2.

Napoléon marche dans les galeries du palais du Luxembourg, accompagné par les roulements de tambour de la garde qui saluent son arrivée. C’est la première séance du Consulat.

Il connaît ce palais. Il y est venu en quémandeur qu’on ignorait. Mais, depuis hier, celui qu’il sollicitait, Barras, n’est plus qu’un homme sans pouvoir qui va cuver dans l’obscurité sa richesse, acquise au sommet de l’État. Il y a quelques heures encore, Barras était l’un des Directeurs devant lequel il fallait rendre des comptes, dont on guettait les ordres. Ce temps est fini.

 

Il entre dans la salle aux plafonds peints de fresques. Sieyès et Roger Ducos l’attendent debout.

Ces deux hommes-là partagent le pouvoir avec lui. Ducos n’est qu’un figurant, un comparse, mais Sieyès est un habile joueur, un homme d’idées, une figure de la Révolution. C’est avec lui qu’il faut compter.

Napoléon l’observe. Sieyès lui paraît vieux, sans véritable énergie. Si le combat s’engageait entre eux, Sieyès ne pourrait vaincre. Il doit le savoir. Il essaiera, comme lors des vingt-cinq jours qui viennent de s’écouler, de tendre des pièges, d’utiliser les armes de l’habileté.

Il croit peut-être qu’avec des arguties de juriste, des articles de Constitution, on peut enfermer un homme comme moi !

Sieyès pousse les portes, vérifie avec soin qu’elles sont closes.

— Il est bien inutile d’aller aux voix pour la présidence, dit Ducos en s’asseyant. Elle vous appartient de droit, général.

Napoléon regarde Sieyès, qui se tait mais ne peut dissimuler la crispation de son visage. Napoléon prend place dans le fauteuil placé au centre, puis déclare qu’il refuse une présidence permanente.

Il faut savoir attendre, laisser Sieyès se découvrir. La période qui commence est provisoire. C’est la Constitution qui va être élaborée qui décidera de la place de chacun.

Si Sieyès imagine pouvoir m’ensevelir sous les honneurs, il se trompe.

 

Sieyès s’est levé. Il vérifie à nouveau que les portes de la salle sont fermées. Puis il montre une commode à Napoléon.

— Vous voyez ce beau meuble, dit-il, vous ne vous doutez peut-être pas de sa valeur.

Il explique ensuite que les Directeurs ont prévu de se partager, à la fin de leur mandat, une somme cachée dans cette commode.

— En cet instant, plus de Directeurs, dit Sieyès. Nous voilà donc possesseurs du reste. Qu’en ferons-nous ?

Cet homme est donc aussi avide que Barras. Ceux qui ont soif d’or veulent le pouvoir pour la richesse qu’il procure. Il suffit donc de les gaver d’or pour qu’ils délaissent le pouvoir, qui n’est pas le véritable objet de leur passion.

— Je ne connais pas l’existence de cette somme, dit Napoléon en détournant la tête. Vous pouvez donc vous la partager, vous et Ducos, qui êtes d’anciens Directeurs. Seulement, dépêchez-vous, car demain il sera trop tard.

Ils ouvrent la commode, commencent à chuchoter, à s’opposer sur le partage des huit cent mille francs qu’ils viennent de compter. Ils prennent Napoléon comme arbitre.

— Arrangez-vous entre vous, dit-il. Si le bruit en remontait jusqu’à moi, il vous faudrait abandonner le tout.

Ils se taisent, s’observent. Sieyès s’est adjugé six cent mille francs.

Et il n’y a pas, dans les caisses du gouvernement, de quoi payer les courriers qui doivent porter les dépêches en province ou au général Championnet, commandant en chef de l’armée d’Italie !

Comment est-ce possible ?

Napoléon consulte les anciens ministres, feuillette les dossiers. L’armée n’est ni payée ni nourrie ni habillée. Il convoque un ancien haut fonctionnaire de la monarchie, Gaudin, qui est aussi le candidat de Sieyès au poste de ministre des Finances. L’homme semble efficace et discret :

— Vous avez longtemps travaillé dans les finances ? demande Napoléon.

— Pendant vingt ans, général.

— Nous avons besoin de votre concours, et j’y compte. Allons prêter serment. Nous sommes pressés.

Il ressent à chaque instant de la journée cette urgence. Il nomme les ministres au pas de charge. Talleyrand revient aux Relations extérieures. Laplace, le savant examinateur de l’École militaire, est ministre de l’Intérieur. Mais l’essentiel, ce sont les travaux des commissions chargées d’élaborer la Constitution.

Sieyès a un projet habile, qui crée un Grand Électeur à vie au sommet d’une pyramide comportant des Assemblées, un Sénat, un Corps législatif, un Tribunat – en fait, un homme sans pouvoir et élu par des notabilités, ce qui donne l’apparence du suffrage universel alors que la désignation des électeurs est faite d’en haut, parmi la masse des inscrits.

Napoléon prend rapidement connaissance des projets de Sieyès. Cette manière de vider le suffrage universel de sa réalité ne lui déplaît pas. La confiance vient d’en bas, l’autorité d’en haut – et d’ailleurs, le peuple, qu’est-ce ?

Il interroge les idéologues, ces penseurs qui rêvent d’un despotisme éclairé.

Il les rencontre dans les réceptions qu’il donne au Petit-Luxembourg, où il s’est installé avec Joséphine. Il écoute l’un d’eux, Cabanis, lui dire : « Il faut que la classe ignorante n’exerce plus son influence sur la législation ni sur le gouvernement. Tout doit se faire pour le peuple et au nom du peuple, rien ne doit se faire par lui et sous sa dictée irréfléchie. »

Il réunit des commissions, qui travaillent directement avec lui. Puis, un soir, Roederer s’approche, chuchote la proposition de Sieyès. Ce Grand Électeur à vie que Sieyès a prévu, Napoléon accepterait-il de l’être ?

Il faut rester impassible, écouter.

— Il aurait, continue Roederer, six millions de revenus et trois mille hommes de garde. Il s’installerait à Versailles et nommerait, ce serait sa fonction, les deux consuls.

Voilà le piège. Déconsidérer celui qui accepterait cette fonction sans pouvoir.

— Est-ce que je vous entends bien, Roederer ? On me propose une place où je nommerai tous ceux qui auront quelque chose à faire et où je ne pourrai me mêler de rien…

Il s’éloigne de Roederer, hausse le ton, si bien que les membres de la commission entendent.

— Le Grand Électeur, reprend-il, sera l’ombre, mais l’ombre décharnée d’un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d’un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Je ne ferai pas un rôle ridicule. Plutôt rien, que d’être ridicule.

 

Lorsque Sieyès se présente à la commission, Napoléon l’interpelle aussitôt, vivement :

— Comment avez-vous pu croire, citoyen Sieyès, qu’un homme d’honneur, qu’un homme de talent et de quelque capacité dans les affaires voulût jamais consentir à n’être qu’un cochon à l’engrais de quelques millions, dans le château royal de Versailles ?

— Vous voulez donc être roi, murmure Sieyès.

Mais il a déjà le ton d’un homme amer et défait.

Il s’est découvert. Il s’est perdu.

Il reste à conduire la charge, jour après jour, nuit après nuit. Napoléon inspire, corrige, anime les séances de travail. Il plie les résistances. Il convainc ou désarçonne.

Il regarde Sieyès qui, peu à peu, se désintéresse.

On vote : aux trois Assemblées, viendra s’ajouter un Conseil d’État, et, au sommet de l’édifice, un Premier consul, pierre angulaire, élu pour dix ans, dominant les deux autres consuls, qui n’ont que voix consultative. Habileté et ironie, Napoléon s’adresse d’une voix tranquille à Sieyès pour lui demander de proposer les noms des trois consuls.

Sieyès hésite, puis dit d’une voix lasse les noms de ceux que Napoléon attend : Napoléon Bonaparte, Cambacérès – qui a voté la mort du roi, avec sursis – et Lebrun, un proche des royalistes.

Napoléon se félicite de ce choix.

— Ni bonnet rouge, ni talon rouge, je suis national, dit-il. J’aime les honnêtes gens de toutes les couleurs.

Le texte de la Constitution sera soumis au vote du peuple. Et Napoléon en rédige le préambule. « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. ELLE EST FINIE. »

 

C’est la fin de l’année 1799. La fin du siècle. Napoléon est dans sa trentième année. Il entre dans le XIXe siècle comme un vainqueur.

Il ne se souvient pas de ses échecs, des assauts inutiles de Saint-Jean-d’Acre. Il lui semble qu’il suffit de vouloir avec obstination pour l’emporter. Les hommes qui se sont opposés à lui ont-ils donc eu si peu d’intelligence, si peu de volonté, ou si peu de courage ?

Il les observe, courtisans, serviles, avides. Il fait attribuer à Sieyès un bien national, le domaine de Crosnes, en « récompense nationale ». Cambacérès ? « C’est l’homme le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse. » Talleyrand ci-devant évêque d’Autun ? « Je sais qu’il n’appartient à la Révolution que par son inconduite. Jacobin et déserteur de son ordre dans l’Assemblée constituante, son intérêt nous répond de lui. »

Les yeux fixes, Napoléon écoute Talleyrand lui répéter :

— Je ne veux travailler qu’avec vous. Il n’y a point là de vaine fierté de ma part. Je vous parle seulement dans l’intérêt de la France.

Comment ne dominerais-je pas le grouillement de ces hommes-là ?

 

Ils se pressent tous aux réceptions qu’il donne comme Premier consul, dans les pièces du palais du Luxembourg. Ils quémandent un regard, lors des représentations à l’Opéra auxquelles il assiste. Joséphine, lorsqu’il est seul avec elle, lui rapporte ce que l’on dit dans les salons. Connaît-il le quatrain qu’on murmure à Paris ? Il écoute.

Sieyès à Bonaparte a fait présent du trône

Sous un pompeux débris pensant l’ensevelir

Bonaparte à Sieyès a fait présent de Crosnes

Pour le payer et l’avilir…

Elle rit. Sait-il qu’on dit aussi que les deux consuls, Cambacérès et Lebrun, sont comme les deux bras d’un fauteuil dans lequel il est assis ?

Elle voudrait l’entraîner dans leur chambre, mais il l’abandonne. Il lui faut réfléchir.

Dans son cabinet de travail, il lit les rapports de police. L’opinion lui est favorable. Dans un théâtre où l’un des acteurs déclame, à propos d’un personnage de la pièce : « Par son courage, de la mort et du pillage il nous a tous préservés », les spectateurs se sont levés et ont applaudi longuement, certains criant : « Vive le Premier consul ! »

 

Il doit à tout prix préserver, entretenir ce sentiment de l’opinion.

Un matin, alors qu’il rentre un peu grisé par les acclamations qui ont accompagné sa longue cavalcade dans les rues de Paris, Roederer lui a dit d’un ton précautionneux : « Les acclamations que vous avez entendues ne sont rien en comparaison de celles qu’a excitées La Fayette en 1789 et 1790. »

Et quelques mois plus tard, La Fayette était contraint de s’exiler.

Il faut toujours consolider une victoire.

Le 16 janvier 1800, il convoque un Conseil secret. Il faut parler des journaux, dit-il. Ils font l’opinion de milliers de personnes.

« Qu’est-ce qu’un journal ? Un club diffus. Un journal agit sur ses abonnés à la manière d’un harangueur de club sur son auditoire. »

À quoi servirait d’interdire les discours, qui ne touchent que quelques centaines de personnes, si on laisse circuler les quotidiens, qui en influencent cent fois plus ? Il faut donc supprimer les journaux indociles. Il faut que les rédacteurs soient « des hommes attachés ». Le Conseil approuve, rédige un décret qui supprime soixante journaux sur soixante-treize.

En sortant, il prend le bras de Bourrienne, et murmure : « Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai pas trois mois au pouvoir ! »

Quel aurait été, dès lors, le sens de toutes les batailles qu’il a menées ? À quoi eût servi de vaincre ?

Souvent, dans les soirées au palais du Luxembourg ou à la Malmaison, lorsque Joséphine va de l’un à l’autre des invités, habile et attentive avec chacun, qu’il ait été régicide ou émigré, il écoute les récits de la période révolutionnaire, dont il se rend compte qu’il n’a connu que quelques épisodes. Il a vécu, durant ces dix années, de 1789 à 1799, le plus souvent hors de France. Ce qu’il entend le conforte dans l’idée que, s’il veut étayer son pouvoir, il lui faut être celui qui incarne le retour à l’ordre, à la sécurité, à la paix, après la décennie de la Révolution.

Quand il apprend que Washington est mort, le 14 décembre 1799, il saisit l’occasion.

« Je veux, dit-il à Talleyrand, un deuil national de dix jours, une crémation solennelle au Temple de Mars (l’ancienne église des Invalides). »

Il faut qu’il devienne, dans l’opinion, le Washington de ce pays, celui qui rassemble.

Jacobins ? Émigrés ? « Je me sers de tous ceux qui ont la capacité de marcher avec moi… Des places seront ouvertes aux Français de toutes les opinions, pourvu qu’ils aient des lumières, de la capacité et des vertus. »

 

Il sait qu’il ne suffit pas de réprimer, de proscrire. Il faut rallier et séduire.

Il écrit au général Jourdan. « Vous avez été froissé dans la journée du 19 brumaire ? Enfin voilà les premiers moments passés, et je désire bien vivement voir constamment le vainqueur de Fleurus sur le chemin qui conduit à l’organisation, à la véritable liberté, au bonheur. »

À un député des Cinq-Cents qui a été proscrit après brumaire, il dit : « Venez à moi, mon gouvernement sera celui de la jeunesse et de l’esprit. »

Ce serait si simple, si le pays avait l’unité et la discipline d’une armée ! C’est sa conviction. Son habileté aussi.

« Le simple titre de citoyen français, dit-il, vaut bien sans doute celui de royaliste, de clichien, de jacobin, de feuillant, de ces mille et une dénominations qu’enfante l’esprit de faction et qui depuis dix ans tendent à précipiter la nation dans un abîme d’où il est temps enfin qu’elle soit tirée pour toujours. »

Il n’ignore pas que, chaque jour, Joséphine reçoit des parents d’émigrés qui veulent obtenir leur radiation de la liste d’émigration. Il connaît les démarches qu’elle entreprend auprès des ministères. Elle tisse pour lui cette toile qui s’étend loin, aux familles de Montmorency, Ségur, Clermont-Tonnerre. Qu’elle continue donc de les accueillir chaque matin dans son salon. Qu’on dise d’elle qu’elle est royaliste ? Qu’importe ! Il tient les rênes du pays. Et il ne craint pas les critiques des « anarchistes », des « exclusifs », ces jacobins irréductibles. Leur heure est passée, pense-t-il. La France a connu le Comité de salut public, les Enragés et Robespierre. La menace jacobine, s’il a été bon de temps à autre de la brandir encore, n’est qu’un épouvantail.

 

Le péril royaliste est plus sérieux.

Les chouans se battent encore en Vendée. Il leur promet l’amnistie s’ils déposent les armes. Il laisse célébrer les messes le dimanche, jour qui pourtant est effacé des calendriers, puisque le décadi le remplace. Que faire avec les royalistes, sinon comme avec les autres hommes ? Les séduire, les acheter, les menacer et les réduire.

Lorsque Talleyrand, à la mi-décembre, lui annonce qu’Hyde de Neuville, un royaliste qui demeure à Paris, et Fortuné d’Andigné, un des chefs chouans, souhaiteraient le rencontrer, pourquoi hésiter à les recevoir ?

Talleyrand introduit les deux hommes, avec sa politesse d’Ancien Régime. Napoléon est courtois et compréhensif.

Il lit, dans les yeux de D’Andigné et de Neuville, l’étonnement. Les deux royalistes ont l’allure soignée d’aristocrates et il a, à dessein, choisi une tenue négligée, une tunique de couleur verdâtre. Mais, en quelques minutes, il impose son ironie mordante, son cynisme.

— Vous me parlez toujours du roi, vous êtes donc royalistes ? demande-t-il.

Il s’étonne. Comment peut-on suivre un prince qui n’a pas eu le courage de prendre une barque de pêcheur pour rejoindre ses fidèles qui combattent ? Que vaut un roi qui n’a jamais tiré l’épée ?

— Mais moi, je ne suis pas royaliste, conclut-il.

Il s’approche de la cheminée, se tourne brusquement vers d’Andigné.

— Que voulez-vous être ? interroge-t-il. Voulez-vous être général ? préfet ? Vous et les vôtres, vous serez ce que vous voulez être.

Une fois l’appât jeté, il faut attendre. Mais ces deux hommes ne semblent pas tentés. Il faut les flatter, leur dire qu’on comprend leur combat, qu’on est prêt à rétablir les libertés religieuses.

— Moi aussi, je veux de bons prêtres. Je les rétablirai. Non pas pour vous, mais pour moi…

Il jette un coup d’oeil à Hyde de Neuville. Celui-ci a l’air plus roué que d’Andigné. Il faut essayer d’établir avec lui une complicité.

— Ce n’est pas que nous autres nobles ayons beaucoup de religion, reprend-il, mais elle est nécessaire pour le peuple.

Ils se taisent. Alors il faut les menacer.

— Si vous ne faites pas la paix, je marcherai sur vous avec cent mille hommes. J’incendierai vos villes, je brûlerai vos chaumières.

Il s’interrompt, change de ton.

— Il n’a déjà que trop coulé de sang français depuis dix ans. Il tourne le dos. L’entretien est terminé.

Maintenant il faut agir, puisque la séduction et la menace n’ont pas réussi. Il faut exiger la soumission des insurgés.

« Il ne peut plus rester armés contre la France que des hommes sans foi et sans patrie, de perfides instruments d’un ennemi étranger. » Il faut renforcer les troupes pour appuyer les mots.

En janvier 1800, les premières redditions ont lieu. Cadoudal, l’un des chefs chouans les plus déterminés, renonce lui-même à la lutte en février.

 

Napoléon ne manifeste aucune joie, comme si, dans la tâche qui est la sienne, il savait qu’il n’y a pas de fin.

Il doit organiser l’administration des départements, recevoir un matin les banquiers, obtenir d’eux un prêt de trois millions. Il doit reprendre en main les armées, flatter les généraux, surveiller Augereau, Moreau surtout, le plus habile, le plus glorieux. Lui laisser entendre qu’il a la meilleure part, et le lui écrire : « Je suis aujourd’hui une espèce de mannequin qui a perdu sa liberté et son bonheur. J’envie votre heureux sort : vous allez, avec des braves, faire de belles choses. Je troquerais volontiers ma pourpre consulaire pour une épaulette de chef de brigade sous mon ordre. »

Moreau ne sera sans doute pas dupe et pourtant il ne s’agit pas que de mots habiles, ceux qu’un renard adresse à un corbeau.

Napoléon, dans le cabinet de travail du rez-de-chaussée, là où il a reçu Hyde de Neuville et d’Andigné – et Fouché lui a rapporté qu’on soupçonne le général Moreau d’entretenir des liens avec les royalistes, peut-être Georges Cadoudal –, éprouve la sensation du vide en lui.

Il a la nostalgie de l’intensité des veilles de bataille, de la fusion qui s’opère alors entre les hommes, soldats et officiers, et de la force invincible qu’ils imaginent représenter au moment où, dans un même élan, ils chargent.

Il voudrait retrouver cela. Il cherche en vain cette émotion depuis qu’il est Premier consul, parce que, dans l’administration des hommes, dans le gouvernement des choses qu’implique sa charge, la « fusion » n’est qu’un mirage qu’on poursuit.

Il revient donc souvent aux questions militaires. D’ailleurs, qui peut croire que la paix va s’établir sans nouvelles victoires ?

« Vive Bonaparte ! Vive la paix ! » lance-t-on pourtant sur son passage.

Chaque fois qu’il entend la foule crier ainsi, Napoléon se raidit. C’est cela qu’ils veulent ! Et lui aussi ! Mais sans illusion.

Il a écrit au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III, qui n’est pas un ennemi, en lui renouvelant des « voeux sincères pour la prospérité et la gloire de Votre Majesté ».

Il a écrit à l’empereur d’Autriche François II : « Étranger à tout sentiment de vaine gloire, le premier de mes voeux est d’arrêter l’effusion de sang qui va couler. »

Il a écrit à George III, roi d’Angleterre : « La guerre, qui depuis huit ans ravage les quatre parties du monde, doit-elle être éternelle ? N’est-il donc aucun moyen de s’entendre ?… La France et l’Angleterre, par abus de leurs forces, peuvent longtemps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder l’épuisement ; mais j’ose le dire, le sort de toutes les nations civilisées est attaché à la fin d’une guerre qui embrase le monde entier. »

 

La paix !

Il place sur sa table les courriers de ces agents que Talleyrand et Fouché entretiennent dans les différents pays d’Europe ou dans les milieux de l’agence royaliste de Paris. À Londres, à Vienne, on se moque de son désir de paix. Pitt affirme que le moyen le plus sûr de l’établir serait la restauration de la royauté à Paris. Et il a ajouté que le Premier consul est « le fils et le champion de toutes les atrocités de la Révolution ! »

Que faire alors ?

Réorganiser l’armée, créer une armée de réserve que l’on pourra déplacer rapidement d’un front à l’autre et, surtout, penser au soldat, car tout dépend de lui. On ne peut vaincre que s’il accepte de mourir. Pour cela, il faut qu’il croie à son chef, qu’il le voie près de lui, qu’il soit récompensé lorsqu’il accomplit un acte de bravoure.

Napoléon crée des distinctions – fusils, trompettes, baguette d’honneur – pour les grenadiers, les cavaliers, les tambours. Il s’emporte quand un membre de l’Institut parle avec dérision de ces « hochets de vanité ».

« C’est avec des hochets qu’on mène les hommes, répond-il… Croyez-vous que vous feriez battre des hommes par l’analyse ? Jamais. Elle n’est bonne que pour le savant dans son cabinet. Il faut au soldat de la gloire, des distinctions, des récompenses. »

Joséphine a reçu à sa table les deux grenadiers qui, au château de Saint-Cloud, le 19 brumaire, se sont placés entre Napoléon et les députés des Cinq-Cents et l’ont protégé. Elle a, à la fin du déjeuner, glissé au doigt de celui qui a eu son uniforme déchiré par des poignards, le grenadier Thomé, un diamant de deux mille écus ! Et elle l’a embrassé.

Voilà comment il faut agir avec les hommes. Les récompenser et les flatter. La garde des consuls est habillée d’uniformes neufs, chamarrés. Elle est commandée par Murat, qui vient d’épouser Caroline Bonaparte. C’est la Garde qui parade le jour où l’on proclame les résultats du plébiscite sur la Constitution – 3 011 007 citoyens ont approuvé, contre 1 562 non. Ici et là, les abstentions étaient si nombreuses qu’il a fallu bourrer les urnes de oui.

C’est ainsi qu’on gouverne !

Il dit à Bourrienne, qui lui a communiqué ces chiffres : « Il faut parler aux yeux, cela fait du bien au peuple. »

Et, s’approchant de la fenêtre, regardant le jardin qui entoure le palais du Luxembourg, il ajoute : « À l’armée, la simplicité a sa place ; mais, dans une grande ville, il faut que le chef d’un gouvernement attire à lui les regards par tous les moyens possibles !

Sa décision est prise : il s’installera aux Tuileries.

 

Le 19 février 1800, le cortège des voitures quitte le palais du Luxembourg pour se rendre à celui des Tuileries, remis en état.

Les salves d’artillerie retentissent. Trois mille hommes de troupe, musique militaire et immense tambour-major jonglant avec sa canne, cavalerie, précèdent la voiture des consuls tirée par six chevaux blancs, cadeau de l’empereur d’Autriche lors de la signature de la paix de Campoformio.

Napoléon est vêtu d’un costume rouge brodé d’or.

Tout au long du trajet par les quais jusqu’aux guichets du Louvre, la foule est immense. Elle crie : « Vive Bonaparte ! » Sur la place du Carrousel, les troupes sont alignées. Napoléon monte à cheval, les passe en revue.

Il lève la tête. Il lit sur l’un des corps de garde construits sous la Révolution :

Le 10 août 1792, la royauté en France est abolie et ne se relèvera jamais.

Il fait un signe pour que commence le défilé et, quand passent devant lui les demi-brigades dont les drapeaux sont lacérés, il se découvre longuement. La foule, agglutinée jusque sur les toits, l’acclame.

Puis il entre dans le château des Tuileries.

Il monte au premier étage. C’est là qu’il a décidé de s’installer, dans les anciens appartements de Louis XVI et de sa famille. Joséphine est au rez-de-chaussée.

Il parcourt les pièces avec Roederer. Elles sont immenses et sinistres.

— Général, cela est triste, dit Roederer.

— Oui, comme la gloire.

Napoléon tourne le dos, s’isole. Une nouvelle fois le vide. Il entre dans la chambre de Joséphine, et il a un éclair de gaieté en la voyant debout au pied du lit.

— Allons, petite créole, lui lance-t-il, couchez-vous dans le lit de vos maîtres.

Mais Joséphine ne sourit pas. Elle veut parler. Il l’en empêche. Il n’a que faire de ses craintes devant le souvenir des rois, il ne veut pas entendre ses pressentiments.

Il est ici aux Tuileries, lui qui a, le 10 août 1792, traversé ces salles pleines d’une populace en furie.

Il y a moins de huit ans de cela.

 

Le lendemain, tôt, il parcourt la galerie de Diane où il a fait placer les bustes des grands hommes qu’il admire le plus, de Démosthène à Brutus, de César à Washington, de Frédéric II à Mirabeau. Il marche à pas lents, s’arrêtant devant chaque visage.

Il évoque le cortège de la veille, les folles acclamations de la foule quand il s’est découvert devant les drapeaux.

— La joie du peuple était vraie, dit-il à Bourrienne qui l’accompagne. Et d’ailleurs, consultez le grand thermomètre de l’opinion, voyez le cours des rentes : à onze francs le 17 brumaire, et aujourd’hui à vingt et un francs ! Avec cela, je puis laisser caqueter les jacobins. Mais qu’ils ne parlent pas trop haut.

Il revient sur ses pas, s’immobilise devant le buste d’Alexandre puis celui d’Hannibal, et à nouveau devant celui de César.

— Bourrienne, dit-il, ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries ; il faut y rester.

Il regarde vers la place du Carrousel. Il aperçoit l’inscription qui célèbre le 10 août.

— Qui est-ce qui n’a pas habité ce palais ? murmure-t-il. Des brigands, des conventionnels.

Il tend le bras. C’est de là, à la fenêtre de la maison du frère de Bourrienne, qu’il a vu assiéger les Tuileries, puis capituler Louis XVI.

Il lance :

— Qu’ils y viennent !