. C’est là mon enfant. »

Mais Roederer a continué de parler d’héritier, d’enfant, encore d’enfant.

— C’est vide de sens, a dit Napoléon.

Roederer, pas plus que les autres idéologues, n’a idée de ce que c’est que le gouvernement.

« Il n’y a que moi qui par ma position le sache. Je suis dans la persuasion que personne autre que moi, fût-ce Louis XVIII, fût-ce Louis XIV, ne pourrait gouverner en ce moment la France. Si je péris, c’est un malheur. »

 

Mais toute la soirée cette conversation est revenue, comme une gêne lancinante. Au matin du 3 juillet, elle a laissé des traces sur le visage de Napoléon.

Il passe les troupes en revue, monté sur un cheval blanc caparaçonné de velours nacarat brodé d’or. Les peintres Isabey et Vernet ont installé leur chevalet. Dans la journée, il voit l’esquisse d’Isabey.

— Est-ce moi, cet homme dans une redingote délavée, penché sur l’encolure du cheval si richement paré ? Cette tristesse sur le visage gris de pierre, ces yeux enfoncés et brillants, presque fiévreux, sont-ils les miens ? Est-ce que je donne cette sensation de fatigue et de mélancolie ?

— Je vous ai fait comme vous êtes, citoyen Premier consul, répond Isabey.

 

Il n’aime pas ces cérémonies auxquelles, durant plusieurs jours, il doit se prêter. Elles sont nécessaires mais elles l’épuisent. Il faut inaugurer un quai Desaix, traverser le Champ-de-Mars et l’esplanade des Tuileries dans la chaleur du 14 juillet, avec la foule qui rompt les barrières, envahit les Invalides et l’acclame.

Heureusement, il y a ce moment d’enchantement et de promesse, quand il voit Giuseppina Grassini s’avancer dans la nef du Temple de Mars, l’église des Invalides. Elle chante sous les drapeaux pris à l’ennemi. Sa voix annonce les plaisirs de la nuit, quand elle se présentera, comme il en est convenu, à la petite porte de l’appartement d’entresol, et qu Roustam lui ouvrira, la guidera vers la chambre. Moment de paix.

Mais, d’ici là, il faut assister au banquet de cent couverts qui se tient aux Tuileries.

Avec impatience, Napoléon guette l’instant des toasts. Le président du Tribunat lève son verre « à la philosophie et à la liberté civile ! » Napoléon lance d’une voix forte, avant qu’il soit assis : « Au 14 juillet ! Au peuple français, notre souverain à tous ! »

On l’applaudit à tout rompre, alors qu’il quitte la salle.

Giuseppina Grassini l’attend déjà, il en est sûr.

Que savent-ils de moi, alors que je connais tout d’eux, que je sais qu’ils auraient applaudi quoi que j’aie dit ?

 

Le lendemain matin, comme chaque jour, il écoute les consuls, les membres du Conseil d’État ou bien ceux d’une commission qu’il a créée pour rédiger un code civil.

Mais la colère le gagne souvent.

Que comprennent-ils des nécessités du pays ? L’avidité dicte souvent leur raisonnement.

Bien sûr, il accepte le désir d’hommes – et ses propres frères ! – soucieux de s’enrichir. Bourrienne lui-même, qu’il voit à chaque heure tous les jours, ne pense qu’à cela. Il y a aussi les courtisans, ceux qui rêvent d’un mariage avec Hortense de Beauharnais. Duroc et Bourrienne l’ont espéré. Mais cela le choque.

— Je suis entouré de coquins ! s’exclame Napoléon. Tout le monde vole ! Comment faire ? Ce pays-ci est corrompu. Il en a toujours été de même. Quand un homme était ministre, il bâtissait un château.

Il sort dans le parc de la Malmaison, fait quelques pas, retourne travailler, oubliant l’heure des repas, ne leur consacrant qu’une dizaine de minutes, s’isolant avec les consuls, les ministres, les membres de l’Institut ou les généraux venus de Paris.

Il les observe. Ces officiers, qu’il connaît depuis des années déjà, ont changé.

— Quand on a été à tant de guerres, murmure-t-il, qu’on veuille ou qu’on ne veuille pas, il faut bien avoir un peu de fortune.

 

Mais le peuple ? Ce peuple qui s’est insurgé au nom de l’égalité, il y a seulement dix ans, comment lui faire accepter cette richesse des uns face à la pauvreté de la plupart ?

Napoléon s’emporte contre les bavards, les idéologues qui n’imaginent même pas que cette question se pose. Ils prononcent des compliments inutiles. Un jour, au Tribunat, il les tance.

— Je ne suis pas un roi, leur dit-il. Je ne veux pas qu’on m’insulte comme un roi. On me traite comme un magot royal !

Il les regarde, ces personnages importants, phraseurs, idéologues, qui ont combattu l’autorité sans comprendre que l’autorité est nécessaire, ne fût-ce que pour résister aux révolutions. Ce sont des esprits vagues et faux. Ils vaudraient peut-être mieux s’ils avaient reçu quelques leçons de géométrie.

— Moi, un magot royal ! reprend-il. Je suis un soldat sorti du peuple et me suis élevé moi-même. Puis-je être comparé à un Louis XVI ? J’écoute tout le monde à la vérité, mais ma tête est mon seul conseil !

 

Il dicte, impérieux. Il corrige. Il se fait juriste. Il aime ce travail d’organisation. Il crée et modèle les institutions. Ici, il ouvre des routes, là, il décide l’obligation de créer des dépôts d’archives. Et conçoit la Banque de France. Entre deux décisions, il chasse parfois le renard autour de la Malmaison, mais sans passion.

Il chevauche, rêveur, emporté par ses pensées.

Il a déjà rétabli la sécurité dans le sud de la France, contre les brigands qui se disaient royalistes. Il continue de pacifier l’Ouest. Il faudrait faire la paix extérieure, celle que le peuple réclame. Reste l’Autriche, qui, à la fin juillet, a repoussé des propositions de paix, reste l’Angleterre, irréductible. Peut-être faudra-t-il reprendre la guerre.

Mais, d’abord, il faut tenir ce que l’on a. De retour dans son cabinet, il écrit à Masséna, qui commande en Italie : « Il est nécessaire de faire des exemples. Le premier village du Piémont qui s’insurgera, faites-le livrer au pillage et brûler. »

C’est la loi des armes.

Si Louis XVI avait fait tirer au canon sur le peuple qui envahissait les Tuileries, il serait peut-être encore un roi. Mais les armes suffisent-elles à maintenir les hommes dans le rang ?

Aux soldats, aux généraux héros de la bataille de Marengo, j’ai fait distribuer des distinctions, sabres, fusils, baguettes d’honneur. C’est eux, qu’on a célébrés.

Mais le peuple ?

Cette question le hante. Que valent les lois si les institutions établies depuis des siècles, et il a vécu cela, sont renversées par une vague énorme ?

Il faudrait en parler, mais même les témoins en sont incapables. Sieyès, qui a tout vécu, n’est qu’un métaphysicien. Peut-être Roederer.

Il dialogue avec Roederer dans le parc de la Malmaison.

— La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, dit Napoléon. Et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion.

Il jette un coup d’oeil à Roederer.

C’est un idéologue. Il n’aime pas le langage géométrique que j’emploie. Mes démonstrations dérangent ses arguties hypocrites.

— Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, reprend Napoléon, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite et pendant l’éternité le partage sera fait autrement. »

Il sourit en voyant la grimace de Roederer. Il se souvient du temps où il tentait d’arracher un prix à l’académie de Lyon, en rêvant d’imiter Rousseau. À cette époque-là, Rousseau était l’un de ses maîtres à penser. Les hommes changent. Il a changé.

— Il aurait mieux valu pour le repos de la France, murmure Napoléon, que Rousseau n’eût pas existé.

— Et pourquoi, citoyen Consul ?

— C’est lui qui a préparé la Révolution.

— Je croyais que ce n’était pas à vous de vous plaindre de la Révolution.

Napoléon fait quelques pas.

— Peut-être eût-il mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau ni moi n’eussions jamais existé !

Mais je suis là, j’ai lu Rousseau, et je suis issu de la Révolution.

 

Joséphine oublie cela.

Elle reçoit les envoyés du comte d’Artois ou de Louis XVIII. La comtesse de Guiche, amie du comte d’Artois, invitée à déjeuner à la Malmaison, assure que les Bourbons, restaurés, feront de Napoléon leur connétable. Et bien des proches de Napoléon commencent à partager cette pensée d’un retour possible du roi, pour assurer l’avenir.

Bourrienne lui-même l’avoue.

— Que deviendrons-nous, dit-il, vous n’avez point d’enfants ?

Marchant les mains derrière le dos, franchissant le petit pont qui sépare son cabinet de l’allée du parc de la Malmaison où il aime se promener, Napoléon, avec une sorte de lassitude, la tête penchée, explique.

— Les Bourbons, dit-il, rentreraient en France quelles que soient leurs promesses, mus par la volonté de reconquérir tout leur héritage. Et les quatre-vingt mille émigrés qui les accompagneraient partageraient ce désir. « Quel serait alors le sort des régicides, des hommes qui se sont prononcés avec exaltation dans la Révolution ? Et les domaines nationaux, une foule de transactions passées depuis douze ans ? Êtes-vous homme, Bourrienne, à prévoir jusqu’où ira la réaction ?

Napoléon, à pas lents, rentre dans son cabinet.

— Je sais, dit-il, combien ces femmes, Joséphine et Hortense, vous tourmentent. N’en parlons plus. Mon parti est pris. Qu’elles me laissent faire et qu’elles tricotent.

 

Il montre une lettre à Bourrienne. Voilà ce que lui écrit à nouveau Louis XVIII.

« Vous perdez un temps précieux : nous pouvons assurer le repos de la France ; je dis nous, parce que j’ai besoin de Bonaparte pour cela, et qu’il ne le pourrait pas sans moi. »

Napoléon fait un signe à Bourrienne. Il va dicter, ce 7 septembre 1800, sa réponse au Bourbon.

« J’ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m’y dites.

« Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres.

« Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France… L’histoire vous en tiendra compte.

« Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite.

« Bonaparte,

« Premier consul de la République. »