3.

Napoléon aime le milieu de la nuit. Le temps semble s’y dilater. Dans le silence et l’obscurité qui environnent ses appartements, il a l’impression que la main qui depuis l’aube le serre relâche son étreinte.

Il entre dans le bain, il s’allonge. Son mamelouk place de nouvelles bûches dans le feu. Il a besoin de cette chaleur. Il doit toujours, dans la journée, chasser cette sensation de froid qui pénètre en lui. Quand il sort, il croise frileusement sur sa poitrine les deux revers de sa redingote de drap gris.

Peut-être est-ce sa maigreur qui l’empêche de lutter contre le froid. Ce matin, il claquait des dents dans son cabinet alors qu’on commençait à lui lire les articles des journaux anglais et allemands. Les français lui importent peu. Parfois il dicte lui-même les articles !

Il a arrêté un instant le secrétaire et, tourné vers Bourrienne, il a lancé :

— J’ai froid. Vous voyez comme je suis sobre et mince. Eh bien, on ne m’ôterait pas de l’idée qu’à quarante ans je deviendrai gros mangeur et que je prendrai beaucoup d’embonpoint. Je prévois que ma constitution changera et, pourtant, je fais assez d’exercice. Mais, que voulez-vous ? c’est un pressentiment, cela ne peut manquer d’arriver.

Il ferme les yeux. L’eau brûlante le recouvre entièrement. Tous ses muscles se relâchent peu à peu, même celui de cette épaule droite qui, parfois, quand viennent la colère et l’émotion, se contracte, et l’épaule se soulève dans une sorte de mouvement nerveux qu’il ne peut contrôler.

L’eau apaise aussi ces brûlures et ces démangeaisons qui l’irritent souvent dans la journée. Il suffit parfois de l’une de ces correspondances de l’étranger, qui montre l’entêtement de Pitt et des Autrichiens, ou bien d’un courrier du général Moreau, qui regrette, au nom de la prudence, le plan d’attaque par la Suisse, afin de tourner les Autrichiens, et qui prévoit de franchir le Rhin, frontalement. Mais il ne faut pas, pas encore, critiquer ou briser Moreau. Sa réputation est trop établie. Il est en relation avec trop d’officiers. La prudence, avec ceux qui disposent du pouvoir sur les hommes en armes, est de règle.

 

À la fin de la matinée, après avoir lu les rapports de police, signé les réponses aux lettres, dicté des directives et des instructions, il est passé dans le cabinet topographique, réservé aux cartes. Il veut connaître le déplacement de toutes les armées, leur approvisionnement. Il faut que les espions anglais et autrichiens s’imaginent que l’armée de réserve que l’on constitue à Dijon n’est qu’un leurre destiné à leur faire croire que se constitue un corps de bataille. Il faut donc parler de l’armée de réserve avec emphase pour les conforter dans cette idée d’une action de propagande et cependant la constituer.

De cela, il n’a rien dit aux deux autres consuls, ni au Conseil d’État, auquel il a rendu visite. Cambacérès, qui n’aime pas les Assemblées, a craint que le Conseil d’État ne prenne trop d’importance, ne soit le siège d’une opposition. Il ne connaît pas les hommes, décidément, même s’il les aime jeunes et bien faits ! Il est vrai que c’est leur corps plus que leur esprit, qui l’attire.

Il suffit, pour domestiquer les hommes, de les gâter. L’expression est juste, n’est-il pas vrai ? « Je traiterai si bien ceux que je placerai au Conseil d’État qu’avant peu cette distinction deviendra l’objet de l’ambition de tous les hommes de talent qui désirent parvenir. »

Il y a encore quelques bavards au Tribunat, des membres de cette Assemblée qui disent : « Dans ces lieux, si l’on osait parler d’une idole de quinze jours, nous rappellerions qu’on vit abattre une idole de quinze siècles », d’autres, comme ce Benjamin Constant, qui évoquent un « régime de servitude et de silence ».

Napoléon sort du bain. Le souvenir de ces phrases vite étouffées sous les protestations et les excuses de leurs auteurs suffit à briser ce calme qui peu à peu s’était installé en lui.

— Je vais couper les oreilles à ces avocats, dit-il à l’aide de camp devant lequel il rappelle ces propos.

Il le retient. Ce ne sont pas là des façons d’agir.

Il sort du bain. Son mamelouk, aidé de deux petits Abyssiniens, qui servent aussi à table, le sèche.

Il va descendre chez Joséphine.

 

Il faudrait lui parler d’argent, des dettes folles qu’elle accumule pour ses bijoux, ses parures, ses chapeaux, le mobilier, les bibelots.

Il est vrai qu’elle sait recevoir. Il apprécie la Malmaison, cette demeure près de Rueil qu’elle a achetée, aménagée avec élégance. Il s’y rend du samedi midi au lundi midi. On y dîne le plus souvent à plus de vingt, et, quelquefois, il y a plus de cent invités. Mais Joséphine, il l’a appris par les rapports de police, par Bourrienne, par la rumeur, doit plus d’un million de francs, peut-être le double ! Il faut charger Bourrienne d’apurer les comptes. Avec six cent mille francs. Qu’il menace les créanciers qui ont dû exagérer toutes les factures. Mais, celles-ci payées, Joséphine recommencera, il en est sûr. Il faut de l’argent pour elle, pour assurer l’avenir. Que signifierait, d’ailleurs, être au pouvoir et manquer d’argent ? Le pouvoir, c’est aussi l’argent. Il y a les cinq cent mille francs de traitement de Premier consul. Les deux autres n’ont droit qu’à cent cinquante mille. Il y a les crédits de dépense de la « maison consulaire », de l’ordre de six cent mille francs.

Quand un habit, veste et culotte, ne coûte que trente-deux francs, un cheval trois francs, et qu’une journée de travail est payée de un à deux francs, qu’un général de division touche quarante mille francs, cela peut sembler énorme, mais il ne peut y avoir d’égalité entre l’homme qui ordonne et celui qui obéit.

Et serais-je le seul à ne pas disposer d’une fortune alors que tous se sont enrichis ?

Lucien, nommé ministre de l’Intérieur, est mêlé à tant de trafics, fait l’objet de tant de rumeurs, qu’il va falloir l’éloigner. Joseph, membre du Conseil d’État, qui gère les fonds familiaux, est installé dans le somptueux château et domaine de Mortefontaine. C’est là que Murat et Caroline ont célébré leur mariage. Il possède un hôtel élégant construit par Gabriel, rue du Rocher. Pauline et son époux, le général Leclerc, sont installés dans un hôtel particulier de la rue de la Victoire. Letizia Bonaparte est entourée de financiers qui la conseillent pour ses placements.

C’est ma famille. Je leur dois cela, c’est dans l’ordre des choses. Comme la pauvreté et la misère. L’intelligence et la niaiserie. Le droit de commander et le devoir d’obéir.

 

Pensée d’aristocrate ? Pourquoi pas ? À la condition que la noblesse soit ouverte aux talents, qu’on accède à l’élite par l’effort, le courage et le savoir. Il faut faire la fusion – c’est le mot que j’emploie – entre la France d’avant, celle d’Ancien Régime, et la nouvelle, celle née de la Révolution. Et je suis cette fusion, je suis national.

Le 25 février 1800, dans la maison de campagne de Talleyrand, à Neuilly, Napoléon passe, maigre, l’oeil brillant, parmi tous ces aristocrates du faubourg Saint-Germain que l’ancien évêque d’Autun, ministre des Relations extérieures, a rassemblés pour une soirée fastueuse. Laharpe, critique et traducteur, y récite des vers ; Garat – ancien chef des Incroyables, ces royalistes à la mode extravagante – y chante, en compagnie de Mme Walbonne, la cantatrice à la mode. Les pièces sont éclairées par des centaines de bougies. Les ors et les argents brillent. Napoléon reconnaît des proches de feu Louis XVI, Barbé-Marbois, le chevalier de Coigny, La Rochefoucauld-Liancourt, et voici l’abbé Bernier, qui négocie avec les chouans pour les conduire à déposer les armes et à la soumission.

 

Car qu’ils ne s’y trompent pas, ces royalistes ! Ce sont eux qui se rallient au pouvoir, et non le pouvoir qui se rallie à eux !

Quand Frotté, l’un des chefs chouans, tombe entre les mains des troupes du général Brune, son sauf-conduit ne le protège pas.

— Ce misérable Frotté, écrit Napoléon. Il a préféré se faire prendre, à rendre les armes.

Pas d’hésitation quand sa plume écrit : « Dans le moment actuel il doit être fusillé. Ainsi la tranquillité se trouvera bien consolidée dans la ci-devant Normandie. »

Et presque tous les jours, on exécute cinq ou six chouans.

Poigne de fer pour ceux qui ne veulent pas se soumettre. D’autant plus que Fouché rapporte des projets d’attentat, d’enlèvement sur la route de la Malmaison.

Ce n’est pas le moment de ma mort.

Napoléon, le soir, souvent, s’en va seul en compagnie de Bourrienne se promener dans les rues de Paris, avec sa redingote grise et un chapeau rond enfoncé sur la tête. Il fait de menus achats, parle avec les uns et les autres comme s’il n’était qu’un quidam qui critique ce Premier consul. Et il se plaît à entendre les réponses.

Un soir de mars, il se rend au théâtre des Italiens, sans équipage. On y donne Les Sabines. La garde consulaire est sur place, sous les armes. Il se renseigne sur la cause de ce déploiement de force, comme s’il n’était qu’un passant.

— Voilà bien du bruit pour peu de chose, dit-il quand on lui répond que l’on attend le Premier consul.

Il ne se fait reconnaître qu’au moment où quelqu’un lance : « Il faut arrêter cet homme-là. »

Il ne craint pas pour sa vie.

 

Il reçoit, dans l’un des salons des Tuileries, Georges Cadoudal, un colosse royaliste, un irréductible combattant de la chouannerie. C’est la deuxième entrevue, mais celle-ci se déroule en tête à tête, alors qu’il l’a rencontré une première fois en compagnie d’autres chefs vendéens, dans l’espoir de les rallier. Cadoudal ? Un gros Breton, fanatique, pense-t-il, bien capable de l’étrangler ou de lui brûler la cervelle.

Mais il veut l’appâter, le désarmer, en faire, pourquoi pas, un général. Cela vaut mieux que de continuer à porter au flanc ce poignard vendéen enfoncé jusqu’à la garde, alors que les armées autrichiennes se rassemblent sur le Danube puis marchent vers l’Italie et le Rhin.

Cadoudal paraît furieux, va de long en large dans le salon.

Les aides de camp ont laissé la porte entrebâillée pour pouvoir bondir en cas de danger.

Mais pourquoi craindre ce colosse ? Le dompteur doit se méfier du lion et non trembler devant lui.

Il faut jouer de toutes les cordes pour découvrir que l’homme est un avide de pouvoir, aveuglé par la passion. Un ennemi irrécupérable. Soit.

— Vous voyez mal les choses, conclut Napoléon, et vous avez tort de ne vouloir entendre aucun arrangement. Mais…

Il faut encore laisser une chance.

— Mais, reprend Napoléon, si vous persistez à retourner dans votre pays, vous irez aussi librement que vous êtes venu à Paris.

À Fouché de suivre l’homme, de surveiller ces royalistes, d’étouffer les complots qu’ils échafaudent avec la complicité des Anglais.

M’assassiner ? Ou bien tenter de faire de moi le restaurateur du roi ?

 

Chaque jour Joséphine et sa fille Hortense lui parlent des émigrés, dont la liste a été arrêtée au 25 décembre 1799. Pour pouvoir rentrer en France après cette date, il faut obtenir sa radiation de la liste. Et Joséphine continue d’aider les uns et les autres dans leurs démarches.

— Ces diables de femmes sont folles ! s’emporte Napoléon. C’est le faubourg Saint-Germain qui leur tourne la tête. Elles ont fait l’ange tutélaire des royalistes, mais cela ne fait rien, je ne leur en veux pas.

Un jour de mars 1800, Talleyrand lui tend une lettre qu’il a reçue et qui, dit-il, est passée de main en main. Le ministre ne montre aucune indignation, affichant une indifférence souriante.

Napoléon décachette la lettre, la parcourt d’un regard. Elle est signée Louis XVIII. Il a une bouffée d’orgueil. C’est lui qui habite le palais des Tuileries. Et le roi est en exil. Le roi quémande. Le roi flatte comme un courtisan.

« Quelle que soit leur conduite apparente, écrit-il, les hommes tels que vous, Monsieur, n’inspirent jamais d’inquiétude. »

Napoléon relève la tête, regarde Talleyrand. A-t-il, malgré les scellés, lu cette lettre ? En connaît-il le contenu ?

« Vous avez accepté une place éminente et je vous en sais gré, continue le frère de Louis XVI. Mieux que personne vous savez ce qu’il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d’une grande nation. »

D’un coup d’oeil Napoléon lit les phrases suivantes :

« Sauvez la France de ses propres fureurs, vous aurez rempli le premier voeu de mon coeur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l’État pour que je puisse acquitter par des places importantes la dette de mon aïeul et la mienne. »

Napoléon a envie de sourire.

Pourquoi céderait-il sa première place afin de devenir le second d’un roi qui n’a pour arme que le passé d’une dynastie renversée ?

Il tend la lettre à Talleyrand. Peut-être répondra-t-il, mais plus tard. Pour l’heure il faut faire la guerre, afin d’imposer la paix.

 

Le 17 mars 1800, il fait dérouler la carte d’Italie dans son cabinet topographique, attenant à son cabinet de travail. Il s’agenouille, s’allonge presque, étudiant chaque détail. Il place ici et là sur la carte des épingles à têtes noires ou rouges.

Le général autrichien Melas a installé son quartier général à Alexandrie. Il assiège Masséna qui résiste dans Gênes.

Napoléon suit avec son doigt sur la carte une ligne reliant plusieurs épingles. Il faut passer les Alpes, dit-il, au Grand-Saint-Bernard, avec l’armée de réserve rassemblée à Dijon, puis battre Melas dans la plaine.

— Ici, à San Giuliano.

Bourrienne se penche, lit le nom d’une ville voisine : Marengo.

Mais il faut agir vite. Le temps manque toujours. On doit profiter de la résistance de Masséna dans Gênes et des victoires du général Moreau, qui vient de réussir, trop prudemment, la traversée du Rhin.

Le 5 mai 1800, Napoléon, tout en marchant dans son cabinet, dicte à son secrétaire, dont la table est placée contre la fenêtre, une lettre pour Moreau.

« Je partais pour Genève lorsque le télégraphe m’a instruit de la victoire que vous avez remportée sur l’armée autrichienne : gloire et trois fois gloire !

« La position de l’armée d’Italie est assez critique : Masséna renfermé dans Gênes a des vivres jusqu’au 5 ou 6 prairial ; l’armée de Melas paraît considérable, quoique fortement affaiblie.

« Je vous salue affectueusement.

« Bonaparte »

Il donne les derniers ordres. Quitter Paris, c’est laisser le grouillement des ambitions s’exacerber. C’est un nouveau défi : s’il l’emporte, le pouvoir sera consolidé. S’il est battu…

Il convoque Joseph, lui confie la gestion de tous ses fonds pendant la durée de la campagne. Joseph commence une phrase. Il voudrait…

Il faut l’interrompre. Qui ne connaît le voeu de Joseph ? Être le successeur désigné. Il est trop tôt.

Fouché entre à son tour dans le cabinet, évoque le complot anglais puis fait état d’une conspiration jacobine qu’il a démantelée. Tout sera calme à Paris, assure-t-il.

Qui pourrait faire confiance à ces hommes-là, qui ont survécu depuis dix ans à coups d’abandons, de retournements, de trahisons et de lâchetés ?

Ils ne sont fidèles qu’à la force victorieuse.

Tout dépend donc une fois de plus du sort des armes.

Donc, tout dépend de moi et de la Fortune.

 

Napoléon, dans la soirée du 5 mai, se rend à l’Opéra. On lit le bulletin annonçant la victoire de Moreau à Stockach. Les spectateurs se lèvent et applaudissent longuement.

Napoléon quitte la salle peu après.

 

À deux heures du matin, le 6 mai, il monte dans la chaise de poste qui doit le conduire à Dijon, où l’attend l’armée de réserve.