36.

Il a froid, ce 1er octobre 1805, lorsqu’il franchit le Rhin. Il pleut. Il serre les pans de sa redingote. Le pont tremble et résonne sous les sabots des chevaux des chasseurs de la garde qui escortent la berline. Napoléon frissonne, respire difficilement, comme si l’on pesait sur sa poitrine. Il fait un effort pour se détendre, pour ne pas subir comme hier soir, quelques heures avant le départ, cette crise douloureuse.

Il s’est effondré dans sa chambre du palais de Rohan, devant Talleyrand et M. de Rémusat, qui l’avaient accompagné. Durant quelques minutes, il a eu la sensation que les murs s’abattaient, l’écrasaient, que le sol se dérobait en l’entraînant. Un voile a couvert ses yeux.

Lorsqu’il a repris conscience, Talleyrand et Rémusat le frictionnaient avec de l’eau de Cologne. Il était à demi nu. Il les a repoussés en exigeant le silence complet sur cet accès de fatigue sans doute. Mais, malgré les bains brûlants dans lesquels il s’est plongé toute la nuit, le froid demeure en lui. Et s’il se laissait aller, il claquerait des dents.

Il doit maîtriser ce corps, comme on dompte un cheval rétif qui se cabre.

La monture marchera autant qu’il faudra.

 

Il arrive à Ludwigsburg et s’installe dans le palais de l’Électeur de Wurtemberg. Il griffonne quelques mots pour Joséphine, afin de la rassurer, car Talleyrand l’a sûrement avertie du malaise de la nuit, afin, par cette confidence, de prendre encore plus de pouvoir sur elle.

« Je suis à Louisbourg, écrit-il, je me porte bien… Porte-toi bien. Crois à tous mes sentiments. Il y a ici une très belle cour, une nouvelle mariée fort belle et en tout des gens fort aimables, même notre électrice, qui paraît fort bonne quoique fille du roi d’Angleterre. »

Il imagine Joséphine montrant la lettre, et ses dames de compagnie en répétant les termes.

C’est aussi cela, la guerre, ne pas laisser les rumeurs se répandre.

Et d’ailleurs je vais mieux, je vais bien.

 

Le temps, ce 4 octobre, est enfin beau. Napoléon parcourt en berline les routes de la région, encombrées de troupes en marche qui l’acclament quand elles reconnaissent l’escorte des chasseurs de la Garde.

À Stuttgart, dans la soirée, lorsqu’il pénètre dans la salle du théâtre de la Cour, l’Électeur de Wurtemberg l’installe avec déférence et, pendant que le rideau se lève, lui prédit que ce Don Giovanni, de Mozart, sera un enchantement.

Il écoute. Puis, dans la berline, en rentrant à Ludwigsburg, il dicte à la lumière de la lampe à huile, une lettre pour le nouveau ministre de l’Intérieur, Champagny : « Je suis ici à la cour de Wurtemberg, et tout en faisant la guerre j’y ai entendu de la très bonne musique. Le chant allemand m’a paru cependant un peu baroque. La réserve marche-t-elle ? Où en est la conscription de 1806 ? »

 

Car la guerre est dévoreuse d’hommes, et on ne la gagne que si l’on peut enfourner dans sa gueule de nouveaux régiments.

Les premiers combats viennent d’avoir lieu sur la rive droite du Danube, à Wertingen. Les cavaliers de Murat ont chargé, après que, Napoléon l’apprend, par suite de l’opposition entre Murat et Ney, une division a failli être écrasée par plus de trente mille Autrichiens.

Voilà mes maréchaux, braves et souvent bornés ! Jaloux les uns des autres.

Il se rend sur le champ de bataille. La pluie s’est remise à tomber. Les troupes sont alignées sous l’averse glaciale. Mais il est avec les soldats, faisant sortir des rangs les hommes dont les colonels lui disent qu’ils ont été les meilleurs combattants.

Celui-ci, le dragon Marcate du 4e régiment, a sauvé son capitaine qui, peu de jours avant, l’avait cassé de son grade de sous-officier. Napoléon lui tire l’oreille et lui accroche sur la poitrine l’aigle de la Légion d’honneur.

 

La pluie n’en finit pas. Le paysage disparaît sous l’averse. Napoléon chevauche avec son escorte. Les voitures de sa suite n’ont pas suivi. On entre dans le village d’Ober-Falheim. Les maisons ont été saccagées, pillées, les murs éventrés par les soldats qui cherchent l’or caché par les paysans.

Napoléon s’installe dans le presbytère. Un aide de camp prépare une omelette, un autre le lit.

Il allonge ses jambes devant la cheminée. Il tente de faire sécher ses vêtements. Il se sent bien ici. Les nouvelles de la bataille sont bonnes.

Le Danube a été franchi à Donauwerth. Davout et Soult sont entrés à Augsbourg. Bernadotte et Marmont à Munich. Les Autrichiens du général Mack se sont repliés sur Elchingen et Ulm. Ils veulent attendre là les Russes. Il faut donc les écraser, vite.

Il plaisante avec les quelques officiers qui se tiennent autour de lui, dans le presbyptère. Il n’a même pas son vin de chambertin, dit-il, ici, en Europe, alors qu’il n’en a jamais été privé même au milieu des sables de l’Égypte.

On lui apporte un verre de bière. Est-ce possible qu’ici, dans une contrée si fertile, elle soit si mauvaise ?

 

Le lendemain, il couche à Burgau, non loin d’Augsbourg.

La victoire est à portée de main. Il la sent, comme chaque fois qu’elle s’approche. Il avance en même temps que les avant-gardes, le long du Danube, jusqu’au passage d’Elchingen.

C’est l’aube du 14 octobre. Des pontonniers construisent une passerelle sous la mitraille. Napoléon se mêle aux premiers soldats qui s’élancent.

Tant de fois déjà son corps sous le feu, tant de fois, qu’il lui semble qu’il ne peut être atteint.

Enfin, les grenadiers s’emparent de l’abbaye d’Elchingen qui domine le fleuve. Napoléon s’y installe. On y transporte les blessés qui se comptent par centaines. Mais les Autrichiens ont été taillés en pièces, refoulés et, sous les charges de Ney et Bessières, le général Mack s’est enfermé dans Ulm.

Il est pris au piège.

Napoléon ressort. Une batterie ennemie tire sur l’escorte, les chevaux font des écarts, mais Napoléon reste impassible, galopant devant, vers les hauteurs du Michelsberg, où il fait placer des canons qui ouvrent le feu sur Ulm.

Il ne faut pas desserrer l’étreinte, afin que Mack capitule.

Puis, dans l’abbaye d’Elchingen, le soir, il écrit un mot à Joséphine.

« L’ennemi est battu, a perdu la tête, et tout m’annonce la plus heureuse campagne, la plus courte et la plus brillante qui ait été faite.

« Je me porte bien ; le temps est cependant affreux. Je change d’habit deux fois par jour, tant il pleut.

« Je t’aime et t’embrasse.

« Napoléon »

 

Il sort de l’abbaye. La pluie glaciale continue de tomber, si drue que les fortifications de la ville d’Ulm où se trouve le général Mack disparaissent derrière le rideau gris de l’averse.

Le cheval de Napoléon avance difficilement sur les chemins de crête, là où sont disposées les pièces d’artillerie. Napoléon descend, pointe lui-même un canon, donne l’ordre d’ouvrir le feu. Il faut débusquer Mack, le harceler, le contraindre à la reddition avant que les armées russes viennent à son secours.

Lorsqu’il rentre à l’abbaye d’Elchingen, Napoléon grelotte malgré les feux qui brûlent dans les hautes cheminées. Les officiers rendent compte de la fatigue des troupes. La pluie et la faim dissolvent la Grande Armée, disent-ils. Il faut des abris, du pain, du vin. Les uniformes sont en loques.

Napoléon écoute sans paraître entendre.

Commander, c’est aussi ne pas révéler son inquiétude et répondre à celle de ses subordonnés par des certitudes.

Mack se rendra, d’ici à quelques heures, affirme-t-il. On entrera dans Vienne, l’Autriche sera vaincue. Il ne faudra que quelques jours pour écraser les Russes. Et l’on en aura fini ainsi de la troisième coalition.

Il convoque le général Ségur, qui va demander à parlementer avec Mack. Il faut effrayer le général autrichien, obtenir sa reddition. Et d’ici là, l’écraser sous les obus.

 

Le 20 octobre, enfin, les troupes autrichiennes déposent les armes, sans même avoir combattu.

Napoléon regarde défiler devant lui ces trente mille hommes qui jettent à ses pieds leurs armes et leurs drapeaux, comme dans un triomphe antique.

La pluie a cessé mais il est trempé et crotté. Il sent le poids de son chapeau et de sa redingote grise qui sont gorgés d’eau. Il se tient en avant sur un petit tertre, dominant la scène. Il est l’Empereur vainqueur. Ses troupes sont rassemblées autour de lui, et de temps à autre il se tourne vers elles.

La victoire, comme chaque fois, a transformé l’épuisement et le doute en une sorte de fierté joyeuse. Elle a redonné des forces à chaque soldat. Il va décorer plusieurs d’entre eux.

Les soixante canons autrichiens, les vingt généraux prisonniers passent devant lui.

« Soldats, lance-t-il, ce succès est dû à votre confiance sans bornes dans votre Empereur, à votre patience à supporter les fatigues et les privations de toutes espèces, à votre intrépidité. »

Il échange quelques mots avec les généraux autrichiens qui se sont arrêtés et l’entourent. Certains de ces hommes portent des traces de blessures qui témoignent des campagnes qu’ils ont conduites contre les Turcs.

Ils sont valeureux, expérimentés, mais je les ai vaincus. Qui ne pourrai-je vaincre ?

Le soir, dans l’abbaye d’Elchingen, alors que la pluie a recommencé, il achève de dicter sa proclamation à la Grande Armée :

« Nous ne nous arrêterons pas là : vous êtes impatients de commencer une seconde campagne. Cette armée russe que l’or de l’Angleterre a transportée des extrémités de l’univers, nous allons lui faire éprouver le même sort… »

il entend, chaque fois qu’il cesse de parler, les plaintes des blessés qui ont été installés dans l’abbaye. Cette bataille d’Elchingen a pourtant été peu coûteuse en hommes. Mais demain ?

« Tout mon soin, dicte-t-il, est d’obtenir la victoire, avec le moins possible d’effusions de sang : mes soldats sont mes enfants. »

Ce texte doit être lu, imprimé, affiché, ordonne-t-il. Publié aussi dans le Bulletin de la Grande Armée, qui doit aider les soldats à connaître les intentions de l’Empereur, et leurs exploits.

 

Il s’assied au pied de la cheminée. Il prend du papier. Il va écrire lui-même, la feuille posée sur ses genoux éclairée par les flammes :

« J’ai été, ma bonne Joséphine, plus fatigué qu’il ne le fallait ; une semaine entière et toutes les journées l’eau sur le corps, et les pieds froids, m’ont fait un peu de mal…

« J’ai rempli mon dessein, j’ai détruit l’armée autrichienne par de simples marches… Je suis content de mon armée. Je n’ai perdu que mille cinq cents hommes, dont les deux tiers faiblement blessés.

« Le prince Charles vient couvrir Vienne.

« Je pense que Masséna doit être à cette heure à Vérone…

« Adieu, ma Joséphine, mille choses aimables partout.

« Napoléon »