4.

La route est déserte. On roule grand train vers Sens et Avallon. La glace de la fenêtre est ouverte, et souvent Napoléon se penche. Il aime cet air chargé des parfums de la forêt. Il fait doux. Les feuilles d’un vert léger tamisent la lumière. Bourrienne et Duroc, assis en face de lui, ont voulu lui présenter des lettres à lire, des réponses à signer. Il a refusé. Ces premières heures de voyage sont un moment de rêverie. Il regarde les champs cultivés, les villages, ces allées cavalières qui s’ouvrent dans la forêt de Fontainebleau, puis, quand on entre dans Sens, où l’on va déjeuner chez Bourrienne, la majesté et la force de la cathédrale, la beauté massive de ces maisons bourgeoises.

« Belle France », dit-il.

Durant le repas, à peine trente minutes, il répète : « Belle France, ah, avec quel plaisir je la reverrai. »

Puis on repart vers Avallon où l’on doit coucher. La journée est lumineuse, chaude même.

« Le soleil qui nous éclaire est celui qui nous éclairait à Lodi et à Arcole », murmure-t-il.

L’Italie, terre de ses premières victoires. Comment ne pourrait-il pas faire mieux qu’alors ? « Il y a quatre ans, n’est-ce pas avec une faible armée que j’ai chassé devant moi des hordes de Sardes et d’Autrichiens ? »

Il somnole cependant que la nuit tombe. Il est comme Alexandre, dit-il à mi-voix, qui donnait tout à la Grèce – lui, donne tout à la France. « Mort à trente-trois ans, quel nom il a laissé ! »

Lui, a conquis Milan, Le Caire, Paris. Il est le Premier consul, et que garderait de lui la postérité s’il était battu demain en Italie ?

À Avallon, où l’on arrive à dix-neuf heures trente, il dépouille le courrier jusqu’à près de minuit, donne ses ordres pour les étapes suivantes, puis départ à l’aube vers Dijon.

Les routes sont encombrées par les troupes qui marchent vers la ville. Les soldats le reconnaissent et l’acclament.

À Dijon, il harangue les troupes, puis c’est Auxonne.

C’est comme s’il rentrait dans son passé de lieutenant en second. Des silhouettes d’autrefois s’avancent. Il visite la direction de l’artillerie : « Voilà une salle où j’ai fait bien des lotos ! »

Si peu d’années depuis ces jours-là, et tant d’événements, qu’il ressent comme un vertige et se dépêche de partir.

La nuit, au fur et à mesure qu’on s’élève vers les plateaux du Jura, se fait plus froide, plus dense. On dépasse des troupes.

À Morez, toutes les maisons sont illuminées. Comment ne pas répondre au maire qui, sur la place où la voiture s’est arrêtée, s’écrie : « Citoyen Premier consul, fais-nous le plaisir de te montrer ! » Une petite foule s’est rassemblée et répète : « Bonaparte, montrez-vous aux bons habitants du Jura ! Est-ce bien vous ? Vous nous donnez la paix ? »

Répondre : « Oui, oui », et repartir.

 

Le 10 mai, il est à Genève. Il rencontre Necker. C’était donc cet homme qui, en 1789, détenait une partie du pouvoir en France ! Napoléon l’observe, l’écoute. Ce n’était que cela ! Un idéologue et un banquier ! Comment de tels hommes auraient-ils pu sauver la monarchie ?

Et jusqu’où puis-je aller, moi, qui suis d’une autre trempe ?

Il se sent conforté dans ses ambitions, ses certitudes.

Dès l’entrevue terminée, il précise ses ordres : le général Lannes doit entreprendre la montée du Grand-Saint-Bernard et s’emparer, de l’autre côté du col, dans la vallée de la Dora Baltea, du fort de Bard, puis, au-delà, d’Ivrée.

Il faut passer le col avant le 15 mai.

Le choix est fait. Il faut maintenant relever le défi.

Le col est situé à 2 472 mètres. Il a encore neigé il y a quelques jours. Les chemins étroits longent des précipices et des glaciers. Il est nécessaire de démonter les canons, de tirer à bras d’hommes les affûts posés sur des traîneaux. Mais si l’armée passe, comme celle d’Hannibal, alors on tombera sur les arrières du général autrichien Melas, toujours fixé par la résistance de Gênes, et, alors, le Piémont avec Milan sera pris.

Il faut écrire au général Moreau, lui demander de faire bloquer par quinze mille hommes les autres cols des Alpes. Et, en traçant ces lignes, la main hésite. Comment accepter longtemps de dépendre d’un Moreau, dont on soupçonne la jalousie et les ambiguïtés ? Comment admettre qu’il faille s’en remettre à lui ? Un chef a besoin d’exécutants prompts et dévoués, et non de personnalités qui pensent à leur propre intérêt.

Il écrit pourtant : « Si la manoeuvre s’exécute d’un mouvement prompt, décidé, et que vous l’ayez à coeur, l’Italie et la paix sont à nous. Je vous en dis déjà peut-être trop. Votre zèle pour la prospérité de la République et votre amitié pour moi, vous en disent assez. »

 

Le 20 mai, Napoléon est à Martigny. Les troupes de Lannes, souvent au son des musiques et des roulements de tambour, ont franchi le col dans le brouillard et la neige, déchirant leurs souliers sur la glace, grignotant les biscuits que les soldats ont pendus en guirlandes à leur cou. Mais, dit Lannes, le fort de Bard est imprenable, situé sur un piton, au milieu de la vallée. Il faut le contourner, et il risque de menacer de ses canons l’avancée des troupes.

À huit heures, son chapeau couvert de toile cirée, en redingote grise, pantalon et gilet blanc, habit bleu, Napoléon monte à cheval. Il porte épée et cravache, et il chevauche jusqu’à Bourg-Saint-Pierre. Un guide avance la mule sur laquelle il va franchir le col. Le ciel est couvert. La mule grimpe si lentement, et le temps est si compté. Que se passe-t-il à Paris ? Combien de jours Masséna tiendra-t-il à Gênes ? Et ce fort de Bard, faudra-t-il le garder dans son dos, menaçant ?

Les sabots de la mule ont glissé. Napoléon bascule vers l’abîme de la Dranse. Le guide le retient.

La mort m’effleure une nouvelle fois.

Voici l’hospice, ses hautes voûtes, ses pierres gris sombre, sa morgue où les cadavres desséchés attendent depuis des siècles une sépulture en terre sainte, sa chapelle et sa bibliothèque. Il fait froid. Napoléon feuillette un exemplaire d’un Tite-Live, cherche le récit du passage d’Hannibal à travers les Alpes. Puis le prieur le convie à dîner de boeuf bouilli et salé, d’un ragoût de mouton et de légumes secs, de fromage de chèvre et de gruyère, accompagnés d’un vieux vin blanc d’Aoste. Mais comment s’attarder au-delà de quelques minutes ? Un courrier apporte la nouvelle de la résistance du fort Bard, imprenable, dit Berthier. Qu’on le laisse, il cédera plus tard, comme un fruit trop mûr.

La nuit tombe. Il faut repartir, descendre en se laissant glisser sur la glace et la neige, coucher dans du foin au village d’Étroubles.

Partout dans ces vallées Napoléon se sent entouré par les ombres de l’histoire. Il s’arrête à Aoste. Il veut visiter l’arc de triomphe d’Octave-Auguste et les fortifications romaines. Il met ses pas dans ceux des conquérants et des empereurs, comme en Égypte. Le 25 mai, il galope en compagnie de Duroc en avant de son escorte, quand tout à coup il se trouve face à une patrouille de cavalerie autrichienne qui leur demande de se rendre. Heureusement, l’escorte arrive.

La Fortune, une nouvelle fois, m’a protégé.

 

Le 2 juin, il fait atteler six chevaux blancs au carrosse qui doit le conduire à Milan. Mais le temps est à l’orage, la pluie tombe à verse et les Milanais ont déserté les rues.

Il s’est habitué aux acclamations, au triomphe, et le silence de la ville l’irrite. Il s’emporte, convoque Bourrienne. Il faut effacer cela, faire libérer les prisonniers politiques enfermés par les Autrichiens, redonner vie à la République cisalpine.

Il dicte, à une heure du matin, une dépêche pour les consuls. Entre la réalité et les mots, qui, à Paris, verra la différence ? Les mots acquièrent une vérité à eux. « Milan, commence-t-il d’une voix saccadée, m’a fait une manifestation spontanée et touchante. »

À Paris, tous les envieux, les comploteurs, les rivaux, les lâches, les avides qui grouillent, habiles survivants de tant d’époques de terreur, sont à l’affût d’un signe de faiblesse. Il ne faut rien leur laisser espérer.

Tout en dictant une lettre pour Fouché, il va et vient dans les grandes salles du palais : « Je vous le recommande encore, frappez vigoureusement le premier, quel qu’il soit, qui s’écarterait de la ligne, c’est la volonté de la nation entière. » Il s’interrompt. Fouché a grand besoin d’être rassuré, flatté. Cet homme est rusé, mais il craint pour sa fonction, comme tout homme. Il se dit menacé lui aussi, calomnié. « La réponse à toutes les intrigues, à toutes les cabales, à toutes les dénonciations, continue Napoléon, sera toujours celle-ci : c’est que, pendant le mois que j’aurai été absent, Paris aura été parfaitement tranquille. Après de tels services, on est au-dessus de la calomnie… »

Peut-être ainsi tiendra-t-on Fouché. Quant au peuple, il faut d’autres mots.

Napoléon vient d’apprendre, il y a quelques heures à peine, la capitulation de l’armée d’Égypte. « Que le citoyen Lebrun rédige lui-même un article, simplement pour faire sentir à l’Europe que si je fusse resté en Égypte, ce pays restait à la France. »

Dans cette affaire égyptienne, une seule bonne nouvelle, le retour du général Desaix. Lui écrire aussi : « Je vous ai voué toute l’estime due aux hommes de votre talent, avec une amitié que mon coeur aujourd’hui bien vieux et connaissant trop profondément les hommes n’a pour personne. »

 

C’est vrai, chaque jour les hommes déçoivent ! Passe encore les ennemis, ce Georges Cadoudal, dont la police dit qu’il organise avec une cinquantaine d’anciens chevaliers de la maison du roi un complot pour m’assassiner ou m’enlever !

« Prenez mort ou vif ce coquin de Georges, dicte-t-il. Si vous le tenez une fois, faites-le fusiller vingt-quatre heures après… »

Georges : celui-là, rien à attendre de lui que la haine ! Mais ses frères, Joseph, Lucien, des Bonaparte qui anticipent déjà sur une défaite, prennent langue les uns avec les autres.

Napoléon agite devant Bourrienne la lettre qu’il vient de recevoir de Joseph. Le frère aîné, en quelques phrases gênées, rappelle qu’il est candidat à la succession. « Tu ne peux avoir oublié ce que tu m’as dit plus d’une fois… » écrit-il.

Oui, j’ai le coeur bien vieux !

Quand, le soir du 4 juin, Napoléon entre à la Scala de Milan, dont les ors brillent sous les chandeliers, et que la salle se lève et l’acclame, son amertume s’efface. La foule admirative est un baume. Ces voix qui montent vers lui sont une caresse qui le transporte.

Il reconnaît, à quelques pas en avant du choeur de cet opéra baroque, Les Vierges du soleil, cette jeune cantatrice au teint bistre, aux traits durs, aux joues un peu lourdes mais dont les cheveux d’un noir de jais couvrent les épaules. C’est Giuseppina Grassini, qu’il avait déjà rencontrée en 1796 et qu’il avait écartée.

Il se souvient de sa passion d’alors pour Joséphine, de son aveuglement.

Les temps ont changé.

Peut-être Giuseppina Grassini a-t-elle un peu grossi, mais elle paraît toujours séduite, s’avançant vers la loge où Napoléon se trouve. Elle ne le quitte pas des yeux.

Elle est à prendre comme un pays qui se livre. Et plus rien, aujourd’hui, ne pourrait retenir Napoléon. La seule mesure qu’il connaît est celle de son propre désir, de sa propre volonté.

Il est ce qu’il est et ce qu’il veut être.

À la fin du spectacle, il se dirige d’un pas décidé vers les loges des artistes. On l’applaudit, on s’incline devant lui, on le conduit jusqu’à Giuseppina Grassini.

Elle rosit de plaisir, elle prend son bras. Elle le suivra, murmure-t-elle, là où il voudra la conduire.

Elle s’abandonne toute la nuit.

Il aime qu’elle soit en extase, pâmée, reconnaissante.

Quand, le lendemain matin, Berthier entre dans le salon, Napoléon rit de plaisir de la surprise du général découvrant la cantatrice en train de déjeuner.

— Elle chantera à Paris, dit Napoléon.

Puis il pense à Joséphine. Il faudra inviter avec Giuseppina d’autres chanteurs, car Joséphine est jalouse. Mais elle acceptera, que peut-elle faire d’autre ?

C’est moi qui tiens les êtres, désormais. Le temps où j’étais dépendant d’elle est fini.

Je ne suis soumis qu’à la Fortune.

Celle-ci semble hésiter. Un courrier annonce que, le 4 juin, Masséna a capitulé dans Gênes. Le feld-maréchal Melas va donc pouvoir se rabattre sur la Lombardie.

Il faut être sur le terrain. Napoléon quitte Milan, passe le Pô pour rejoindre les troupes de Lannes qui sont déjà aux prises avec l’armée autrichienne du général Ott, qui remonte de Gênes. Mais quand Napoléon arrive sur les champs de bataille, à Montebello, Lannes a vaincu. « Les os craquaient dans ma division comme de la grêle qui tombe sur les vitrages », dit Lannes.

Napoléon passe parmi les troupes. Les hommes sont exténués mais joyeux. La victoire transfigure. Il faut donner un signe à chacun, pincer l’oreille à celui-là, poser une question à celui-ci :

— Combien as-tu de service ?

— C’est le premier jour que je vais au feu, répond le grenadier Coignet, qui s’est distingué.

Qu’on le marque pour un fusil d’honneur.

— Va, quand tu auras quatre campagnes, tu viendras dans ma Garde.

C’est comme cela qu’on noue avec chaque soldat un lien personnel.

La fortune me sourirait-elle ?

Voici Desaix avec ses longs cheveux noués par un ruban, Desaix parle de l’Égypte. Les heures passent. « Je ne veux pas de repos, dit Desaix. Quelque grade que vous me donniez, je serai content. Travailler à augmenter la gloire de la République, la vôtre, est tout mon désir. »

Napoléon écoute.

L’homme est sincère. Il pourrait être mon second. Si j’étais roi, je le ferais prince. Il a un caractère antique. Il est désintéressé et enthousiaste. Je ne connais pas le désintéressement.

Desaix se voit confier une division.

 

Puis, durant plusieurs jours, c’est l’attente. Le ciel est lourd, orageux. Des pluies violentes s’abattent, qui gonflent les fleuves. Peut-être l’ennemi va-t-il se dérober, échapper à la nasse dans laquelle il est maintenant enfermé. Il faut prendre une décision, envoyer les troupes à sa recherche.

Le 14 juin au matin, à sept heures, les Autrichiens attaquent et, durant plus de sept heures, entre les canaux et les clôtures, dans les terres irriguées, on se bat. Les troupes du général Victor plient. Les unités se débandent. Napoléon entend le cri répercuté par les soldats : « Tout est perdu ! » La plaine de Marengo se couvre de fuyards.

Napoléon est assis sur une levée de terre au bord de la route. Il tient son cheval par la bride, faisant voltiger de petites pierres avec sa cravache. Il ne voit ni les boulets qui roulent sur la route, ni les soldats qui passent.

Il s’est trompé. Il a cherché l’armée autrichienne, croyant qu’elle se dérobait. Il a dispersé ses forces pour la traquer, et Melas a attaqué avec toute sa puissance, ses trente mille hommes, ses cent canons.

C’est lui qui applique ma devise : « Tenir ses forces réunies, n’être vulnérable nulle part… ne jamais rien détacher d’une armée : à la veille d’une attaque, un bataillon décide d’une journée. »

Napoléon appelle un aide de camp, écrit, le papier posé sur son genou, un message à Desaix, qui doit à cette heure marcher en direction de Novi, s’éloigner de Marengo : « Je croyais attaquer l’ennemi. Il m’a prévenu. Revenez, au nom de Dieu, si vous pouvez encore. »

La Fortune qui souriait m’abandonnerait-elle ?

Napoléon saute à cheval.

— Du courage, soldats ! lance-t-il. Les réserves arrivent. Tenez ferme.

 

Tenir. Ne pas laisser poindre en soi l’idée que la Fortune grimace. Et se placer au premier rang de la garde consulaire qui porte secours aux troupes de Lannes. Mais le repli continue. Ici et là, les soldats crient : « Vive Bonaparte ! », mais la plaine est jonchée de morts et de blessés. Le combat est inégal. Il n’y a plus que quelques pièces d’artillerie françaises. À quinze heures, la bataille est perdue. Napoléon sent peser sur lui les regards de ses officiers d’état-major chargés d’anxiété. Et tout à coup un aide de camp survient au galop, criant : « Où est le Premier consul ? »

Desaix arrive, annonce-t-il.

Sera-ce que la Fortune sourit à nouveau ?

La division Desaix, avec ses batteries, ses cavaliers, apparaît « comme une forêt que le vent fait vaciller ». Marmont rassemble les canons qui restent et qui ouvrent aussitôt le feu. Les grenadiers de Desaix sont dissimulés derrière des haies. Tout se joue à cet instant.

Napoléon donne l’ordre à la cavalerie de Kellermann, qui se trouve à l’aile gauche, de charger. Les 600 chevaux s’élancent, faisant trembler le sol. Les canons de Marmont tirent à mitraille. Les grenadiers de Desaix font un feu de salve puis s’élancent à leur tour. Desaix tombe parmi les innombrables morts. Mais les Autrichiens, surpris alors qu’ils pensaient la victoire acquise, s’enfuient ou se rendent avec à leur tête le général Zach.

 

Napoléon reste seul, longtemps.

Six mille Français sont tombés dans la plaine de Marengo. Mais la victoire va faire rentrer dans leur trou tous ceux qui à Paris devaient attendre et espérer ma mort.

— Général, dit Bourrienne enthousiaste, voilà une belle victoire, vous devez être satisfait ?

Satisfait ? Quel mot étrange. Desaix est mort. « Ah, si j’avais pu l’embrasser après la bataille, que cette journée eût été belle. » Et la Fortune, avant de me combler, s’est montrée incertaine.

Et cependant je suis satisfait. Cette victoire est mienne. Il suffit d’en dicter le récit tel qu’elle aurait dû être.

 

Le 15 juin, Napoléon attend à son quartier général. Le général Zach et le prince Lichtenstein se présentent, respectueux, vaincus.

Il parle net : « Mes volontés sont irrévocables… Je pourrais exiger davantage et ma position m’y autorise, mais je modère mes prétentions par respect pour les cheveux blancs de votre général que j’estime… »

Les armes font la loi. L’armistice est conclu. Les Français occupent une large partie de la Lombardie, Gênes doit être rendue. Les places fortes sont cédées.

Il reste à utiliser cette victoire en écrivant aux consuls, en évoquant ces grenadiers hongrois et allemands qui, prisonniers, crient : « Vive Bonaparte ! » en concluant : « J’espère que le peuple français sera content de son armée », en confiant : « Quand on voit souffrir tous ces braves gens, on n’a qu’un regret, c’est de ne pas être blessé comme eux, pour partager leurs douleurs. »

Mais rien ne doit être laissé au hasard. Il faut prévoir les cérémonies du retour pour que la victoire de Marengo devienne inoubliable. La garde consulaire doit partir pour Paris et y arriver avant le 14 juillet. Cette fête doit être brillante, « un feu d’artifice serait d’un bon effet ».

Il faut aussi jouer de la modestie. Napoléon dicte une lettre pour Lucien, ministre de l’Intérieur :

« J’arriverai à Paris à l’improviste. Mon intention est de n’avoir ni arc de triomphe, ni aucune espèce de cérémonie. J’ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. Je ne connais pas d’autre triomphe que la satisfaction publique. »

C’est ainsi que l’on conquiert l’opinion.

À Milan, elle est acquise. Il parcourt les rues au milieu de l’enthousiasme. Il assiste à un Te Deum au Dôme.

Que savent des sentiments des peuples et de la façon de les gouverner, les « athées de Paris » ?

Il confie aux prêtres italiens, brutalement :

— Nulle société ne peut exister sans morale ; il n’y a pas de bonne morale sans religion. Il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable. Une société sans religion est comme un vaisseau sans boussole : un vaisseau dans cet état ne peut ni s’assurer de sa route, ni espérer d’entrer dans le port.

Il est le Premier consul, le maître à bord. Puisque c’est ainsi que l’on conduit les peuples, il faut assister au Te Deum, rencontrer le cardinal Martiniana, à Verceil, et lui dire qu’on souhaite un accord, un concordat, avec le nouveau pape, Pie VII.

Que les « idéologues » criaillent, quelle importance !

Qu’ils écoutent ces acclamations de la foule, qui fait le siège de l’hôtel des Célestins à Lyon, où Napoléon vient d’arriver le 28 juin. Elle crie : « Vive Bonaparte ! » À Dijon, le 30 juin, les femmes de la ville répandent des bouquets sur son passage.

À Sens, on a tracé sur le frontispice d’un arc de triomphe les mots : Veni, Vidi, Vici.

Comme pour César.

Desaix est mort à Marengo. « Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité », a-t-il confié avant de succomber. Et Napoléon apprend que ce même jour, 14 juin, Kléber a été assassiné au Caire par un fanatique musulman.

La mort pour les autres, la victoire pour moi.

 

À deux heures du matin, le 2 juillet 1800, sa voiture entre dans la cour des Tuileries.