23.

Le jour se lève, le 1er mars 1804. Napoléon a froid. Il a si peu dormi. Il reste un instant devant la cheminée, puis il va de son cabinet à la pièce où les cartes et les plans sont déployés. Il les regarde mais il s’en détourne presque aussitôt. Il ne veut pas, il ne peut pas penser à la « descente » en Angleterre. Il ne lit plus les courriers que lui envoie l’amiral Bruix. Plus tard, après, quand la conspiration sera écrasée et quand toutes les racines en seront arrachées, il pourra à nouveau penser à l’invasion, à la Grande Armée.

Mais l’heure n’est pas venue encore. Cadoudal rôde avec ses exécuteurs, ses « tape-dur ». Moreau se tait ou nie ; Pichegru, dans sa prison du Temple, tourne comme un chien enragé. Et l’opinion reste incertaine, pas encore convaincue, malgré les arrestations, de la réalité du complot.

Napoléon retourne à sa table de travail. Il a fait sortir des archives du ministère de la Police les pièces qui concernent la conspiration de Rennes, ces libelles rédigés et expédiés par des officiers proches du général Bernadotte. C’était il y a près de deux ans. Des placards avaient couvert les murs de Rennes.

Il retrouve les rapports de police qui reproduisent les textes de ces affiches parfois manuscrites :

Vive la République ! Mort à ses ennemis !

Vive Moreau !

Mort au Premier consul et à ses partisans !

Moreau ! La conspiration est donc profonde, ancienne. Il n’a pas encore réussi à plier ces quelques officiers qui, depuis plusieurs années, s’opposent souterrainement mais prudemment à lui.

Il se souvient. En 1797, au temps du 18 fructidor, Moreau avait saisi dans les bagages du général autrichien Klinglin des papiers qui révélaient que Pichegru, déjà, avait partie liée avec les princes et l’ennemi. Moreau n’avait remis ces papiers qu’au moment où l’échec des royalistes à Paris était avéré.

Voilà le vieux lien.

Il faut en finir.

Il convoque Roederer.

Il le regarde s’avancer. Roederer fait partie des hommes qui ont lié leur sort au sien.

Napoléon pousse vers Roederer les documents saisis par Moreau. Que Roederer les analyse.

Roederer s’indigne. Comment peut-on, dans l’opinion, accorder encore quelque crédit à Moreau ?

Napoléon va jusqu’à la fenêtre.

— On ne me connaît pas encore, dit-il d’une voix sourde. Je n’ai pas assez fait pour être connu.

Roederer s’étonne, secoue la tête.

— J’estime les Parisiens de cette défiance, reprend Napoléon. C’est une preuve qu’ils ne se livrent pas en esclaves au premier venu.

Il regarde à nouveau dehors.

— Je vous ai toujours dit qu’il me fallait dix ans pour exécuter mon plan, dit-il d’une voix saccadée. Je ne fais que commencer.

 

Il reste seul.

Il se sent fort. Il est fait pour présider aux grandes destinées du pays. Il est le seul capable de répondre à l’attente de la nation française. Il ne veut livrer la France ni à la haine de l’émigration, des Cadoudal, des Polignac, des princes, des Bourbons, ni l’abandonner au parti opposé. « Il est l’homme fait pour tout fixer. »

Et pour cela, il faut réorganiser une monarchie autour de lui, par lui, en lui.

Peut-être cette conspiration crée-t-elle le moment où il peut agir.

Il écrase les comploteurs. Et il fonde sa dynastie.

Il est tendu, comme si tout son corps vibrait.

 

Ménéval apporte les rapports qui viennent de parvenir aux Tuileries.

L’un d’eux annonce l’arrestation du major Rusillon. Le royaliste confirme que Cadoudal est toujours à Paris et qu’il a rencontré Moreau et Pichegru. Rusillon, précise le rapport, a avoué tout ce qu’il sait « avec une naïveté voisine de la niaiserie ». Et ce sont ces hommes-là qui voudraient conduire cette nation, alors qu’ils ne sont que des intrigants maladroits, aveugles, incapables !

Napoléon ouvre rapidement un autre dossier et y découvre le rapport de Méhée de La Touche.

Il n’ignore rien de cet agent secret, un maître espion qui est passé d’un camp à l’autre.

Il feuillette les quelques feuilles du rapport. L’homme est au mieux avec les Anglais qui l’ont recruté, lui qui a été successivement au service de Louis XVI et de Danton, puis a trempé dans les massacres de septembre avant de renseigner la police du Directoire, puis Fouché.

Un nom revient dans son rapport, « Louis-Antoine Henry de Bourbon, le duc d’Enghien ». Ce prince se trouverait dans le pays de Bade, à proximité de la frontière française, à Ettenheim. Il entretiendrait des relations suivies avec les royalistes d’Alsace et des émigrés rassemblés à Offenburg.

Un prince de sang cousin de Louis XVIII, un Condé, un Bourbon.

Peut-être le prince attendu, capable de rentrer facilement en France, si l’on me tue.

Napoléon veut voir Réal, immédiatement. Qu’on sache tout du duc d’Enghien, qu’on fasse enquêter par la gendarmerie du général Moncey pour confirmer la présence du prince de sang à Ettenheim.

 

Peut-être est-ce enfin le mystère levé et l’occasion de frapper un grand coup. Napoléon réclame à Desmarets des renseignements sur le duc d’Enghien.

Quelques heures plus tard, il peut lire les rapports de police. Le duc a servi comme général dans l’armée des Princes et dans les armées ennemies. Il en a été l’un des généraux les plus déterminés et les plus courageux. La police le surveille depuis des mois déjà. Le duc d’Enghien a multiplié les contacts avec les émigrés, les chefs du parti royaliste, et surtout ses anciens compagnons d’armes rentrés en France. Son grand-père, le prince de Condé, a négocié la trahison de Pichegru.

Napoléon serre le poing.

Voilà les fils qui se rejoignent. La conspiration qui se noue.

À plusieurs reprises, précisent les notes de police, le duc d’Enghien a vanté les mérites militaires du général Moreau. Un adversaire loyal et valeureux, a-t-il écrit.

Un prince de sang.

Le général Pichegru.

Le général Moreau.

Et Cadoudal, l’exécuteur.

Voilà la conspiration dénudée.

L’impatience rend Napoléon fébrile. Il voudrait agir lui-même. Mais le duc d’Enghien a peut-être quitté Ettenheim.

Chaque jour, Napoléon harcèle Réal. A-t-on le rapport du général Moncey ? Ses gendarmes ont-ils vu le duc d’Enghien à Ettenheim ?

 

Le 8 mars 1804, Napoléon, comme tous les jours durant ces semaines-là, est levé à l’aube.

Il bouscule Constant et Roustam, descend dans les appartements de Joséphine, sans être capable d’y demeurer. Puis il remonte dans son cabinet de travail. Qu’attend-on pour lui apporter les premières dépêches ?

Méneval dépose une lettre du général Moreau.

Napoléon la parcourt avec une moue de mépris. Moreau n’a ni le courage d’avouer, ni l’audace de revendiquer ses actes, ni l’intelligence de demander sa grâce. Il argumente, reconnaît ses contacts avec les conspirateurs et affirme que « quelque proposition qui m’ait été faite, je l’ai repoussée par opinion et regardée comme la plus insigne des folies ».

— Au juge ! lance Napoléon en tendant la lettre à Méneval.

Moreau en a suffisamment dit pour révéler qu’il a menti et qu’on l’a sollicité pour entrer dans une conspiration dont il a caché l’existence.

Fini, Moreau.

 

Méneval tend une lettre de Talleyrand.

Le ministre des Relations extérieures doit savoir déjà que je fais enquêter sur le duc d’Enghien.

« Si la justice, écrit Talleyrand, oblige de punir rigoureusement, la politique exige de punir sans exception. »

Habile Talleyrand. Fidèle par intérêt. Comme Fouché. Deux hommes sur qui je puis compter dès lors que la Fortune m’est favorable.

Elle l’est.

Réal entre dans le cabinet de travail, brandissant le rapport du maréchal des logis Lamothe, de la gendarmerie nationale, qui s’est rendu le 4 mars à Ettenheim.

« J’ai appris, écrit-il, que le ci-devant duc d’Enghien était encore à Ettenheim, avec l’ex-général Dumouriez… »

Napoléon rugit.

Dumouriez aussi ? ! Dumouriez, qui est passé à l’ennemi en 1793 ! Ils sont tous là, les traîtres, engagés dans cette conspiration d’envergure pour me tuer.

Il hurle, se précipite sur Réal.

Il le menace du poing. Le maréchal des logis Lamothe évoque aussi la présence à Ettenheim d’un Anglais, sans doute ce Spencer Smith chargé par George III de recruter des espions et des traîtres en les achetant.

— Comment ? ! crie Napoléon. Vous ne me dites point que le duc d’Enghien est à quatre lieues de ma frontière, organisant des complots militaires ? !

Il marche furieusement d’un côté de la pièce à l’autre.

— Suis-je donc un chien que l’on peut assommer dans la rue, tandis que mes meurtriers sont des êtres sacrés ?

Il revient vers Réal.

— On m’attaque au corps ! hurle-t-il. Je rendrai guerre pour guerre, je saurai punir les complots, la tête des coupables m’en fera justice !

Le 9 mars, à dix-neuf heures, Cadoudal est pris après une course poursuite de la place Maubert à la rue des Quatre-Vents, dans le quartier de l’Odéon. Il s’est défendu, a tué un agent et en a blessé un autre. La foule a aidé à ceinturer Georges.

On l’incarcère au Temple. La partie est presque gagnée.

Reste le prince.

— Ce n’est pas moi qui ai détrôné les Bourbons, dit Napoléon à Caulaincourt. Ils ne peuvent en vérité s’en prendre qu’à eux. Au lieu de les poursuivre, de maltraiter leurs amis, je leur ai fait offrir des pensions et j’ai accueilli leurs serviteurs.

Il montre à Caulaincourt le premier rapport d’interrogatoire de Georges Cadoudal. Il lit : « Cadoudal a reconnu pour être anglais un poignard trouvé sur lui. Il a assisté de sang-froid à la reconnaissance du corps de l’agent qu’il a assassiné. »

— Les Bourbons, reprend Napoléon, ont répondu à mes procédés en armant des assassins.

Puis il ajoute, déterminé :

— Le sang veut du sang.