14.

Dès son retour à Paris, le 31 janvier 1802, à dix-huit heures trente, Napoléon a commencé à lire les dépêches de Joseph, qui, à Amiens, conduit la négociation avec lord Cornwallis.

Il est irrité, ne réussit pas à rester assis à sa table de travail.

Ces Anglais veulent-ils vraiment la paix ou bien jouent-ils habilement pour étirer les pourparlers, se renforcer durant cette trêve et la rompre à leur convenance ?

Il cesse de lire.

Le voyage depuis Lyon a été fatigant et ennuyeux. La route entre Lyon et Roanne était battue par la pluie mêlée de neige. Le froid était vif, dans les relais, à Roanne, à Nevers, à Nemours.

Il appelle Roustam. Il veut un bain plus chaud encore qu’à l’habitude. Il y reste longuement, puis revient à sa table.

Il écarte les lettres de Joseph, il les lira plus tard. Il feuillette un petit opuscule manuscrit que les espions de police ont saisi et qui circule à Paris. On en parle, indique le rapport qui l’accompagne. On se passe ce texte dont on ignore l’auteur.

Napoléon le parcourt et il sent comme une brûlure sur sa peau. Quel est cet inconnu qui ose ainsi l’insulter, le calomnier, intituler ces quelques vers La Napoléone ?

Il ferme les yeux, se calme. C’est de cela qu’il faut payer la gloire et le succès. Il lit :

Il vient, cet étranger perfide,

S’asseoir insolemment au-dessus de nos lois.

Lâche héritier du parricide,

Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois

Sycophante vomi des murs d’Alexandrie

Pour l’opprobre de la patrie

Et pour le deuil de l’univers ;

Nos vaisseaux et nos ports accueillent le transfuge,

De la France abusée il reçoit un refuge

Et la France en reçoit des fers.

Que fait donc Fouché ? !

Cette pièce de vers est d’un royaliste, sans doute membre de l’une des sociétés secrètes, peut-être celle des Philadelphes, qui continuent de conspirer, qui rêvent d’assassinat.

Il se lève. Le bain et la colère l’ont réchauffé. Il ne ressent plus la fatigue de ce voyage de quatre jours. Il faut qu’il prenne en main, de manière plus précise encore qu’il ne l’a fait jusqu’alors, les affaires de police.

« Citoyen Fouché, commence-t-il à écrire.

« Le rétablissement de la paix avec les puissances me mettant à même de m’occuper plus particulièrement de la police, je désire être instruit de tout dans le plus grand détail et travailler avec vous, au moins une et souvent deux fois par jour, lorsque ce sera nécessaire. »

Il lève la tête, réfléchit quelques secondes, reprend :

« Les heures qui sont le plus commodes sont le matin à onze heures et le soir à onze heures. »

 

Il ne peut pas tolérer que circulent ce type d’écrits. On doit découvrir son auteur, l’emprisonner. Il ne faut pas laisser les « écrivassiers » empoisonner l’opinion française. Et c’est pourquoi il va ordonner à Fouché de redoubler d’attention afin de ne pas laisser introduire en France des textes d’émigrés, souvent installés à Londres.

Il fouille parmi les dossiers, retrouve ces pamphlets où il est décrit comme un « brigand ». Il les relit comme s’il s’agissait d’un médicament qu’il s’inflige pour se renforcer. Car au moment où l’on discute d’un traité de paix avec l’Angleterre, il doit savoir ce que publient sur lui, à Londres, un Ivernois ou un Peltier, tous deux émigrés, l’un de Genève, l’autre de Paris. Mais ils ne sont pas les seuls. D’autres peignent jusqu’à son enfance pour mieux le calomnier.

« Bonaparte, raconte-t-on, ne connut jamais l’aimable franchise de l’enfance : sombre, dissimulé, vindicatif, il réunissait les vices communs aux tyrans les plus farouches et, par une singulière conformité de goût avec Domitien, il passait ainsi que lui des heures entières à tuer des mouches, récréation digne de celui qui devait un jour trouver son plus doux passe-temps à faire exterminer des hommes. »

Il faut qu’il ne ressente rien devant ces propos ridicules et méprisables, qu’il ne haïsse pas ces êtres qui veulent l’abattre, qui l’accusent aussi bien de « pincer jusqu’au sang Joséphine, par plaisir de faire le mal », que d’avoir fait assassiner Desaix sur le champ de bataille de Marengo pour se débarrasser d’un rival !

« Un homme véritablement homme ne hait point, répète-t-il. Sa colère et sa mauvaise humeur ne vont pas au-delà de la minute. »

Ils ont pourtant écrit de lui le pire. Il retrouve ce portrait, publié lui aussi à Londres, qu’il relit :

« On a prétendu que ce grand homme d’État, ce grand capitaine, ce grand philosophe était l’ennemi de la débauche, exempt même des faiblesses qu’on peut reprocher à quelques grands hommes.

« En fait, il a deux goûts qui se trouvent rarement réunis dans le même homme : il est dissolu avec les femmes et il s’est montré adonné au vice dont on a faussement accusé Socrate. Cambacérès le seconde merveilleusement dans ce penchant honteux. Je ne serais pas étonné que pour imiter Néron, en tout, il n’épousât un jour un de ses pages et un de ses mamelouks. Sans respect pour la décence, l’inceste même ne lui paraît pas devoir être déguisé. Il a vécu publiquement avec ses deux soeurs, mesdames Caroline Murat et Pauline, épouse du général Leclerc. La première s’en vantait à tout le monde. On sait assez que madame Louis Bonaparte, fille de Joséphine, étant devenue grosse de Napoléon, celui-ci força son frère à l’épouser… »

Il se rejette en arrière. Il éprouve une impression de dégoût que peu à peu il chasse.

« Je désire, écrit-il à Joseph, que vous parliez à lord Cornwallis de l’abominable ouvrage que vous trouverez ci-joint, et lui fassiez sentir combien est contraire à la dignité des deux États de laisser à Londres un émigré imprimer de pareilles sottises. »

 

À moins que cette débauche d’injures reprises par la presse de Londres, où il est toujours traité d’« empoisonneur », ne soit la preuve que l’Angleterre recule devant la signature du traité de paix.

Il reçoit Talleyrand. Le ministre se dit persuadé que le gouvernement d’Addington veut la paix, mais qu’il est soumis à la pression des comités de négociants et d’armateurs. « La foi publique de ce pays n’a pas son centre à Saint-James mais à la Bourse de Londres, explique Talleyrand. C’est Otto, notre ambassadeur, qui l’écrit. »

— Une trêve alors, seulement, murmure Napoléon.

Ce serait affligeant, décourageant.

— Si lord Cornwallis est de bonne foi, conclut Napoléon, la paix doit être signée avant le 19 mars.

 

Il espère cette paix. Il la croit incertaine et elle sera fragile si elle est conclue, mais elle lui permettrait de se dévouer uniquement à l’administration de la France.

Il est si impatient que, durant ces jours d’attente, il prend encore plus de décisions qu’à l’habitude, multipliant les initiatives.

Il se rend place des Invalides, un matin. Il interroge les terrassiers. Il veut que la place soit promptement terminée. Il assiste au début du percement d’une nouvelle rue qui permettra de joindre la terrasse des Tuileries à la place Vendôme. Il visite le château de Saint-Cloud, qui doit devenir un palais consulaire.

Le 26 mars 1802, alors qu’il rentre de l’une de ces inspections dans Paris, il apprend que le traité de paix a enfin été signé à Amiens.

Londres doit évacuer Malte, et la France les ports napolitains qu’elle occupe. On ne dit rien, dans ce traité d’Amiens, des conquêtes françaises sur le continent européen, et rien non plus de l’ouverture des ports aux marchandises anglaises.

Mais c’est cependant la paix, tant attendue.

Le 27 mars, Napoléon demande à Constant de lui préparer un habit de soie, des bas blancs et des souliers à boucles d’argent.

Il veut recevoir en civil les ambassadeurs pour célébrer la signature du traité.

— C’est la première fois depuis 1792 que la France n’est plus en guerre contre personne, murmure Napoléon.

Il a déjà posé à son ministre de la Marine une question qui le hante, ce 27 mars 1802, jour de célébration de la paix : « Si le malheur voulait que la paix ne fût pas durable, que serait-il possible de faire ? »