8.

C’est le 24 décembre 1800. Napoléon est assis devant la cheminée du salon des Tuileries. Il porte l’uniforme bleu à parement rouge et blanc de colonel de la Garde. Il a glissé sa main droite dans le gilet blanc. Le bicorne est enfoncé jusqu’aux sourcils. Il a les yeux clos. Il entend ce brouhaha. Joséphine et Hortense approchent, accompagnées de plusieurs généraux. Il reconnaît les voix de Lannes, de Berthier, de Lauriston, et celle de son aide de camp, Rapp. Il ne bouge pas. Il doit se rendre avec eux à l’Opéra, où l’on donne un oratorio de Haydn, La Création. Mais il aimerait demeurer aux Tuileries, prolonger seul, avec lui-même pour unique interlocuteur, ces conversations qui se sont déroulées toute la journée dans son cabinet avec les uns et les autres. C’est à lui de trancher. À lui, donc, d’analyser, de comprendre, et pour cela il faut « méditer » la guerre ! L’Angleterre voudra-t-elle jamais la paix alors que la France s’étend jusque sur la rive gauche du Rhin, ayant ainsi absorbé la Belgique et la Hollande ? Ce n’est pas lui, mais la Convention, qui a commencé cette expansion, ces guerres dont il a hérité ! Il est le légataire de ces ambitions-là. Il a remplacé devant l’échiquier le Comité de salut public, mais la partie était engagée bien avant lui ! Que faire ? Renoncer à ces territoires, c’est comme accepter qu’un Bourbon s’installe au faubourg Saint-Antoine ! Les conserver, c’est la guerre !

 

Joséphine chuchote quelques mots, insiste pour qu’il se rende à l’Opéra. Il travaille trop, dit-elle. La musique le distraira. Il se lève, descend l’escalier. L’escorte de grenadiers à cheval l’attend, les chevaux piaffent. Napoléon s’avance vers sa voiture, lève les yeux, aperçoit son cocher, César, qui paraît osciller sur son siège. Peut-être ivre.

Napoléon monte dans sa voiture. Les grenadiers prennent le trot, et la voiture suit à vive allure, empruntant peu après la rue Saint-Nicaise. Tout à coup elle s’élance, les chevaux au galop. Napoléon somnole. Un grenadier à cheval a donné ordre à un fiacre de s’écarter afin que la voiture du Premier consul puisse dépasser une charrette qui est arrêtée le long de la rue. Une fillette tient le cheval attelé par la bride à la charrette.

César a fouetté les chevaux dès que le passage a été dégagé. La voiture frôle la charrette puis tourne à gauche dans la rue de la Loi.

Brusquement, Napoléon a l’impression que l’on tire le canon près de lui. Il croit dans son demi-sommeil vivre une scène de bataille. Il se réveille. On entend des cris, des bruits de verre et des hennissements. Il se penche, il y a derrière lui dans le ciel une lueur rouge sombre.

La voiture s’arrête au débouché de la rue des Boucheries. Un officier s’approche. Napoléon a compris avant même que l’officier lui explique qu’il s’agit d’un attentat. Une charrette a explosé quelques minutes après le passage du Premier consul.

— Allez donner l’ordre, dit-il, que toute la garde des consuls prenne les armes, lance Napoléon.

On a donc voulu le tuer.

Il est calme et serein. Il se tourne vers un second officier.

— Allez dire à Mme Bonaparte de me rejoindre à l’Opéra.

Puis, d’un signe, il demande à César de repartir.

 

Une fois encore, la mort l’a simplement effleuré, comme pour lui rappeler la précarité de son pouvoir et la nécessité de ne jamais baisser sa garde.

Qui sont ceux qui ont voulu l’abattre ? Sans doute les complices des conspirateurs aux poignards, ces terroristes qui peut-être ont noué des liens avec des généraux jacobins, ces envieux, ces « vieilles moustaches » des campagnes de la République qui n’admettent pas le retour à la paix civile, à l’ordre, à la fusion de tous les Français. Et qui sait si, derrière eux, il n’y a pas Moreau ?

En descendant de voiture devant l’Opéra, Napoléon voit les généraux, les officiers qui accourent. La détonation énorme a été entendue dans tout Paris. Des maisons ont été éventrées, toutes les vitres du quartier et celles des Tuileries ont été brisées. On dénombre plusieurs tués, des blessés mutilés. Une femme a eu les deux seins arrachés par un morceau de fonte. On a découvert les restes épars d’une fillette.

Il faut écraser ces terroristes.

Il entre dans l’Opéra, pousse la porte de la loge.

— Ces coquins ont voulu me faire sauter, dit-il à Junot.

Puis il s’assied.

— Faites-moi apporter un imprimé de l’oratorio, ajoute-t-il d’une voix calme.

Mais tous les spectateurs sont debout, criant : « Vive le Premier consul ! » Les ovations sont si fortes qu’elles font trembler les murs de l’Opéra. À plusieurs reprises, Napoléon s’avance, et chaque fois qu’il se rassoit, les acclamations le contraignent à se lever de nouveau. Ce n’est qu’après plusieurs minutes qu’il peut commander à l’orchestre de commencer à jouer.

 

Il écoute quelques instants la musique. Une fois de plus, l’action de ses ennemis peut le servir s’il sait contre-attaquer, profiter de l’émotion pour agir.

Il quitte l’Opéra. Au fur et à mesure qu’il approche des Tuileries, la foule se fait plus dense. On l’acclame dès que l’on reconnaît sa voiture. Dans les salons des Tuileries, les proches s’empressent. Il voit Fouché, isolé, et le visage glabre, impassible du ministre de la Police l’irrite.

— Eh bien, lance-t-il, direz-vous encore que ce sont les royalistes, Fouché ?

Il n’aime pas cette réponse de Fouché qui s’obstine et reste calme, prétendant qu’il prouvera qu’il s’agit bien de royalistes.

Napoléon ne peut l’admettre. Il a, ces temps derniers, multiplié les gestes en direction des émigrés. Qui sont ces Ceracchi, Aréna, Topino-Lebrun, qui voulaient l’assassiner à l’Opéra, il y a peu ?

— Des jacobins, répète-t-il, des terroristes, des misérables en révolte permanente, en bataillons carrés contre tous les gouvernements.

Il marche à grands pas dans le salon. Ses familiers l’approuvent. Il est porté par ce murmure, par l’isolement de Fouché.

— On ne me fera pas prendre le change, il n’y a ici aucun chouan, ni émigré, ni ci-devant noble, ni ci-devant prêtre, martèle-t-il.

Ce sont des jacobins, des septembriseurs.

Il s’avance vers Fouché.

— J’en vais faire une justice éclatante…

Il est irrité que Fouché répète qu’il s’agit de chouans et qu’il en apportera la preuve dans les huit jours. Il lui tourne le dos.

 

Il reste éveillé une partie de la nuit.

Presque tout son entourage lui a conseillé de renvoyer Fouché et le préfet de police Dubois : le ministre se souvient d’avoir été terroriste, et le préfet est un incapable.

Mais il hésite. Il faut frapper les jacobins suspects de sympathie pour la conspiration des poignards et ne pas se laisser convaincre par Fouché, mais on peut le laisser agir.

Il faut en tout cas utiliser l’émotion populaire pour montrer qu’on est le rempart contre le retour des temps de la guillotine. Car s’il est une chose que les Français ne veulent plus, c’est cela.

Sa résolution est prise. L’attentat de la rue Saint-Nicaise doit devenir une arme entre ses mains pour réduire ses ennemis et rassembler les Français autour de lui.

 

Lorsqu’il descend dans la cour du palais des Tuileries pour assister à la grande parade des troupes, la foule l’acclame. Les officiers, dans les salles de garde du palais, font de même. Le président du Tribunat et les autorités municipales et départementales viennent l’assurer de leur zèle. Puis ce sont les membres du Conseil d’État et de l’Institut qui lui rendent hommage.

Les discours se succèdent, et les serments de fidélité se répètent. Il les observe, ces hommes aux paroles empressées et emphatiques. Il est sans illusion. Pour ces hommes-là, il n’est qu’un bouclier utile. Il faut les tenir par la peur qui les habite.

« Cette poignée de brigands m’a attaqué directement, dit-il. Cette centaine de misérables qui ont calomnié la liberté par les crimes qu’ils ont commis en son nom seront désormais mis dans l’impuissance absolue de faire aucun mal… Ce sont des septembriseurs, les restes de tous les hommes de sang qui ont traversé la Révolution dans le crime. »

Il n’y a toujours que Fouché qui continue de montrer son scepticisme et assure qu’il s’agit d’une machination royaliste.

On rapporte ses propos le soir dans le salon de Joséphine, où les femmes des généraux et des notables sont rassemblées et où Napoléon passe, interpellant le préfet de police Dubois : « À votre place, je serais bien honteux de ce qui est arrivé hier ! », puis lançant afin qu’on l’entende : « Fouché a ses raisons pour se taire ; il ménage les siens ; il est tout simple qu’il ménage un tas d’hommes couverts de sang et de forfaits ! N’a-t-il pas été un de leurs chefs ? Ne sais-je pas ce qu’il a fait à Lyon et à la Loire ? Eh bien, c’est la Loire et Lyon, qui m’expliquent la conduite de Fouché. »

Il regarde autour de lui.

Seule Joséphine défend Fouché, parce qu’elle pense que le ministre de la Police est hostile à une transformation du Consulat en monarchie, ce qui signifierait le désir d’un héritier et la répudiation de l’épouse qu’elle est. Mais tous les autres ont l’échine qui tremble au souvenir de la Terreur. Et il est bon qu’ils se souviennent. Il est utile que la France craigne un retour de la guillotine.

Bientôt, une liste de cent trente jacobins à déporter sera établie.

 

Napoléon, devant le Conseil d’État, parle d’une voix voilée par la colère et la détermination. Peu importe si ces jacobins-là ne sont pas impliqués directement dans l’attentat de la rue Saint-Nicaise, dit-il.

« Ce grand exemple est nécessaire pour rattacher la classe intermédiaire à la République. Il est impossible de l’espérer tant que cette classe se verra menacée par deux cents loups enragés qui n’attendent que le moment de se jeter sur leur proie… »

Il dévisage tout en parlant chacun des membres du Conseil d’État qui l’écoutent. Dans leurs yeux, il lit l’incertitude.

Ils ont à la fois peur des jacobins et peur de s’engager ! Couards !

« Je suis tellement convaincu de la nécessité de faire un grand exemple, que je suis prêt à faire comparaître devant moi les scélérats, dit-il alors, à les juger et à signer leur condamnation. Ce n’est pas, au surplus, pour moi que je parle ; j’ai bravé d’autres dangers, ma fortune m’en a préservé et j’y compte encore, mais il s’agit ici de l’ordre social, de la morale publique et de la gloire nationale. »

 

Les jacobins seront déportés aux îles Seychelles.

La vie sociale est une guerre. Ils me combattent, je les terrasse.

Sont-ils coupables de l’attentat de la rue Saint-Nicaise ?

Fouché demande à être reçu par les trois consuls. Napoléon va et vient, Fouché parle d’une voix égale.

— La police a travaillé, dit-il. J’ai promis une récompense de deux mille louis aux indicateurs.

Fouché ne laisse pas saisir son regard. Mais il suffit de l’entendre et de le voir pour comprendre qu’il a réussi dans son entreprise, qu’il va triompher.

La police, explique-t-il, à partir des restes déchiquetés de la jument à laquelle était attachée la charrette chargée d’explosif, rue Saint-Nicaise, a découvert le vendeur du cheval. Et a pu ainsi retrouver son acheteur, un certain François Carbon. On a identifié, toujours à partir des débris, le tonnelier qui avait cerclé les barils remplis de poudre. Les coupables sont trois chouans, des agents de Georges Cadoudal…

Fouché s’interrompt, fixe Napoléon, qui continue de marcher dans la pièce.

Ce sont, reprend Fouché, les royalistes François Carbon, Limoëlan et Saint-Réjeant.

— Celui-ci fut chef des chouans dans le département d’Ille-et-Vilaine. François Carbon, dit lentement Fouché, a été arrêté le 18 janvier, et Saint-Réjant, le 28. Limoëlan est toujours en fuite, mais il est traqué.

Des chouans, répète Fouché. La machine infernale est l’oeuvre d’une conjuration royaliste dont l’inspirateur est Georges Cadoudal.

— Qu’on le trouve, qu’on l’arrête, dit seulement Napoléon.

S’est-il trompé ? Fallait-il ne pas proscrire ces jacobins qui n’avaient en rien contribué à mettre sur pied cette « machine infernale » ?

Mais ne voulaient-ils pas, eux aussi, m’abattre ?

Ne sont-ils pas tout aussi dangereux, plus destructeurs, même, que les royalistes ?

Le 9 janvier, les jacobins compromis dans la conspiration des poignards ont été condamnés à mort. Pourtant leur complot n’a même pas eu un commencement d’exécution. La machine infernale de la rue Saint-Nicaise a, elle, causé la mort de vingt-deux personnes, et en a blessé cinquante autres.

 

À minuit, dans la nuit du 29 au 30 janvier 1801, se tient aux Tuileries un Conseil secret.

Napoléon préside, entouré des deux autres consuls et de quelques personnalités, Portalis, Talleyrand, Roederer.

On s’interroge sur le recours en grâce de quelques-uns des condamnés de la conspiration des poignards.

La grâce est rejetée pour tous.

Ils sont guillotinés le 31 janvier.

Napoléon a dit, devant le Conseil d’État, le 26 décembre, s’agissant de « la vengeance qui doit être éclatante pour un crime aussi atroce » :

— Il faut du sang.