29.

Cela fait plus de deux mois que Napoléon a quitté Saint-Cloud. Il lui semble, en parcourant les galeries, qu’il est rentré dans le château de la Belle au bois dormant ! Il s’emporte. Que font les aides de camp ? Il houspille Constant et Roustam pour qu’on lui apporte un uniforme et qu’il quitte cette tenue pleine de la poussière du voyage. On le servira ici, dans son cabinet de travail. Il déjeunera de deux oeufs au miroir, d’un morceau de parmesan et d’un verre de chambertin.

Il avale à la hâte les oeufs. Croit-on que l’on gouverne en paressant ? Il a souvent le sentiment qu’il est le ressort unique de ce gouvernement, de ce pouvoir.

Il s’indigne à la lecture des premières dépêches. Comment ? ! Pie VII n’a pas encore envoyé une réponse officielle à l’invitation qu’on lui a adressée ? ! Le pape ne se mettra donc pas en route avant la fin du mois, et le sacre ne pourra avoir lieu pour l’anniversaire du 18 Brumaire ! Qu’on presse le souverain pontife. Le temps manque toujours, il faut le dévorer avant qu’il vous dévore. Il faut agir comme si l’ennemi allait fondre sur vous.

Il lit rapidement les rapports de Fouché et des espions de police. De son ton sarcastique, Fouché rapporte les activités du chargé d’affaires anglais à Hambourg, un certain Rumbold, qui reçoit les émigrés, entretient un réseau royaliste, paie les uns et les autres. Et l’on tolère cela ! Il suffit d’enlever Rumbold, de le transporter à Paris, de le faire parler. Il livrera ses agents. Ces hommes-là ne sont pas courageux, et nous sommes en guerre. Il faut agir sur les Russes, sur ce tsar qui se rapproche de l’Angleterre et dont Londres paie les conseillers et l’entourage. Qu’attend-on pour intervenir ?

 

Voici Fouché qui me questionne comme si je rentrais d’un voyage d’agrément !

Fouché écoute avec son air un peu dédaigneux et supérieur.

Il n’est pas favorable, dit-il, à une action brutale contre Rumbold, qui est accrédité auprès du roi de Prusse. Ce dernier protestera. Quant au tsar, il sera indigné par les tentatives d’influencer sa Cour, ses proches. Donc, tout cela lui paraît impossible et risqué.

Napoléon bondit. Il n’éprouve aucune fatigue de ce long voyage. Mais qu’ont-ils donc tous, ces dormeurs, ces prudents ? !

— Quoi ? ! s’exclame-t-il. Un vétéran de la Révolution comme vous est donc si pusillanime ? !

Il prise. Il marche en tous sens, pour se calmer.

— Ah ! Monsieur, reprend-il, est-ce à vous d’avancer qu’il est quelque chose d’impossible ! À vous…

Il s’approche de Fouché, le toise, l’oblige à détourner les yeux.

— À vous, qui depuis quinze ans avez vu se réaliser des événements qui, avec raison, pouvaient être jugés impossibles ?

Il pointe son doigt vers Fouché.

— L’homme qui a vu Louis XVI baisser sa tête sous le fer d’un bourreau ; qui a vu l’archiduchesse d’Autriche, reine de France, raccommoder ses bas et ses souliers en attendant l’échafaud ; celui, enfin, qui se voit ministre quand je suis Empereur des Français, un tel homme devrait n’avoir jamais le mot « impossible » à la bouche !

Il fixe Fouché, qui n’est pas homme à se démonter. Le ministre répond d’ailleurs d’une voix impertinente :

— En effet, j’aurais dû me rappeler que Votre Majesté nous a appris que le mot « impossible » n’est pas français.

Qu’il exécute donc mes ordres.

 

Napoléon s’apaise. Cette journée d’octobre est douce, à peine voilée par quelques nuages étirés qui annoncent peut-être la pluie pour la nuit.

La nuit.

Il quitte son cabinet de travail et, d’un pas rapide, se rend dans les appartements de Joséphine. Les dames du Palais sont là. Il aperçoit Mme Duchâtel, Mme de Vaudey qui, audacieuse, lui fait un signe d’intelligence.

Il surprend le regard de Joséphine.

Peut-être sait-elle déjà ? Elle a l’intuition des femmes jalouses et anxieuses. Elle doit accepter ce que je suis.

Il répond d’un sourire à Mme de Vaudey et, sans un mot, il regagne son cabinet de travail.

Cette nuit, dit-il à Constant, « Mme de Vaudey ».

Il s’assied à sa table.

 

Il lit rapidement le rapport que lui adresse Portalis sur les résultats du plébiscite et, à chaque chiffre lu, il pousse une exclamation. Le total est de 2 962 458 votes, dont 120 302 pour l’armée de terre, et 16 224 pour l’armée de mer. Qu’est-ce cela ? !

Il prend sa plume, raye les derniers résultats, écrit 400 000 et 50 000, refait l’addition et pose pour total 3 400 000 votes. Il n’a pas modifié les 2 567 non. Portalis n’a-t-il pas compris que les nombres n’ont qu’une importance visuelle ? Peut-on laisser penser aux Anglais qu’il n’y a que 130 000 oui dans les armées ? ! Ces sénateurs, ces ministres, ces conseillers d’État qui n’existent que parce qu’il les a faits ne comprennent-ils donc pas que le pouvoir est d’abord une question d’apparence ? Il y a les mots. Et puis il y a les armes.

Ce sont mes résultats, que le Sénat proclamera avec la solennité nécessaire le 6 novembre. Qui s’avisera de les contester ? Je suis l’Empereur, le plébiscite n’a eu lieu que pour confirmer ce qui est. Autant que la confirmation soit éclatante.

La vérité ? Qu’est-ce que la vérité ? Ne suis-je pas l’Empereur des Français ?

 

Il songe aux jours à venir.

Il faudra que, dans le plus éloigné des villages, la plus reculée des vallées, on sache que je suis l’Empereur et qu’on raconte aux veillées la cérémonie du sacre comme on allait répétant qu’à Reims le roi guérissait, à la sortie de la cathédrale, les malades qu’il touchait.

Il veut tout voir. Le trajet et la composition du cortège, la place de chacun dans la nef de Notre-Dame, les uniformes des dignitaires. Il dresse la liste des personnalités qui assisteront à la cérémonie, et celle des délégations venues de tout l’Empire, et une fois l’acceptation du pape acquise, le 29 octobre, il s’impatiente du retard du souverain pontife à le rejoindre à Paris.

Le pape, après tout, n’est qu’un homme comme un autre. Et qui doit se plier à ce que j’exige, puisqu’il y trouve son intérêt.

Il écrit au cardinal Fesch, son grand-oncle, ministre plénipotentiaire à Rome, qui va faire le voyage de Rome à Paris en compagnie de Pie VII.

« Il est indispensable que le pape accélère sa marche. Je veux bien différer encore jusqu’au 2 décembre, pour tout délai. Et si, à cette époque, le pape n’était point arrivé, le couronnement aurait lieu, et l’on serait forcé de remettre le sacre. Il est impraticable de retenir si longtemps à Paris les troupes qui y sont appelées et les députations des départements, ce qui fait cinquante mille personnes. »

 

Il voudrait ne pouvoir compter que sur lui-même. Alors, il lèverait tous les obstacles. Mais il y a les autres, avec leur nonchalance, leurs aveuglements et même leurs jalousies et leurs haines. Leur avidité.

Souvent, il les fuit. Il galope seul, fouetté par le vent, serrant entre ses jambes son cheval et l’éperonnant.

Si les autres avaient la force et la docilité d’une monture, le gouvernement des hommes et des choses serait simple.

Il pense à cela chaque fois qu’il chasse dans les bois de Saint-Cloud ou chevauche en avant de sa suite, force le gibier que les chiens débusquent. Il aime ces courses. Durant quelques heures, il oublie les dossiers, le sacre même, tout à cette guerre entre lui et le gibier. Cette fatigue est saine. Elle le libère et l’apaise. Elle le revigore.

Au retour, il appelle Roustam, réclame un bain chaud, puis il attend la femme convoquée. Mme de Vaudey entre. Elle minaude, comme une coquette. Elle se fait tendre, mais c’est pour présenter un mémoire où sont consignés ses dettes et les noms de ses créanciers. Il paie. Un rapport de police l’avertit que Mme de Vaudey joue de grosses sommes. Pourquoi faudrait-il que je paie cher ce qu’on trouve à si grand marché ? dit-il à Duroc.

Un jour, un aide de camp lui apporte une lettre qu’il lit, ému, inquiet. Mme de Vaudey s’apprête à se tuer puisque l’Empereur ne la reçoit plus. Il mande Rapp chez la dame. Elle mène grande partie autour d’une table de jeu, joyeuse et insouciante.

On ne se moque pas de moi. Qu’on lui ôte sa charge et lui interdise de reparaître à Saint-Cloud ou aux Tuileries.

 

Pourquoi faut-il que je doive ainsi, moi, piétiner dans ces médiocres petitesses parce que je veux simplement vivre selon ma loi, en essayant d’être juste ?

Il reçoit Marie-Antoinette Duchâtel, si différente de Mme de Vaudey, si aimante. Il la comble de cadeaux, parce qu’elle est désintéressée. Il couvre d’honneurs M. le baron Duchâtel, parce qu’il est un bon directeur de l’Enregistrement, un fonctionnaire efficace et un mari courtois, complaisant par aveuglement.

Une nuit, qu’il partage avec Mme Duchâtel, on frappe à la porte du petit escalier. Napoléon se dresse. Il reconnaît la voix de Joséphine. Marie-Antoinette Duchâtel se drape, se cache le visage. Joséphine martèle durement la porte. Mme Duchâtel pleure.

Quelle est cette farce dans laquelle on le jette ?

Il ouvre brutalement. Joséphine l’injurie, insulte Marie-Antoinette Duchâtel. Il crie. De quel droit cette intrusion ? Joséphine pleure à son tour, fuit. Il la poursuit. Il ne supporte pas qu’ainsi on le ridiculise à ses propres yeux, qu’on essaie de l’entraver. Divorce ! hurle-t-il dans l’appartement de Joséphine. Elle sanglote. Pas de pitié, puisqu’elle le soumet au joug de sa jalousie. Si on l’attaque, il se défend. Il va écouter, l’avertit-il, ceux qui lui conseillent de prendre une épouse capable de lui donner des enfants.

Il sort. Il enrage. Joséphine imagine-t-elle qu’elle va le soumettre à sa loi de vieille épouse, de femme jalouse ?

Il rencontre Eugène de Beauharnais. Il aime le fils de Joséphine, homme droit et courageux. Il a du mal à prononcer devant lui les mots « divorce », « dédommagements ».

— À ce moment qu’un tel malheur va tomber sur ma mère, je n’accepterai rien pour moi, dit Eugène.

Napoléon lui tourne le dos.

Divorce : est-ce juste ?

Il s’en va à grands pas, prisant d’un geste saccadé et répété.

 

Il pense sans cesse à cela.

Il a entendu, au baptême de Napoléon-Louis, le deuxième fils d’Hortense et de Louis, Joseph et ses soeurs se moquer de Joséphine.

Pourquoi est-il blessé comme si c’était lui que l’on insultait ?

On lui rapporte que Joseph s’en va partout proclamer dans Paris qu’il est le successeur désigné de Napoléon et que Joséphine ne participera pas à la cérémonie du sacre, qu’elle va être répudiée.

Pourquoi ce marécage où on le contraint de patauger ?

Que croit donc Joseph ? Qu’il a des droits sur moi ? Au nom de quoi, qu’a donc fait mon frère pour prétendre à cela ? Pourquoi Roederer, dans le rapport sur les résultats du plébiscite, qu’il a préparé pour le Sénat, fait-il une telle place à Joseph ? Que veut mon frère aîné ? me dominer ? me remplacer ? Pense-t-il que le titre de Grand Maître du Grand Orient de France lui donne le pouvoir de décider de l’avenir ? Il faut savoir ce qu’il cache.

Le 4 novembre 1804, Napoléon convoque Roederer à Saint-Cloud.

 

Il est onze heures. Napoléon regarde entrer Roederer. Il a confiance dans cet homme qu’on dit faire partie de l’entourage de Joseph. S’il ne l’avait pas été, aurait-il promis à Joseph une si grande destinée ?

— Eh bien, ce rapport ? l’interpelle Napoléon. Dites-moi la vérité, l’avez-vous fait pour moi ou contre moi ?

Roederer proteste de sa fidélité.

— Mais d’où vient donc que vous placez Joseph sur la même ligne que moi ? demande Napoléon. Mes frères ne sont rien que par moi. Ils ne sont grands que parce que je les ai faits grands.

Napoléon ajoute après quelques pas :

— Je ne peux pas souffrir qu’on mette mes frères à côté de moi sur la même ligne.

Il soupire. Les mots s’imposent, il les prononce enfin.

— Je suis juste, je l’ai été constamment depuis que je gouverne. C’est par justice que je n’ai pas voulu divorcer. Mon intérêt, l’intérêt même du système, demandait peut-être que je me remariasse. Mais j’ai dit : « Comment renvoyer cette bonne femme, à cause que je deviens plus grand ! Si j’avais été jeté dans une prison ou envoyé en exil, elle aurait partagé mon sort, et parce que je deviens puissant je la renverrais ? Non, cela passe ma force. J’ai un coeur d’homme ; je n’ai pas été enfanté par une tigresse. Quand elle mourra, je me remarierai, et je pourrai avoir des enfants. Mais je ne veux pas la rendre malheureuse. »

Il baisse la tête, se tait quelques minutes, puis dit :

— J’ai eu la même justice pour Joseph.

Il continue de marcher dans le cabinet de travail.

— Je suis né dans la misère, reprend-il. Joseph est né comme moi dans la dernière médiocrité ; je me suis élevé par mes actions ; il est resté au point où la naissance l’a placé.

Il s’approche de la fenêtre, montre la cour du château.

— Pour régner en France, dit-il, il faut être né dans la grandeur, avoir été vu dès l’enfance dans un palais avec ses gardes, ou bien être un homme capable de se distinguer lui-même de tous les autres.

Il parle. Il ne se doutait même pas qu’il avait tant de griefs contre Joseph, ce monsieur qui refuse les titres qu’on lui donne.

— Il ne veut pas être prince ? Est-ce qu’il prétend que l’État lui accorde deux millions pour se promener dans les rues en frac brun et en chapeau rond ?

La voix de Napoléon change. Il est hargneux.

— Les titres font partie d’un système, dit-il, et voilà pourquoi ils sont nécessaires.

Il revient vers Roederer.

— Vous ne me faites pas la grâce de m’accorder un peu d’esprit et de bon sens ? demande-t-il.

Pourquoi, explique-t-il, a-t-il attribué tous ces titres de maréchaux ? Parce que les généraux étaient attachés aux principes républicains. Il fallait qu’ils acceptent l’Empire.

— Ils se sont trouvés dans l’impossibilité de le refuser ou de le donner de mauvaise grâce quand ils ont vu qu’ils recevaient eux-mêmes un titre considérable.

Il s’écarte de Roederer.

— Que veut Joseph ? Prétend-il me disputer le pouvoir ? Je suis établi sur le roc.

Il écoute Roederer chercher des excuses à Joseph. Joseph serait malade. Napoléon hausse les épaules.

— Le pouvoir ne me rend pas malade, moi, car il m’engraisse. Je me porte mieux que jamais… Ma maîtresse, c’est le pouvoir, j’ai trop fait pour sa conquête pour me la laisser ravir, ou souffrir même qu’on la convoite…

Il a une moue d’amertume.

— Joseph a baisé ma maîtresse, murmure-t-il.

Puis il s’emporte.

— Le Sénat, le Conseil d’État seraient en opposition avec moi sans pouvoir me rendre tyran. Pour me rendre tyran, il ne faut qu’un mouvement de ma famille. Ils sont jaloux de ma femme, d’Eugène, d’Hortense, de tout ce qui m’entoure. Ma femme est une bonne femme qui ne leur fait point de mal. Elle se contente de faire un peu l’impératrice, d’avoir des diamants, de belles robes, les misères de son âge…

Il se tait, comme surpris par ce qu’il dit.

— Si je la fais impératrice, c’est par justice. Je suis surtout un homme juste. Il est juste qu’elle participe à ma grandeur… Oui, elle sera couronnée, dût-il m’en coûter deux cent mille hommes !

Il rugit.

— Elle est toujours en butte à leurs persécutions. Il est bien facile à M. Joseph de me faire des scènes. Quand il a terminé, il n’a qu’à s’en aller chasser à Mortefontaine et s’amuser. Moi, en le quittant, j’ai devant moi toute l’Europe pour ennemie.

Il lève les bras.

— Et puis, on me parle toujours de ma mort. Ma mort ! Toujours ma mort ! C’est une triste idée à me mettre toujours sous les yeux… Mais si je mourais demain, toute ma maison serait d’abord contre Joseph…

Il se calme un instant.

— Je puis renverser ce système, que j’aie des enfants ou non. Il faut que la chose marche ; César, Frédéric n’ont point eu d’enfants…

Il donne un soufflet amical à Roederer.

— Vous devez être pour moi, marcher pour moi…

Il a placé ses mains sous les basques de son habit.

Un aide de camp entre. Il est treize heures. La messe va être dite. On attend l’Empereur.

Napoléon sourit.

— Le système, répète-t-il.

 

Il a donc décidé que Joséphine serait couronnée avec lui.

Ils la jalousent. Ils la haïssent trop pour qu’il ne se sente pas blessé par leurs attaques. Il la défend pour se défendre. Pour se respecter.

À dîner, dans la grande salle à manger de Saint-Cloud, il écoute ses soeurs et la femme de Joseph criailler parce qu’elles doivent porter la traîne de Joséphine lors de la cérémonie du sacre à Notre-Dame.

Elles le feront. Elles plieront.

Je suis l’Empereur. Je le veux.