30.

Il chasse. Parfois il donne de si violents coups d’éperon dans les flancs du cheval, que celui-ci se cabre, hennit et bondit. Mais Napoléon tire sur les rênes, maîtrise la monture, la dirige vers cette futaie sombre non loin de la route de Nemours, là où presque chaque jour depuis qu’il s’est installé dans le château de Fontainebleau, il poursuit les cerfs.

Voilà trois jours qu’il attend l’arrivée du pape. Il lance son cheval au galop et, couché sur l’encolure, il passe sous les branches les plus basses. Il a envie de hurler.

Chaque matin, lorqu’il lit les courriers des préfets qui annoncent le passage des quatre convois pontificaux, il peste. Ce pape en prend à son aise, avec sa suite de cent huit personnes et, rien que pour son entourage, dix carrosses et soixante-quatorze chevaux. Il en veut au cardinal Fesch de ne pas avoir su presser le souverain pontife pour qu’il se mette en route plus tôt.

Mais il y est décidé : il n’attendra pas au-delà du 2 décembre. Paris regorge de délégations. La tension monte entre les membres de sa famille. On se dispute à chaque rencontre ! Assez !

Il a aussi quitté Saint-Cloud pour cela, et il s’est installé le 22 novembre dans le château de Fontainebleau.

Il se promène dans le parc, malgré la pluie ou la bruine. Il s’enfonce dans le brouillard ou bien parcourt les appartements du connétable, que Vivant Denon, qui dirige le Louvre et qui fut de l’expédition d’Égypte, a préparés pour le souverain pontife.

Napoléon s’arrête devant un immense tableau représentant Les Filles de Béthulie marchant au-devant de David. Il se tourne vers Denon.

— Tableau d’inspiration religieuse, Sire, murmure ce dernier avec un sourire.

Napoléon quitte l’appartement. Il ne peut supporter cette attente. Il a convoqué le peintre Isabey, exige que celui-ci représente en une série de dessins les différentes étapes de la cérémonie du sacre, puisqu’on ne peut répéter dans Notre-Dame, les ouvriers n’ayant pas encore achevé les travaux d’embellissement.

Il veut un plan détaillé, comme pour une bataille. Et cette cérémonie en est une.

L’ont-ils compris, ceux qui, il le sait par les rapports de police, murmurent et se moquent ?

 

Le 25 novembre au matin, un aide de camp annonce que le pape approche, qu’il arrivera sur la route de Nemours.

Enfin.

Ce sera une rencontre de hasard, dit Napoléon.

Il sort du château à midi. Il est en habit de chasse. Il chevauche. Il fait froid et gris. Il fait halte à l’obélisque puis au polygone de tir de l’École militaire. On le salue par une salve d’artillerie. À la croix de Saint-Hérem, le grand veneur lui présente son rapport.

Car il chasse. Il est l’Empereur et il ne veut pas paraître se soumettre à Pie VII. Ils sont, le pape et lui, « les deux moitiés de Dieu ». Il descend de cheval, se dirige vers la voiture du souverain pontife, qui descend à son tour.

Ce n’est qu’un homme las.

Napoléon le dévisage durant quelques secondes, puis l’embrasse et fait avancer sa voiture d’Empereur. Il monte le premier, à gauche, laissant la droite au pape.

Il voit, sur le perron du château, Talleyrand qui s’avance pour accueillir le pape.

Mon ministre. Un ancien évêque rallié à la Révolution et retourné depuis à l’état laïque. Et marié. Rien n’est impossible en cette époque.

 

Il est apaisé maintenant. Le sacre aura lieu à la date fixée du 2 décembre.

Dans l’un des salons, Isabey a déployé un plan de Notre-Dame, et disposé de petits personnages de bois dont il a peint les habits de papier. Ils représentent les invités de la cérémonie. Napoléon fait le tour de la table, déplace certains des personnages. Voilà comment il faudrait pouvoir gouverner les hommes. Les soumettre à une nécessité supérieure. Et c’est pour cela aussi qu’il aime la discipline des armées. Les hommes y obéissent à la logique des pensées de celui qui les commande.

Il examine point par point les détails de la cérémonie, revoit les costumes, la place des uns et des autres, à chaque moment de la journée, dans le cortège et dans la cathédrale.

David se chargera de fixer pour l’Histoire la scène. Il faut un tableau qui parle à l’imagination, qui soit la représentation magnifiée de ce qui va avoir lieu.

Napoléon s’assombrit tout à coup. Il dit à David qu’il veut que Madame Mère figure sur le tableau. Puis, les mains derrière le dos, il s’éloigne. Letizia Bonaparte, têtue, a refusé d’assister à la cérémonie. Elle a préféré rejoindre Lucien en exil à Rome.

Il ressent cette absence comme une douleur, la preuve qu’il est impossible de plier les êtres, même les plus proches, à son désir de les faire participer tous à ses projets.

Cette pensée l’irrite.

Au grand dîner donné le 26 novembre dans la plus vaste des salles du château de Fontainebleau, il reste silencieux. Le pape, qui lui fait face, est un petit homme au teint blême mais aux yeux vifs, qu’il ne baisse pas.

Napoléon s’étonne qu’il refuse, après le dîner, d’assister au concert qu’offre Joséphine. Au moment où le pape quitte la salle, Napoléon surprend entre Pie VII et Joséphine un regard plein de connivence.

Il a tout à coup l’intuition que les choses lui échappent, que Joséphine et le pape se sont alliés contre lui.

Il essaie de chasser cette idée de son esprit, examine une nouvelle fois l’ordonnancement du cortège qui doit se rendre des Tuileries à Notre-Dame.

Le cardinal Fesch s’approche, commence à chuchoter. Sa Sainteté, dit-il, a appris que l’union entre Napoléon Bonaparte et Joséphine n’a pas été bénie, qu’ils ne sont donc pas mariés aux yeux de l’Église. Et Pie VII ne pourra participer aux cérémonies du sacre dans ces conditions, à moins que le mariage religieux ne soit célébré d’ici le 2 décembre. Et Fesch a obtenu du pape le droit de procéder à cette célébration.

Le piège s’est renfermé sur Napoléon.

La colère le submerge. Voilà ce qu’est cette femme qu’il a refusé de quitter, qu’il a défendue contre ses frères et ses soeurs. Il serre les poings. Il s’est toujours gardé de faire bénir leur mariage. Il a laissé ainsi la porte ouverte à la dissolution de ces liens. Un mariage civil se rompt par un jeu d’écritures.

Il hurle, bouscule Constant et Roustam lorsque ceux-ci l’aident à se déshabiller.

Il injurie Joséphine.

Puis, tout à coup, il se calme.

Que peut-il, sinon céder ?

 

Le 28 novembre, il est assis aux côtés du pape dans le carrosse qui, à dix-huit heures vingt-cinq, franchit la barrière des Gobelins. La foule est immense, recueillie. Certains s’agenouillent quand passe le souverain pontife. Napoléon observe ces manifestations de piété de la foule. Ainsi sont les hommes, prêts à se soumettre.

On traverse l’esplanade des Invalides, le pont de la Concorde, puis on longe le quai des Tuileries. Partout la foule se presse.

Il regarde souvent à la dérobée le pape qui répond par des bénédictions aux acclamations. Cet homme est une force. Et il le sait.

Quand la voiture s’arrête dans la cour des Tuileries, sous le péristyle de l’escalier du pavillon de Flore, Napoléon est résolu à s’incliner. Il fera bénir son mariage avec Joséphine par le cardinal Fesch. C’est la nécessité du moment. Et il faut s’y soumettre.

 

Le 30 novembre 1804, alors que le pape reçoit les représentants des grands corps de l’État, Napoléon se rend chez Joséphine. Elle est au milieu de ses dames du Palais.

Les vêtements de cérémonie, son grand manteau de cour de satin blanc brodé d’or et d’argent mélangé sont étendus sur des fauteuils et des canapés.

Napoléon dit d’un ton égal que le cardinal Fesch procédera à leur mariage religieux dans l’après-midi du 1er décembre, à quatre heures dans les appartements particuliers des Tuileries.

Elle fait un pas pour s’approcher de lui, l’embrasser.

Il se dérobe.

Il ne sera pas prisonnier de ce piège qu’elle lui a tendu.

Ce mariage sera sans témoins, et donc plus facile à dissoudre.

La porte de l’avenir reste ainsi entrebâillée.

Il n’est pas un homme qu’on enferme.