9.

Napoléon s’arrête sur le seuil du salon où Joséphine, comme chaque soir aux Tuileries ou à la Malmaison, reçoit.

Il observe Laure Junot. Il l’a connue alors qu’elle était enfant. Mais il n’avait pas prêté attention à celle qui n’était pour lui, alors, que la fille de Mme Pernon, une amie des Bonaparte habitant Montpellier. Mme Pernon avait veillé Charles Bonaparte au cours de son agonie, dans cette ville en 1785. Napoléon lui avait à plusieurs reprises exprimé sa reconnaissance, et il avait même songé à l’épouser, bien qu’elle eût plusieurs années de plus que lui.

Il regarde Laure avec plaisir. Elle est vive, tout son corps exprime la verve et la vigueur. Est-elle belle ? Qu’est-ce que cela signifie ? Elle est fraîche, sans fard, noiraude aux mouvements vifs, à la taille un peu lourde parce qu’elle est enceinte, mais si plaisante à regarder, comme une plante vigoureuse et saine.

Il effleure des yeux Joséphine. Il a un pincement de désespoir et de colère. Elle est si maquillée, si pleine d’artifices, que parfois il désire presque, malgré lui, blesser, agresser cette femme vieillissante à laquelle il est attaché pourtant mais qui, si elle lui a donné du plaisir, si elle lui a été utile, l’a aussi trompé, humilié, et maintenant est incapable de donner naissance à un fils.

Il détourne les yeux, parce qu’elle l’a vu. Et il ne veut pas qu’elle devine ses pensées. Mais elle les connaît.

Dans le parc de la Malmaison, il y a deux jours, il l’a contrainte à une promenade en calèche avec Laure Junot. La propriété dépasse les trois cents hectares.

Il a remarqué la mine renfrognée de Joséphine quand elle est montée en voiture. Mais il a donné l’ordre au cocher de lancer la voiture et il a sauté à cheval, comme un jeune homme. Et après tout, il n’a pas encore trente-deux ans ! Joséphine est plus vieille que lui, il en a tellement conscience maintenant. Il regarde Laure Junot, qui est assise dans la voiture. Et la vivacité de la jeune femme l’enchante et l’agace.

Lorsque la voiture est arrivée devant un ruisseau, Joséphine a répété qu’elle ne voulait pas passer, qu’elle avait peur. Il a pris Laure dans ses bras, il a traversé à pied et il a ordonné au postillon de fouetter les chevaux. Joséphine a sangloté. Il s’est senti coupable et entravé par cette femme. Pourquoi lui n’aurait-il pas une épouse, une femme comme Laure Junot ?

— Tu es folle, a-t-il maugréé, parce qu’il a senti Joséphine jalouse de Laure.

Elle sait que parfois, tôt le matin, quand Laure séjourne seule à la Malmaison, Junot restant à son poste de commandement à Paris, Napoléon va la retrouver pour le plaisir de la voir et de la toucher comme un aîné espiègle dont les intentions et les gestes s’arrêtent au bord de l’équivoque.

— Tu sais que je hais comme la mort toutes ces jalousies, dit-il à Joséphine. Allons, embrasse-moi et tais-toi. Tu es laide quand tu pleures. Je te l’ai déjà dit.

Elle a séché ses larmes, mais elle n’a pas cessé d’être jalouse. De Laure Junot ou de Giuseppina Grassini.

 

Celle-là, l’Italienne, il va la chasser de Paris. Elle n’accepte pas de n’être qu’à lui, d’être ainsi contrainte de l’attendre dans la maison qu’il a voulue pour elle et où il la retrouve au milieu de la nuit, quand enfin il peut cesser de signer des courriers, d’écrire, de travailler avec les consuls, les aides de camp ou les ministres.

Giuseppina répète qu’elle s’ennuie. Et Fouché, avec cette habileté incomparable qui est la sienne, cet art de policier et de prêtre, a fait comprendre à Napoléon non seulement qu’il était imprudent par ces temps d’attentats d’aller rendre visite à la cantatrice, la nuit, accompagné seulement d’un domestique, mais que la Grassini se consolait en compagnie d’un violoniste, un certain Rode.

Il a fallu garder son sang-froid devant Fouché, mais le ministre n’a pas été dupe. De quoi, ou de qui l’est-il ? Cet homme est trop tortueux et trop intelligent pour qu’on lui fasse confiance, et pourtant, à cause de cela, il est indispensable. Pour l’instant.

Mais la Grassini, qu’elle s’en aille ! Après tout, ce n’est qu’une femme.

Il s’en veut d’avoir été autrefois à ce point soumis à une femme, amoureux de Joséphine. Il était si jeune, si naïf. Que connaissait-il des femmes et de son pouvoir ?

Il lui suffit maintenant de paraître à l’Opéra, dans un salon, ici, aux Tuileries, à la Malmaison, ou chez Cambacérès, ou chez Talleyrand, à Neuilly, pour qu’elles s’offrent. Et pourquoi les rejetterait-il ? Elles le désirent. Pour lui, pour de l’argent, pour la gloire. Et il a besoin d’elles. Elles sont, après l’aridité des conseils, des discussions sur la foi financière ou sur le code civil, après ce permanent voisinage avec la mort et la cruauté qu’est le pouvoir, son moment de paix.

Les portes sont fermées. Les chandeliers et les bougeoirs inondent la pièce d’une lumière vive. Elles sont là, offertes comme des villes ouvertes dont il n’est même pas besoin de faire le siège.

Il n’en aurait pas le temps, d’ailleurs. Heureusement, elles le devinent. Elles attendent un ordre.

Il aime leur soumission, leur abandon et ce jeu rapide, qu’avec elles il conduit à sa guise.

Cela n’a pas beaucoup d’importance. Il prend. Il récompense. Elles reviennent parfois.

Ainsi Mme Branchu, une cantatrice au corps généreux avec qui il a partagé quelques heures.

Cela compte si peu, en somme, qu’il peut parfois préférer le travail à une femme. Ainsi cette actrice, Mlle Duchesnois, qui vient au rendez-vous qu’il lui a fixé, se déshabille selon l’ordre qu’il donne à Constant, son premier valet de chambre, attend dans le lit, puis, au petit matin, reçoit du même valet l’ordre de se rhabiller !

La tête, cette nuit-là, était trop pleine de préoccupations pour permettre la moindre distraction.

Telle autre, Mlle Bourgoing, actrice elle aussi, arrive alors que son amant en titre, le brave Chaptal, ministre de l’Intérieur, est dans le bureau, parce que la discussion s’est prolongée. Si Chaptal se faisait quelque illusion – et il en avait, dit-on – sur la vertu de sa maîtresse, il est déniaisé. Dès qu’il a entendu annoncer le nom de Mlle Bourgoing, il a fermé ses dossiers dans un mouvement d’humeur, quitté le bureau et envoyé sa lettre de démission.

Et pour autant, Mlle Bourgoing n’a pas été reçue !

Elle ne le pardonne pas, médit, raconte, se répand en ragots et confidences, femme humiliée, ulcérée.

Mais ce n’est qu’une haine de plus. Être au pouvoir, c’est apprendre à être haï.

 

Napoléon entre dans le salon. Les têtes se tournent vers lui, les conversations s’interrompent un instant, puis reprennent plus bas.

Il s’approche de Caroline Murat. Mais Napoléon n’échange que quelques mots avec sa jeune soeur. Elle est comme ses frères, Lucien ou Joseph, ou sa soeur Pauline – avide. Jamais satisfaite de ce qu’elle a obtenu. Qu’imagine-t-elle ? Que le père a laissé en héritage le gouvernement de la France, et qu’il fallait se le partager entre tous ses enfants ?

C’est lui, Napoléon, qui a vaincu.

Mais c’est sa famille, et ce lien du sang, il ne peut ni ne veut le renier.

Il se tourne, regardant Hortense de Beauharnais qui bavarde avec Duroc, un aide de camp. À la manière dont elle lui parle, on devine qu’elle est attirée par cet officier. Plusieurs fois déjà elle a laissé entendre qu’elle voulait se marier. Mais Joséphine a d’autres projets. Elle pense, alors qu’ils se détestent, à un mariage avec Lucien Bonaparte, qui, depuis qu’il est ambassadeur en Espagne, accroît sa fortune qu’il avait commencé à accumuler lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Joséphine se souvient qu’elle a même envisagé d’unir Hortense et Louis. Ainsi, imagine-t-elle, les deux familles seraient définitivement nouées. Et l’héritier de Napoléon, puisque, ici et là, c’est la grande question qu’on pose, serait le fils d’Hortense !

Napoléon s’éloigne. Il se sent à la fois concerné par tout cela, et en même temps il est si loin de ces petites manoeuvres, si persuadé que sa destinée tracera l’avenir d’une manière imprévisible. Alors, pourquoi se laisser engluer dans ces projets de femme ? Pourquoi s’attarder à ces calomnies qu’on lui rapporte avec complaisance et qui suggèrent qu’il serait aussi l’amant d’Hortense ? Lui !

Il veut rejoindre le colonel Sébastiani, l’un de ceux qui, avec ses soldats d’Italie, le 19 brumaire, a dispersé les députés des Cinq-Cents. Voici Roederer qui parle système de finances. Napoléon se laisse prendre à la discussion.

« Je ne me fâche point qu’on me contredise, dit-il. Je cherche qu’on m’éclaire. Parlez hardiment, dites toute votre pensée : nous sommes ici entre nous, nous sommes en famille. »

Mais une nouvelle fois, comme dans les discussions avec les juristes à propos du Code civil, il a la certitude de saisir plus vite que les autres la question traitée. Peut-être ces savants oublient-ils l’expérience, le simple bon sens, ou n’ont-ils pas lu, comme lui, jadis, le code justinien, qui lui revient par pans entiers.

Tout à coup, il lance : « Il est plus facile de faire des lois que de les exécuter… C’est comme si vous me donniez cent mille hommes et que vous me disiez d’en faire de bons soldats. »

Il fait quelques pas, se retourne. Il faut savoir choquer, surprendre.

« Eh bien, reprend-il, je vous répondrai : “Donnez-moi le temps d’en faire tuer la moitié, et le reste sera bon.” »

Il aime voir ses interlocuteurs décontenancés, réduits au silence.

De plus en plus souvent, mais peut-être a-t-il toujours pensé cela, il a le sentiment qu’il est le seul à voir juste et loin. Que c’est en tout cas à lui de décider. Il le fait pour le code civil, la nouvelle législation financière, la construction de trois ponts à Paris, l’un qui doit aboutir au jardin des Plantes, un deuxième qui reliera l’île de la Cité à l’île Saint-Louis, le dernier permettant de passer du Louvre à l’Institut.

D’ailleurs, là où je ne commande pas, c’est l’échec.

En Égypte, ce qui reste de l’armée a été battu par les bataillons anglais débarqués. En Allemagne, Moreau – et avec quelles intentions – n’a pas poursuivi et détruit les Autrichiens qu’il avait vaincus.

Il faut qu’à chaque instant je sois l’impulsion pour décider d’ouvrir une route qui franchisse le Simplon, ou simplement pour inciter les femmes à choisir du linon plutôt que de la mousseline, et ce afin de relancer certaines manufactures !

L’exercice du pouvoir, ainsi, ne cesse jamais.

 

Le matin, à neuf heures, Napoléon entre dans la salle des Tuileries où le général Junot, premier aide de camp et commandant de Paris, lui présente ses rapports. Plusieurs officiers entourent Junot. Napoléon marche à grands pas, multipliant les prises de tabac. Le général Mortier, commandant la première division militaire, explique d’une voix hésitante qu’il s’est produit de nouvelles attaques de diligences par des brigands…

Napoléon l’interrompt, s’écrie :

— Encore des attaques de diligences, encore des vols des deniers publics ? Et l’on ne sait prendre aucune mesure pour empêcher ces délits ?

Mortier baisse la tête, silencieux.

Napoléon continue de marcher, parle en détachant chaque mot. Il parle fort, pour toute l’assistance, et on a cependant l’impression qu’il est seul, emporté par son raisonnement.

« Il faut, dit-il, faire du haut des diligences des espèces de petites redoutes. Il faut en former les parapets avec des matelas étroits et épais, pratiquer dans ces parapets des meurtrières et placer en arrière autant de soldats bons tireurs qu’il pourra en tenir. Allons, général, occupez-vous de hâter l’exécution des ordres. »

Il suit des yeux le général Mortier qui quitte la salle.

« J’aime le pouvoir, moi, mais c’est en artiste que je l’aime. Je l’aime comme un musicien aime son violon pour en tirer des sons, des accords et de l’harmonie. »

 

Comprennent-ils cela, ceux qui s’opposent à moi ?

Ils interviennent au Tribunal. Ils contestent l’utilité de mettre en place des tribunaux spéciaux. Ils murmurent. Qui sont-ils pour se permettre cela ?

« Ils sont douze à quinze métaphysiciens, bons à jeter à l’eau. C’est une vermine que j’ai sur les habits…, dit Napoléon à Roederer. Il ne faut pas croire que je me laisserai attaquer comme Louis XVI. Je ne le souffrirai pas. »

Que peuvent-ils, d’ailleurs, dès lors que le peuple m’acclame ? et que l’armée m’est fidèle ?

Et pour cela, il faut une paix victorieuse.

Elle semble encore difficile en ce début de l’année 1801. L’Autriche a été battue en Allemagne et en Italie. L’Angleterre est irréductible, mais on peut l’isoler par la paix et des alliances sur le continent et ainsi la menacer, la contraindre à traiter.

Napoléon écrit à Joseph, qui négocie à Lunéville avec M. de Cobenzl, représentant à Vienne.

« Que l’Autriche se hâte de devenir raisonnable… Faites sentir à M. de Cobenzl que tous les jours changent sa position, et si les hostilités recommencent, les bornes de ma puissance pourront bien être aux Alpes juliennes et à l’Isonzo… »

Cela, c’est pour Vienne. Reste le grand projet : réussir à devenir l’allié du tsar Paul Ier.

Napoléon reçoit ses envoyés, Kolytchef et le général Sprengportern. Il faut les accueillir avec considération aux Tuileries ou à la Malmaison, les éblouir.

Une alliance avec Saint-Pétersbourg, c’est la voie ouverte au rêve d’un partage, entre la France et la Russie, de l’Empire turc, l’hypothèse d’expéditions conduites de concert contre les Indes, la possibilité de tenir tout le continent européen entre les mâchoires de l’alliance, et de faire ainsi plier l’Angleterre. De la contraindre à reconnaître les acquisitions françaises de la rive gauche du Rhin, que depuis 1792 elle récuse.

Napoléon s’avance vers le général Sprengportern, qu’il a invité à dîner aux Tuileries. L’envoyé russe est très entouré. Près de lui, se trouve l’ambassadeur de Prusse en France, qui est le marquis de Lucchesini. Et la Prusse peut aussi être sur le continent l’un des alliés.

Il faut étonner ces diplomates, leur montrer la richesse et la force.

Napoléon a revêtu l’habit rouge brodé d’or de Premier consul. Il porte, suspendue à son baudrier, une épée richement ornée. Il la décroche, la tend au général Sprengportern, lui explique qu’il a fait enrichir l’arme des plus beaux diamants de la couronne, le diamant du Sancy au pommeau, celui du régent sur la coquille. L’épée passe de main en main, revient à Napoléon, qui la suspend d’un geste lent.

« On n’a rien fondé que par le sabre », dit-il.

 

Quelques jours plus tard, Louis XVIII, qui s’était réfugié à Saint-Pétersbourg, est invité par le tsar Paul Ier à quitter la ville. Et Joseph peut annoncer à Napoléon que l’Autriche a signé à Lunéville le traité de paix, qui reprend pour l’essentiel celui de Campoformio et confirme donc la cession de la rive gauche du Rhin à la France. Anvers, « ce pistolet chargé sur le coeur de l’Angleterre », reste sous le contrôle français. La République cisalpine s’agrandit. La France peut intervenir dans les affaires allemandes.

Napoléon est l’héritier fidèle de la politique révolutionnaire.

Au sud de l’Europe, l’Espagne, prenant acte du traité de Lunéville, signe le traité d’Aranjuez. Madrid s’engage à faire la guerre au Portugal, allié de l’Angleterre. En Italie, Parme et Plaisance sont cédées à la France.

 

À l’annonce de la signature du traité de Lunéville, Paris, qui fête le carnaval, retentit de cris de joie.

Napoléon se présente à la fenêtre de son cabinet de travail des Tuileries. Il voit cette foule, semblable à celle qui s’était rassemblée au lendemain de Marengo. Il donne l’ordre aux musiques de la Garde et de la garnison de Paris de jouer pour animer dans les rues un grand bal populaire.

Il s’arrache un instant à la contemplation de ces scènes de liesse, s’installe à sa table, écrit à Joseph : « Il me reste un mot à vous dire ; la nation est contente du traité, et moi j’en suis parfaitement satisfait. Mille choses à Julie. »

Il convoque le préfet de police. Il veut que celui-ci se rende dans chaque quartier, accompagné des maires, qu’on proclame devant le peuple la paix et qu’on lise la déclaration qu’il vient de rédiger :

« Français, une paix glorieuse a terminé la guerre du continent. Vos frontières sont reportées aux limites que leur avait marquées la nature. Des peuples longtemps séparés de vous se rejoignent à vos frères et accroissent d’un sixième votre population, votre territoire et vos forces. Ces succès, vous les devez surtout au courage de nos guerriers… mais aussi à l’heureux retour de la Concorde, à cette union de sentiments et d’intérêts qui plus d’une fois sauva la France de sa ruine. »

 

Il demeure seul.

La paix ? Il la veut. Il l’a presque obtenue. Il reste à l’imposer à l’Angleterre. La partie qui se joue est simple. Il tient le continent européen. L’alliance avec la Russie est la clé de cette pacification continentale, qui suppose la mise au pas de l’Autriche, ce qui est fait, et donc une présence de la France en Allemagne et en Italie.

Pourra-t-on garder ensemble tous les pions ? Contrôler le sud et le nord de l’échiquier, l’Est et l’Ouest ?

Et combien de temps l’Angleterre s’obstinera-t-elle ?

Mais telles sont les données. Il n’est pas en son pouvoir de les changer, dès lors que la France veut, et c’est le legs de la Révolution, conserver la rive gauche du Rhin.

Impossible d’y renoncer. C’est le coeur sacré de l’héritage.

Lorsque, dans les grands salons des Tuileries, les délégations se succèdent pour le féliciter de la paix enfin conclue, Napoléon s’attarde avec les représentants de Bruxelles : « Les Belges sont français, dit-il avec solennité, comme le sont les Normands, les Alsaciens, les Languedociens, les Bourguignons… Quand même l’ennemi aurait eu un quartier général au faubourg Saint-Antoine, le peuple français n’aurait jamais ni cédé ses droits, ni renoncé à la réunion de la Belgique. »

Les représentants belges saluent avec reconnaissance et enthousiasme. On acclame Napoléon.

Il semble soucieux. La paix est-elle possible alors ?

 

Il se rend au château de Neuilly, où Talleyrand donne une fête somptueuse pour célébrer le traité. On y écoute le poète Esménard exalter le Premier consul. C’est lui qu’on honore, plus que la paix. Des émigrés rentrés d’exil, les ambassadeurs, les plus jolies femmes de Paris se pressent autour de lui, qui se contente de passer, souriant et distant.

« Du triomphe à la chute, il n’y a qu’un pas. »

Cette pensée, avec laquelle il joue, lui vient chaque fois qu’il connaît un succès, que la foule l’acclame.

L’idée que la gloire est fugitive, que le pouvoir dont il dipose reste précaire ne le tourmente pas. Elle est en lui, simplement, comme une réalité qu’il constate, qu’il ne doit pas oublier parce qu’il sait d’où il vient, et qu’il a vu, il le répète à Bourrienne, ce 12 avril 1801, « dans les plus grandes circonstances qu’un rien a toujours décidé des plus grands événements ».

Bourrienne lui tend les dépêches que vient d’apporter aux Tuileries le courrier du Nord.

Napoléon lit.

Le tsar Paul Ier a été étranglé dans son palais, le 24 mars, et son fils Alexandre, sans doute complice des assassins, a été couronné. Officiellement, Paul Ier est mort d’apoplexie. On exulte dans tous les milieux russes qui tenaient à l’alliance anglaise. On triomphe à Londres.

Napoléon s’est immobilisé au centre de la pièce.

Il froisse la dépêche au moment où entre dans son cabinet Fouché, qui vient d’obtenir par ses propres sources un récit de l’assassinat. Paul Ier a été étouffé avec son écharpe et il a eu le crâne défoncé par le pommeau d’une épée, dans sa propre chambre. Les conjurés ont mis trois quarts d’heure pour le tuer.

Napoléon a une expression de révolte et de dégoût.

— Quoi ! s’exclame-t-il, un empereur n’est même pas en sûreté au milieu de ses gardes !

Fouché commence à expliquer que la Russie est coutumière de ces faits, mais Napoléon l’interrompt. Il veut rester seul avec Bourrienne.

Il va d’un bout de la pièce à l’autre.

Il pense à son propre destin, dans ce palais. Quoi qu’en dise Fouché, celui qui gouverne est toujours une cible. N’a-t-on pas voulu le tuer, il y a seulement quelques semaines, rue Saint-Nicaise ? Même si les tribunaux ont condamné à mort François Carbon et Saint-Réjeant, on n’a retrouvé ni Limoëlan, l’un des trois hommes qui ont conçu la « machine infernale », ni leur inspirateur, Georges Cadoudal. Et certains jacobins doivent continuer d’aiguiser leurs poignards. Et que dire des généraux ? D’un Moreau, d’un Bernadotte, jaloux, persuadés qu’ils pourraient occuper la place de Premier consul ?

Mais ce n’est pas le pire. Un côté de l’échiquier lui échappe.

— J’étais sûr de porter avec le tsar, dit Napoléon, un coup mortel à la puissance anglaise aux Indes. Une révolution de palais renverse tous mes projets !

Comment ne pas penser que derrière les assassins du tsar se cachent les Anglais, comme ils sont les bailleurs de fonds et les soutiens de Cadoudal ?

Londres veut à tout prix empêcher l’Europe continentale d’être en paix. Elle vient d’adresser un ultimatum aux puissances du Nord, qui, avec le Danemark, ont constitué une ligue des Neutres. L’Angleterre veut que les ports soient ouverts à ses marchandises, et elle s’arroge le droit de visiter tous les navires. L’escadre de Nelson vient, pour imposer ces exigences, de pénétrer en Baltique, afin de menacer Copenhague.

— Écrivez, dit Napoléon à Bourrienne.

L’opinion doit comprendre que l’Angleterre fait obstacle à la paix, « une paix nécessaire au monde ». Napoléon dicte quelques lignes qui doivent être publiées par Le Moniteur :

« Paul Ier est mort dans la nuit du 23 au 24 mars. L’escadre anglaise a passé le Sund. L’histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements. »

Puis il répète : « Un empereur, au milieu de ses gardes. »

 

Le 21 avril 1801, le jour où François Carbon et Saint-Réjeant, deux des responsables de l’attentat de la rue Saint-Nicaise, sont guillotinés, Napoléon reçoit Monge et Laplace, deux savants qui sont aussi des sénateurs.

Napoléon montre le rapport de police qui raconte les détails de l’exécution.

Les deux chouans, au moment de monter sur l’échafaud, ont crié : « Vive le Roi ! »

Tourné vers Monge et Laplace, Napoléon dit lentement, comme s’il méditait à haute voix : « Il faut que le peuple français me souffre avec mes défauts, qu’il trouve en moi quelques avantages. »

Il s’interrompt, puis répète ce qu’il a déjà dit au Tribunat : « Je suis soldat, enfant de la Révolution, sorti du sein du peuple, mon défaut est de ne pouvoir supporter les injures. Je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un roi. »