22.

Napoléon avance lentement sur le front des troupes, à moins d’un mètre de la première rangée de soldats. Il s’arrête tous les trois ou quatre pas. Il regarde l’homme qui est en face de lui dans les yeux. Il reconnaît celui-là. Il interroge celui-ci. Égypte, Italie ? Il dit quelques mots. Il prend son temps.

Il se sent invulnérable. Et pourtant il suffirait d’un seul de ces hommes pour que tout s’arrête. Il imagine le coup de poignard d’un soldat ou d’un officier sorti des rangs et se précipitant, l’arme levée. On le frapperait là, à la gorge. Ou bien, d’une fenêtre du palais, on tirerait. Il fait une belle cible, dans la cour des Tuileries.

Il aperçoit, à la fenêtre du palais qui est proche de celle de son cabinet de travail, le conseiller d’État Réal. Réal a peur. Réal lui a conseillé de ne pas participer à la revue des troupes. Napoléon n’a même pas répondu. Il savait avant même que Réal parle, rapporte les aveux de ce royaliste, Quérelle, avant d’être fusillé, – les hommes sont ce qu’ils sont –, qu’on avait lancé les chiens contre lui. Combien de brigands pour le traquer ? Combien d’argent pour réussir enfin à tuer le Premier consul ?

Tous les rapports qui depuis plusieurs semaines arrivent d’Angleterre lui ont fait penser cela. Georges Cadoudal, disent les espions, vit à Londres dans l’opulence, réunissant des chouans. Autour du comte d’Artois et du duc de Berry, on ne parle que d’expéditions en France. Ces MM. de Polignac, Armand et Jules s’en vont proclamer partout qu’ils vont défier le Premier consul Buonaparte.

C’est si simple, pour l’Angleterre, de payer des assassins, alors qu’il est impossible pour elle de battre la Grande Armée et qu’elle craint l’invasion.

Si je meurs, que reste-t-il de mon oeuvre ? Sans moi, tout peut s’effondrer. Sans moi, l’Angleterre est victorieuse.

On doit donc me tuer.

C’est la bataille qu’il faut affronter avant de livrer le combat des armées.

Napoléon s’est à nouveau arrêté de marcher dans la cour des Tuileries. Le vent tourbillonne. Il est glacial. Les visages sont rouges. Le froid s’insinue sous la redingote. Les doigts, malgré les gants, sont gourds. Mais il doit s’attarder, s’exposer aux exécutions.

Le royaliste Quérelle a parlé parce qu’il avait peur de mourir, qu’il tremblait à l’idée d’affronter les fusils du peloton d’exécution.

Je ne crains que la défaite.

Vais-je trembler pour une poignée de brigands ?

Il quitte la cour des Tuileries lentement.

 

Réal s’avance à sa rencontre. Il a le visage en sueur. Tout en marchant, Napoléon lui annonce qu’à partir d’aujourd’hui, ce 29 janvier 1804, Réal est chargé « sous la direction du Grand Juge, de l’instruction et de la suite de toutes les affaires relatives à la tranquillité de la République ».

Napoléon, de l’avant-bras, écarte les papiers qui se trouvent sur la table placée au centre de son cabinet de travail.

Plus rien ne compte à partir d’aujourd’hui que cette bataille. Non pour défendre sa vie. Le destin y pourvoira. Et il sent en lui tant de force et d’énergie, qu’il n’a pas d’inquiétude. On ne réussira pas à le tuer. Mais il faut extirper le mal, tout le mal. Trancher, car les conspirations sont une gangrène.

Cadoudal, selon Quérelle, a donc débarqué en France, il serait à Paris, avec une bande de chouans, pour s’emparer de ma personne, me tuer au terme d’une embuscade ?

Il faut que Quérelle dise tout. Qu’on retrouve, à partir de la falaise de Biville où les chouans débarquent entre Dieppe et Le Tréport, tous les gîtes où ils se sont abrités, les complices qui les ont aidés.

— Je veux tout. Les lieux, les hommes, toutes les branches de la conspiration. Tout.

Réal a été l’homme de Fouché. Même si celui-ci n’est plus ministre, il reste un allié précieux. C’est lui qui, il y a peu, parlait aussi de « l’air plein de poignards ». Il faut s’appuyer sur Fouché.

Je peux compter sur lui. Mais sur qui d’autre ?

Murat, gouverneur militaire de Paris depuis le 15 janvier. Le général Savary, commandant de la gendarmerie d’élite.

— Il faut qu’à chaque moment je sache, dit Napoléon à Réal. La chasse est ouverte. On a voulu faire de lui le gibier. On va savoir pour qui sonne l’hallali.

 

C’est un mois de février glacial. Napoléon se lève encore plus tôt que de coutume et se rend aussitôt dans son cabinet de travail aux Tuileries.

Le feu dans la cheminée ne cesse jamais.

Il reste parfois de longues minutes immobile, les mains placées au-dessus des flammes, les yeux fixes.

Les rapports de Réal s’entassent. Les messages de Savary se multiplient. Le général s’est rendu au lieudit la falaise de Biville. Ses gendarmes et lui se sont déguisés en paysans ou contrebandiers. La falaise est partagée par une faille qu’empruntent, à l’aide de cordes, les contrebandiers qui s’élèvent ainsi sur deux cents ou trois cents pieds. Le relief correspond point par point à ce qui a été décrit par Quérelle dans sa prison du Temple. On a arrêté un certain Troche, horloger à Eu, qui a assisté – et aidé – à trois débarquements. Il a servi de guide. Il ne connaît pas le nom des personnalités entrées en France, mais il s’agit de gens de qualité, et même de généraux. Il peut attester du débarquement de Cadoudal.

Cadoudal est donc bien en France depuis des semaines, caché à Paris.

Tout à coup la colère saisit Napoléon. Est-ce possible qu’on ne le trouve pas ?

Il se souvient de cette rencontre ici, aux Tuileries, avec ce chouan au corps de taureau, au visage énorme. Il se souvient de la brutalité de l’homme, de sa haine.

Il convoque Réal.

Que sait-on de plus ? Il veut qu’on lui envoie des courriers à chaque arrestation, à chaque aveu.

Il veut que Réal, chaque jour, lui apporte les résultats de l’enquête.

Il se calme, reste seul.

 

Réal, Murat et Savary ne voient qu’un aspect de cette guerre. Ce sont, comme sur un champ de bataille, de bons et fidèles exécutants. Mais lui, général en chef, imagine et pressent. Cette conspiration est à la mesure des enjeux du moment. Immenses. Donc, les ramifications doivent aller loin, profond. Parce qu’il s’agit, pour Londres, qui paie les conjurés et les transporte jusqu’en France, de gagner la guerre qui vient de commencer.

En me tuant pour briser l’énergie du pays.

Sur qui peut-elle compter ici ? Les vieux opposants, les généraux jaloux. Il pense à Moreau qui s’est retiré dans sa terre de Grosbois, dont les rapports des espions de police disent qu’il se moque des capucinades du Concordat, de la Légion d’honneur, du roi Premier consul. Il a, au cours d’un dîner, décoré son cuisinier de l’ordre de la Casserole. Sa femme est une créole d’une famille rivale de celle de Joséphine. Elle a refusé de porter le deuil après la mort du général Leclerc. Moreau, dont l’ambition et la jalousie recuisent depuis des années, est peut-être celui qu’à Londres on a choisi pour succéder au Premier consul.

Moreau ! D’autres généraux sans doute, Pichegru, qui est en exil à Londres, Augereau, Bernadotte ? Ils doivent attendre un signal. Et lié à eux, les Bourbons qui paradent, rêvent vengeance, rétablissement de la monarchie.

Napoléon tisonne le feu.

C’est la dernière épreuve avant la vraie bataille.

 

On a arrêté Picot, un domestique de Cadoudal, annonce Réal. On a arrêté Bouvet de Lozier, qui fut adjudant général de l’armée des Princes, et est le principal officier de Cadoudal.

Il a tenté de se suicider, dit Réal. On le ranime. Il veut parler. Voici ce qu’il a commencé à écrire : « C’est un homme qui sort des portes du tombeau encore couvert des ombres de la mort, qui demande vengeance de ceux qui par leur perfidie l’ont jeté lui et son parti dans l’abîme où il se trouve. »

C’est comme si le front ennemi, tout à coup, en un point, s’effondrait.

C’est là qu’il faut jeter toutes les forces. Réal doit interroger Bouvet de Lozier jusqu’à ce qu’il ait tout dit. Tout. Un homme qui a vu la mort n’est plus le même.

J’attends.

 

Le 13 février 1804, à sept heures du matin, Réal se présente.

Napoléon est dans son cabinet de toilette en compagnie de Constant. Il se rase.

Il interroge Réal du regard. Celui-ci a le visage marqué par une nuit d’insomnie.

Il est impatient, jette un coup d’oeil à Constant. Napoléon paraît ne pas prêter attention à la présence du valet de chambre.

— Bouvet de Lozier…, commence Réal, puis il s’interrompt.

— Les généraux Moreau et Pichegru…, reprend-il d’une voix aiguë, exaltée.

Deux noms qui tonnent, qui confirment ce que je pressentais.

Napoléon se précipite, met la main sur la bouche de Réal, l’entraîne dans sa chambre, loin de Constant.

Il écoute le rapport. Il imaginait et, pourtant, au fond de lui, il ne pouvait croire à la trahison de Moreau. Mais le témoignage de Bouvet de Lozier est accablant. Moreau a rencontré le général Pichegru, rentré en France par la falaise de Biville. Il s’est concerté à plusieurs reprises avec lui. Sur le boulevard de la Madeleine, Pichegru a organisé une rencontre entre Moreau et Cadoudal. Les trois hommes ont parlé plusieurs minutes ; selon Bouvet de Lozier, Cadoudal est parti furieux. Moreau et Pichegru souhaitaient certes renverser le Premier consul, mais à leur profit. Moreau remplaçant Napoléon, mais refusant de faire de Georges Cadoudal le troisième consul. « Vous travaillez donc pour vous seul, et nullement pour le roi ! a dit Cadoudal. S’il devait en être ainsi, bleu pour bleu, j’aimerais encore mieux celui qui s’y trouve. »

C’est bien la grande bataille. Napoléon s’indigne.

L’union a été tentée contre moi de tous ceux qui veulent m’abattre. Ils se déchirent déjà. Pourtant rien n’est gagné. Moreau est un général populaire, victorieux, que les soldats aiment, que le peuple croit républicain. Combien d’alliés a-t-il ? Qui, au Tribunat ou au Corps législatif, peut le suivre ? L’accuser alors que Cadou dal et Pichegru courent encore, c’est paraître commettre une injustice, c’est se conduire aux yeux de l’opinion en tyran jaloux.

Napoléon doit méditer, peser chaque argument.

Il faut prendre Pichegru, puisqu’il est à Paris, dit-il. Puis il murmure :

— Ah ! Réal, je comprends maintenant les choses ! Je vous ai déjà dit que vous ne teniez pas le quart de cette affaire-là.

Il s’approche de Réal.

Faut-il expliquer à Réal, s’il ne l’a pas compris par lui-même, que cette conspiration, en ce mois de février 1804, est le moment le plus grave peut-être depuis le 18 Brumaire, l’instant où la plus grande puissance commerciale du monde, l’Angleterre, répand son or sur la France pour que tous ceux qui me sont hostiles, m’attaquent, me tuent ?

— Eh bien, Réal, dit Napoléon. À présent même, vous n’en savez pas tout, mais vous n’en saurez pas davantage !

Il doit rester seul.

 

C’est une guerre. Il faut exploiter les fautes de l’adversaire. Moreau, cette fois-ci, s’est découvert. Il n’est plus seulement le général jaloux, le frondeur ironique, le mari solidaire d’une épouse envieuse, mais un conspirateur qui a pris langue avec l’assassin Cadoudal, agent des Princes, organisateur du complot de la machine infernale, et, avec le proscrit Pichegru, stipendié de Londres.

Avec cela, Moreau est condamné.

Si je le veux, je peux le briser. Il est dans mon poing. Ou il s’agenouille, ou il tombe.

 

Il les a convoqués, ce 14 février 1804, au milieu de la nuit, pour un Conseil secret.

Il attend qu’ils soient assis en arc de cercle dans la salle du Conseil, aux Tuileries.

Cambacérès et Lebrun, les deux Consuls, se sont placés côte à côte. Régnier, le Grand Juge, est un peu à l’écart, et Fouché s’est installé à l’extrémité, loin de tous. Il sourit.

Il sait déjà, sûrement, par Réal. Et peut-être savait-il même avant moi.

Il faut être bref. Napoléon parle sur un ton saccadé. La conspiration est évidente. On recherche Pichegru et Cadoudal. On les prendra, morts ou vifs. Il reste la bande des exécuteurs, ceux qui veulent m’enlever, me tuer. Et il y a Moreau.

Il se tait. Il attend. Il connaît la prudence de ces hommes. La lâcheté de certains d’entre eux.

— Si on n’arrête pas Moreau…, commence-t-il d’une voix calme.

Il se lève.

— On dira, s’écrie-t-il, que j’ai peur de Moreau ! Il n’en sera point ainsi. J’ai été le plus clément des hommes, mais je serai le plus terrible quand il faudra l’être ; et je frapperai Moreau comme un autre, puisqu’il entre dans des complots, odieux par leur but, honteux par les rapprochements qu’ils supposent.

Ils approuvent. Il fera donc arrêter Moreau.

Il retient Régnier. On fera juger Moreau par le tribunal criminel de la Seine, et non par un Conseil de guerre.

— On dirait que j’ai voulu me débarrasser de Moreau et de le faire assassiner juridiquement par mes propres créatures.

Un pli amer cerne sa bouche. On l’accusera de toute façon de craindre en Moreau un rival.

 

Il dort peu. Le matin du 15 février, il se rend dans la chambre de Joséphine. Il commence à jouer avec Napoléon-Charles, le fils de Louis et d’Hortense. Il caresse l’enfant. Il a cette lucidité un peu lasse qui succède aux nuits sans sommeil.

— Sais-tu ce que je viens de faire ? dit-il. Je viens de donner l’ordre d’arrêter Moreau ; cela va faire un beau bruit, n’est-ce pas ? On ne manquera pas de dire que je suis jaloux de Moreau, que c’est une vengeance, et mille pauvretés de ce genre ! Moi, jaloux de Moreau !

» Il me doit la plus grande partie de sa gloire… Je l’ai empêché vingt fois de se compromettre, je l’ai averti qu’on nous brouillerait, il le sentait comme moi, mais il est faible et orgueilleux, les femmes le dirigent.

Napoléon a une moue de mépris.

Les partis l’ont pressé.

L’aide de camp apporte une dépêche. On a arrêté Moreau sur la route, non loin de sa propriété de Grosbois. On l’a conduit au Temple. Le général est resté calme.

Napoléon froisse la dépêche.

Moreau n’imagine pas les charges qui pèsent contre lui, les témoignages dont je dispose.

Il faut avertir l’armée, prévenir la calomnie.

Il dicte.

« Au général Soult :

« Moreau a été arrêté ; quinze ou seize brigands ont été également arrêtés. Les autres sont en fuite. On a saisi une quinzaine de chevaux et des uniformes dont on devait se servir pour m’attaquer sur la route de Paris à la Malmaison, ou de la Malmaison à Saint-Cloud, avec mon piquet, qui est de vingt hommes, comme vous savez. »

Il convoque Murat.

Il faut guider la main de cet homme courageux mais tête vide. Il flatte Murat, lui demande des nouvelles de Caroline son épouse, le félicite pour la tenue des troupes de Paris, ville dont il est le gouverneur.

Murat se rengorge. Il faut, lui dit Napoléon, que Paris se couvre d’affiches expliquant le complot et annonçant l’arrestation des brigands et de Moreau.

— Je veux que Paris soit fermé, ajoute-t-il.

Napoléon, tout en prisant et en jetant de temps à autre un regard à Murat, détaille les mesures à prendre. Tout le monde peut entrer dans Paris, mais personne ne peut en sortir. La garde à pied sera placée aux portes de la capitale. La garde à cheval fera des patrouilles continuelles le long des murs d’octroi, les matelots de la Garde stationneront sur la Seine, jour et nuit. Et la peine de mort pour qui recèlera Georges ou Pichegru.

 

Une guerre, implacable.

Il lit tous les rapports de police. Pour vaincre, il faut tout voir, tout savoir, n’être dupe de rien.

Il s’est assis. Il a ouvert devant lui le dossier comportant les rapports du 18 février 1804. Il s’efforce de garder son calme. Il lit le texte d’une affiche collée dans la nuit.

Moreau innocent, l’ami du peuple et le père des soldats aux fers !

Bonaparte un étranger, un Corse devenu usurpateur et tyran !

Français, jugez !

Sur les murs, on trouve aussi l’anagramme de Bonaparte :

NABOT A PEUR.

Il se dresse. Peur ? La fureur l’emporte. De Moreau ? De ces brigands ? De Cadoudal et de Pichegru ?

Il quitte son cabinet de travail. C’est jour de réception diplomatique. Dans les rapports transmis par la police, il a appris que parmi les personnes arrêtées se trouve un Suisse attaché à l’ambassade de Russie et dont M. de Markof a demandé la libération.

Il se dirige vers l’ambassadeur, l’interpelle.

— Est-ce que la Russie croit avoir sur nous une supériorité qui lui permette de tels procédés ?

Il fait un pas en arrière, élève encore la voix.

— Est-ce qu’elle nous croit tombés en quenouille jusqu’au point de supporter de telles choses ? Elle se trompe.

Il lance en s’éloignant :

— Je ne souffrirai rien d’inconvenant d’aucun prince sur la terre !

Puis il quitte le salon, rentre dans son cabinet de travail. Il reprend la lecture des rapports.

On dit qu’il refait le Comité de salut public, que les temps de la Terreur sont revenus.

Il hausse les épaules. S’il le faut, contre les Princes, pourquoi pas ?

« Tout le monde parle de l’arrestation du général Moreau, note l’un de ces rapports. Tous les militaires qui ont servi sous ses ordres le disent incapable d’entrer dans une conspiration, qu’il est aussi honnête homme, affable, populaire, bienfaisant, que bon général ; qu’ils le regarderaient comme leur père et qu’ils verseraient volontiers jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour lui, enfin, que cette arrestation est une affaire de parti plus que de justice… »

Il repousse le rapport.

La colère est tombée.

La raison doit toujours l’emporter. Moreau est encore une force dans l’opinion. S’il acceptait ma clémence, je pourrais dire comme Auguste : « Soyons ami, Cinna ».

Il convoque le Grand Juge Régnier. Est-ce l’homme qui convient ? Si Fouché était encore ministre de la Police, tout serait plus efficace. Peut-être Pichegru et Cadoudal seraient-ils déjà pris.

— Allez interroger Moreau dans sa prison, dit Napoléon à Régnier. Amenez-le dans votre voiture aux Tuileries, qu’il convienne de tout avec moi, et j’oublierai les égarements produits par une jalousie qui était plutôt celle de son entourage que la sienne même.

Régnier paraît effaré.

Vous m’entendez, vous m’entendez, répète plusieurs fois Napoléon.

Puis il attend.

Ce qui compte, c’est de briser Moreau, et peu importe qu’il soit condamné ou soumis.

Les heures passent.

Voici le Grand Juge de retour. Moreau n’a pas demandé à voir le Premier consul, explique-t-il. Napoléon se détourne. Moreau est un imbécile. Il tombera quand Pichegru et Cadoudal seront pris.

 

Il a donné l’ordre qu’on l’avertisse immédiatement d’une arrestation.

Dans la nuit du 26 au 27 février, on le réveille.

Pichegru a été empoigné dans son lit, 39, rue Chabanais. Dénoncé comme il se doit pour cent mille francs, Pichegru s’est battu plusieurs minutes avant d’être emporté, lié, enveloppé dans des couvertures, présenté à Réal et emprisonné aussitôt au Temple.

A-t-on le temps de se souvenir du général Pichegru, brillant, placé au sommet des honneurs, président du Conseil des Cinq-Cents, qui fut répétiteur de mathématiques au collège de Brienne et proscrit en 1797 quand, en fructidor, j’envoyai Augereau servir Barras ? !

Mais le temps manque pour penser au destin de Pichegru. Cadoudal reste libre.

Dans les heures qui suivent, on arrête MM. Armand et Jules de Polignac, et M. de Rivière.

Les voilà donc pris, ces représentants des aristocrates que pourtant j’ai tenté de rallier ! Et les chouans arrêtés prétendent dans leurs aveux qu’un prince est attendu pour, après ma mort, rallier le pays.

Un prince ? Un Bourbon ? Le comte d’Artois ? Le duc de Berry ? Qui d’autre ?

Napoléon lance à Talleyrand :

— Les Bourbons croient qu’on peut verser mon sang comme celui des plus vils animaux. Mon sang cependant vaut bien le leur. Je vais leur rendre la terreur qu’ils veulent m’inspirer. Je pardonne à Moreau sa faiblesse, et l’entraînement d’une sotte jalousie.

Sa voix s’élève, sèche, tranchante.

— Mais je ferai impitoyablement fusiller le premier de ces princes qui tombera sous ma main. Je leur apprendrai à quel homme ils ont affaire.