10.

Napoléon se regarde dans le miroir que tient Roustam, le mamelouk. Constant, le premier valet de chambre, approche. Il porte, posés sur un plateau de métal doré, le rasoir anglais, qu’on aiguise ou qu’on change chaque matin, et le savon, lui aussi de fabrication anglaise.

Mais Napoléon s’attarde sans saisir aussitôt le rasoir comme il le fait d’habitude afin, en quelques grands coups rapides de lame, repoussant un savon qu’il fait à peine mousser, de se raser.

Napoléon continue de se dévisager.

Hier, en fin d’après-midi, dans l’atelier de David, il a longuement détaillé l’esquisse du tableau que le peintre vient de commencer. C’est donc ainsi qu’on va le voir, enveloppé dans une cape, sous un ciel sombre, maîtrisant un cheval noir qui se cabre, crinière et queue au vent, cependant que passent, au bord des abîmes alpins, les soldats poussant leurs pièces de canon.

« Bonaparte franchissant le Saint-Bernard », a murmuré David en présentant son tableau.

Le visage que lui a prêté David ressemble bien peu à celui qu’il voit dans le miroir. Celui du peintre est plein, la peau est lisse et blanche, les traits en sont harmonieux. Ce matin, il a au contraire les yeux enfoncés, la peau d’un jaune presque sombre, le menton apparaissant trop long dans un visage maigre.

Mais peut-être est-il le seul à se voir tel qu’il est ? Peut-être la vérité est-elle devenue celle que peint David ? Et le voit-on déjà comme un héros, un fils de roi ?

Il se tourne. Brusquement, il étouffe. Chaque matin, il exige pourtant que Roustam ouvre les fenêtres. Il ne supporte pas l’atmosphère renfermée, les odeurs trop fortes de la nuit et du corps.

— Ouvre, lance-t-il à Roustam, que je respire l’air que Dieu a fait.

Le ciel est bas, il fait frais. Il est à peine plus de sept heures, et le soleil ne peut percer, en ce mois de mai, cette couche de brume grise.

Napoléon se rase en quelques minutes. Constant a eu raison de le convaincre de se raser lui-même. Il ne supportait pas de se livrer immobile aux mains d’un autre. Qu’importe s’il se rase superficiellement.

Il s’asperge le visage d’eau de Cologne, puis il entre dans son bain brûlant. La pièce est déjà envahie par la buée. Il aime ce contact douloureux avec l’eau très chaude, qui lui donne la mesure exacte de son corps et calme l’irritation presque endémique de sa peau.

Il demeure ainsi de longues minutes. C’est dans cette baignoire qu’il est le plus apaisé. Et parfois, au milieu de la nuit, il se plonge dans cette eau chaude, afin de se détendre.

Hier soir, il y a eu ces reproches de Joséphine, à laquelle il avait confié, avec malignité, il en convient, que Lucien, à Madrid, avait reçu une proposition de la cour et du prince Godoy, offrant l’infante Isabelle comme éventuelle épouse du Premier consul si celui-ci se décidait enfin à divorcer. Joséphine ne cède jamais à une colère, mais elle a pris son visage de sainte pleureuse.

Il ne supporte pas ces mines et ces lamentations. Il a lancé qu’il voulait organiser, malgré la nuit tombante, une chasse. Joséphine s’est enfin laissé emporter par ses ressentiments.

— Une chasse, tu n’y penses pas, Bonaparte, toutes nos bêtes sont pleines, a-t-elle protesté.

Il a répondu qu’il allait y renoncer, en ajoutant, comme une dernière flèche : « Tout ici est prolifique, excepté Madame. »

Cruel ? Mais ne dit-il pas la vérité ?

Quant au mariage espagnol négocié par Lucien – comme si j’étais un fils de roi, en effet –, Napoléon n’en veut pas. Il l’a dit à Volney hier soir : « Si j’étais dans le cas de me marier encore une fois, ce n’est pas dans une maison en ruine que j’irais chercher une femme. »

Mais que comprend Lucien ? Il a dû se faire acheter, puisqu’il a accepté la politique de ce prince Godoy qui, malgré ses engagements, n’a fait qu’une guerre ridicule au Portugal, une « guerre des oranges » pour conclure rapidement un traité de Badajoz avec Lisbonne. Et, selon Fouché, Lucien et le prince Godoy se sont partagé trente millions de francs. Et Lucien a eu la naïveté ou l’audace de réclamer un portrait du Premier consul pour l’offrir au prince Godoy !

 

Bourrienne est entré dans la salle de bains. Malgré la buée, il s’installe pour lire ou écrire sous la dictée. Napoléon commence à dicter une lettre à Lucien : « Je n’enverrai jamais mon portrait à un homme qui tient son prédécesseur au cachot et qui emploie les moyens de l’Inquisition. Je puis m’en servir, mais je ne lui dois que du mépris. »

Napoléon sort de la baignoire. Roustam lui asperge tout le corps d’eau de Cologne puis commence à le frictionner avec une brosse : « Frotte fort, comme sur un âne », dit Napoléon.

Puis il passe dans le cabinet de toilette, où Constant se tient, présentant à Napoléon sa culotte de casimir blanc. Chaque jour elle est tachée de traces d’encre, puisque parfois Napoléon y essuie sa plume, ou bien maculée par le tabac râpé gros que prise le Premier consul.

Bourrienne commence à lire les dernières lettres arrivées. Il en est deux de Lucien.

Lucien proteste, s’excuse : « Je ne nie point qu’il me manque beaucoup de choses, je sais depuis longtemps que je suis trop jeune pour les affaires. »

Bourrienne hésite à lire la suite, puis reprend.

« Je veux me retirer en conséquence pour acquérir ce qui me manque… Je ne connais qu’une puissance capable de me retenir en Espagne, c’est la mort. »

Napoléon reconnaît là les excès de Lucien, son énergie aussi, sa jalousie, sa haine de Joséphine quand il évoque « un nouveau torrent de calomnies et de disgrâces… On me déchire dans votre salon jusqu’à m’accuser de viol, d’assassinat prémédité, d’inceste ».

Assez !

Lucien, à Madrid, s’est laissé prendre à des « cajoleries de cour ». Il est de ceux que les flatteurs corrompent, de ceux qui se laissent acheter.

Sur qui puis-je donc vraiment compter dans cette famille ? Ma famille ! Jérôme sert dans l’escadre de l’amiral Ganteaume, qui vient de remporter un petit succès en Méditerranée. Mais sans être capable de porter secours à ce qui reste de l’armée d’Égypte. Et alors qu’il faudrait, puisque l’Angleterre refuse de signer la paix et que la flotte de Nelson bombarde Copenhague, avoir une marine audacieuse et puissante. Si Jérôme pouvait devenir mon oeil et mon bras sur l’Océan ! Il faut l’encourager. Lui écrire.

« J’apprends avec plaisir, dicte Napoléon, que vous vous faites à la mer. Ce n’est plus que là qu’il y a de la gloire à acquérir. Montez sur les mâts ; apprenez à étudier les différentes parties du vaisseau ; qu’à votre retour de cette sortie on me rende compte que vous êtes aussi agile qu’un bon mousse. Ne souffrez pas que personne fasse votre métier. J’espère que vous êtes à présent dans le cas de faire votre quart et votre point. »

N’ai-je pas été d’abord bon artilleur ?

 

Il a maintenant revêtu son uniforme de colonel de la Garde, et avant de se rendre dans la salle des rapports où l’attendent le général Junot et d’autres officiers, il lit, dans son cabinet, l’analyse des journaux établie par son bibliothécaire particulier, Ripault, puis celle des livres parus dans la décade.

Il ne veut pas que ces journaux, ces livres reproduisent les calomnies que la presse anglaise et les pamphlétaires qu’elle paie répandent en Europe. C’est ainsi qu’on détruit des institutions et la confiance qu’on doit à ceux qui gouvernent. Il l’a dit à Saint-Jean-d’Angély, un fidèle pourtant, « avant de crier contre le gouverment, il faudrait se mettre à sa place… »

Puis, assis à sa table, seul dans son cabinet, il consulte les rapports de sa police personnelle qui double et surveille celle de Fouché. De qui peut-on être sûr ?

Le tsar a été assassiné dans sa chambre même, au coeur de son palais. Et son propre fils, Alexandre, était complice !

Au sommet du pouvoir, tout est possible et tout s’oublie.

Il a bien fallu envoyer Duroc à Saint-Pétersbourg pour nouer de bonnes relations avec Alexandre Ier et accepter la fable de la mort de Paul Ier à la suite d’une apoplexie !

Mais je ne suis pas fils de roi. Je me défendrai donc.

Il prend la plume, écrit à Fouché : « Voici, citoyen ministre, des notes sur la fidélité desquelles je peux compter. »

Il transmet à Fouché les renseignements qu’il a obtenus sur Georges Cadoudal, qui est toujours en France, et sur ceux qu’il appelle « les satellites de Georges et ses expéditionnaires habituels ».

Il faut s’emparer d’eux, morts ou vifs.

Il se lève. Il doit encore entendre les rapports du général Junot, puis il en aura terminé avec les préliminaires de sa journée.

Alors commenceront vraiment les choses importantes !