28.

Il se laisse aller. Son corps suit durant quelques minutes les mouvements de la berline. Il froisse la lettre que lui a donnée Méneval, assis en face de lui. Il croise son regard et aussitôt le secrétaire baisse les yeux.

Napoléon regarde par la fenêtre. La voiture traverse un paysage vallonné que raye la pluie violente.

Il pleut depuis qu’ils ont quitté Boulogne. Il a plu à Saint-Omer, pendant la revue des divisions de réserve de cavalerie. Il a plu à Arras, pendant le défilé des troupes, qui a duré plusieurs heures.

Napoléon est resté debout sous l’averse, félicitant le général Junot pour la bonne tenue des troupes. Il a revu Laure Junot, mais il n’a échangé que quelques phrases avec elle. Il a dû recevoir en audience les officiers, le préfet, les notables, l’évêque. Il a fait face à ses obligations parce qu’il est l’Empereur et qu’un chef ne doit pas sentir la fatigue, doit oublier son corps. Il a à peine dormi et retrouvé la berline et la route qui d’Arras conduit à Mons et à Bruxelles. Il doit loger au château de Laeken et repartir pour Aix-la-Chapelle, la ville de Charlemagne où Joséphine l’attend.

Il sent sous ses doigts le papier. Il l’écrase avec fureur. Ainsi donc, l’amiral Latouche-Tréville est mort à Toulon, de maladie. Et cela le révolte. C’était l’un des seuls amiraux en qui il avait confiance. Il y a quelques jours, il lui avait adressé une lettre dont chaque phrase lui revient. « Si vous trompez Nelson, avait-il dicté, il ira en Sicile, en Égypte ou au Ferrol… Du reste, pour fixer mes idées sur cette opération qui a des chances, mais dont la réussite offre des résultats si immenses, j’attends le projet que vous m’avez annoncé. »

Mais Latouche-Tréville est mort.

Et je peux mourir.

Il ferme les yeux. Il ne veut pas s’attarder à cette pensée. Mais la lettre qui annonce la disparition de l’amiral est dans son poing. On peut mourir de maladie, même quand on est soldat. Ou Empereur. Il repousse cette idée. Il a confiance dans son corps. Il n’écoute pas Corvisart. Que peut un médecin ? Et pourtant, parfois, il a le sentiment que son corps se transforme. Une douleur traverse son estomac ou son ventre. Il faudra qu’il mange moins encore, se contente d’oeufs au miroir, de quelques légumes en salade, d’un peu de parmesan, et, à certains repas, en campagne, d’un poulet rôti, d’une soupe, d’un bouilli.

Il montre à Méneval l’un des placards de la berline qui contient la bouteille de chambertin. Il veut boire un verre de son vin. Il suit les gestes de Méneval qui débouche la bouteille de chambertin. D’un mouvement de la main, Napoléon arrête le secrétaire, lui demande de verser un peu d’eau dans le verre. Il ne veut boire son chambertin que coupé. Il jette la lettre sur la banquette et prend son verre, qu’il avale d’un trait.

Un empereur peut-il s’attarder à écouter ce qui se passe dans cette machine qu’est son corps ?

 

Il commence à dicter une lettre pour Portalis, ministre de l’Intérieur par intérim.

« Vous devez avoir aujourd’hui, prononce-t-il d’une voix saccadée, le montant des votes pour l’hérédité. »

Il s’arrête un instant. Il n’y aura à ce plébiscite pour l’Empire que quelques milliers d’opposants. Mais il ne faut rien négliger, afin que le nombre des Oui soit écrasant.

« Joignez-y ceux des armées et de la marine, reprend-il, et faites-moi connaître le résultat total. Il doit être de plus de trois millions de votes. »

Que les préfets agissent en conséquence. Il est d’abord l’Empereur des Français. L’approbation doit être générale. Peut-être pourra-t-elle faire hésiter ces puissances que l’Angleterre tente de liguer contre la France.

Il parle plus vite. Il écrit au ministre des Relations extérieures.

Que Talleyrand fasse connaître à Vienne ma satisfaction de la reconnaissance par l’Autriche de l’Empire français.

Et donc, que l’Empereur Napoléon Ier reconnaît au roi d’Autriche le titre d’Empereur héréditaire qu’il vient de s’attribuer. Mais que Talleyrand signifie au contraire au tsar le regret – Napoléon hésite, dit : « le courroux », répète –, le regret que le chargé d’affaires russe ait demandé ses passeports et quitté Paris.

La Russie se rangerait-elle aux côtés de l’Angleterre ?

Faudra-t-il un jour faire la guerre à toute l’Europe pour que je sois accepté, reconnu ?

Il ferme à nouveau les yeux.

Et pourtant c’est la paix, que je veux. Mais peut-on l’imposer autrement que par le glaive ?

 

Il est arrivé à Aix-la-Chapelle le 3 septembre 1804. Il fait à nouveau beau. La ville est fleurie, les jeunes femmes lui apportent des bouquets. La foule se presse dans les rues, sur son passage, et, le soir, quand il se rend à la fête donnée dans une salle de la redoute en son honneur, les façades sont illuminées. On a dressé ici et là des portraits de Charlemagne.

Dès qu’il entre dans la salle, on l’acclame. Des princes l’entourent. Il aperçoit Joséphine entourée de ses dames du Palais. Mais il a appris il y a quelques minutes que Mme Duchâtel n’a pas été conviée à ce voyage. Sans doute Joséphine a-t-elle déjà des soupçons. Cela l’irrite, le blesse. Cherche-t-elle à l’enfermer dans une fidélité dont il ne veut pas ? Il s’approche de Joséphine, courroucé, et brusquement il croise le regard d’une jeune femme, qui le fixe avec un mélange de soumission et d’invite. Elle est grande, vêtue d’une robe de soie bleue, les épaules nues. On devine la naissance de ses seins. Il incline la tête vers Joséphine et s’arrête devant la jeune femme. Qu’on ose l’empêcher de parler et de voir qui il veut, comme il veut !

Qui est-elle ? Mme de Vaudey, répond la jeune femme en se courbant avec élégance. Il l’attend, dit-il. Il lui donnera ses ordres ce soir. Il s’éloigne déjà avec un sentiment de plénitude. Il rejoint les princes allemands, qui l’interrogent.

Il se rendra, répond-il, à la cathédrale pour s’incliner devant le tombeau de l’Empereur Carolus Magnus, et méditer devant les reliques conservées. Il veut voir l’épée de Charlemagne. C’est avec elle que cet Empereur a pacifié l’Europe. Peut-on renoncer au glaive si l’on recherche la paix ? Il veut, dit-il, que son sacre à Paris rappelle la grandeur de Charlemagne. Car son plus grand désir est de faire de l’Europe une terre de paix et de bonne administration.

Il veut que Charlemagne soit son « auguste prédécesseur ».

Il sort de la salle, regagne sa résidence et ordonne à Constant de trouver Mme de Vaudey, dame du Palais, et de la conduire jusqu’à lui cette nuit même.

Il n’imagine pas qu’elle puisse refuser. Il y avait dans ses yeux cette flamme qu’il voit maintenant dans le regard de presque toutes les femmes, le désir d’être choisie, l’appel et l’offrande. Il est l’Empereur.

Elle est venue. Belle, jeune, curieuse et gaie, avec une pointe d’impertinence qui a donné de la vivacité à leurs rapports, mais dont en même temps il se méfie. Il la sent aussi, dès cette première nuit, avide, soucieuse de son avenir, pensant déjà à sa nouvelle situation à son retour à Paris.

Une femme doit recevoir sans exiger. Et celle-ci, il le devine, offre ses charmes comme un appât. Mais elle est plaisante, il est vrai. Et lorsqu’il la renvoie à l’aube, il se promet de la revoir, à Saint-Cloud ou aux Tuileries.

Puis il s’en va parcourir les rues de la vieille ville. Ici donc, Charlemagne régnait.

Il entre dans la cathédrale, voici le tombeau et les reliques de l’Empereur. Mais il est déçu par l’épée. La plupart des pièces les plus rares – le sceptre, la toge, le globe – se trouvent à Nuremberg. Il faut pourtant que son sacre ait la magnificence d’une cérémonie carolingienne.

Il avance dans la nef de la cathédrale, il entend ses pas résonner sous les voûtes. Y a-t-il plus grande entreprise que celle de reconstituer l’Empire de Charlemagne et d’imposer comme il le fit sa marque à l’Europe ?

N’ai-je pas déjà montré que rien ne m’est impossible ? Qu’il suffit de vouloir, de vouloir obstinément, passionnément, pour pouvoir ? Et que la Fortune, quand on lui fait confiance, dispose ses pièces de manière favorable sur le grand échiquier du monde ?

 

Il repart pour Krefeld, Juliers, Cologne, Coblence, Mayence. Il visite les fortifications de ces villes. Il fait arrêter la voiture sur la route qui longe le bord du Rhin et marche longuement, seul, contemplant le fleuve.

Il a maintenant une idée précise de ce que doit être la cérémonie du sacre. Elle se déroulera à Notre-Dame, et non aux Invalides. Il va donner l’ordre à l’architecte Fontaine de dégager la cathédrale, de façon qu’elle surgisse dans un espace ouvert. Qu’on démolisse les maisons qui se serrent autour d’elle, qu’on pave, en travaillant la nuit à la lueur des torches si le temps manque, la rue de Rivoli, la place du Carrousel, et le quai de la Seine. Il faut que les voitures avancent sur un sol nivelé, une voie à la romaine, et non par des rues que la pluie pourrait rendre boueuses. Car ce sera novembre, pour l’anniversaire de Brumaire. Et il faut donc presser les travaux.

Il remonte en voiture. Il imagine cette cérémonie, Notre-Dame pleine de vingt mille personnes. Il pense aux costumes, à la cape qu’il veut porter, à l’épée et à la couronne. Il ordonne qu’on les confectionne, car, après tout, s’il est le continuateur de Charlemagne, il est aussi l’inventeur de son propre Empire, le fils d’une révolution sans équivalent.

Il doit, et c’est sa tâche, nouer les fils entre Charlemagne et lui, et c’est pourquoi il tient à la présence du pape, à Notre-Dame.

 

À Cologne, dans le palais impérial où il a établi sa résidence, il écoute les longues acclamations de la foule. Il n’est pas une ville traversée qui ne lui ait fait un accueil triomphal.

Il s’attarde quelques instants devant la fenêtre. La place ne désemplit pas depuis qu’il est entré dans le palais. Mais rien ne sert de contempler longtemps ce peuple enthousiaste. C’est l’avenir, qu’il faut préparer. Et celui-ci sera dessiné par la cérémonie du sacre. Il appelle Méneval et, ce 15 septembre 1804, commence à dicter.

« Très Saint-Père,

« L’heureux effet qu’éprouvent la morale et le caractère de mon peuple par le rétablissement de la religion chrétienne me porte à prier Votre Sainteté de donner une nouvelle preuve de l’intérêt qu’elle prend à ma destinée et à celle de cette grande nation dans une des circonstances les plus importantes qu’offrent les annales du monde. »

Il va à nouveau vers la fenêtre. La foule est toujours là, devant le palais impérial.

S’il continue son oeuvre, alors il sera dans la lignée de Charlemagne. Et ne s’est-il pas inscrit déjà dans les « annales du monde » ?

Il reprend :

« Je prie Votre Sainteté de venir donner au plus éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie du sacre et du couronnement du Premier Empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu’elle sera faite par Votre Sainteté, elle-même… »

Puis il convoque le général Caffarelli, l’un de ses aides de camp.

Il apprécie cet officier, dont le frère aîné est mort à Saint-Jean-d’Acre. C’est lui qui va porter la lettre au Saint-Père. Il n’est pas évêque, comme le voudrait la tradition. Mais son frère est évêque de Saint-Brieuc, n’est-ce pas ?

Napoléon sourit puis, tout à coup grave, il dit à Caffarelli : « Traitez le pape comme s’il avait deux cent mille hommes. » Il a déjà dit cela autrefois, mais il veut répéter cette phrase. Le pape est une puissance qui enrégimente les âmes, mieux qu’une division et ses baïonnettes.

Napoléon va et vient dans la grande pièce sans regarder Caffarelli et Méneval. Il ne parle pas pour eux, mais comme s’il voulait mettre au point pour lui-même ses idées.

« Ce qu’on doit considérer ici, dit-il, c’est si cette démarche auprès du pape est utile à la masse de la nation. »

Il le croit.

« C’est un moyen de nous attacher les nouveaux pays », reprend-il.

Que pourront-ils me reprocher lorsque je serai sacré par le pape ?

« Ce n’est qu’en compromettant successivement toutes les autorités que j’assurerai la mienne. »

Il revient vers le général Caffarelli, aspire plusieurs prises de tabac.

— C’est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons consolider, conclut-il.

 

Mais qui comprend son « système » ? Et ce mécanisme qu’il a mis en route dès le 18 Brumaire fonctionnera-t-il ? Acceptera-t-on cet Empire français dont il veut masquer, sous l’or du sacre et l’onction pontificale, l’origine révolutionnaire ?

Il a repris la route, atteint Mayence. Est-ce la fatigue ? Les traits de son visage se sont creusés. Il apprend que l’Angleterre a saisi sans déclaration de guerre, des navires espagnols, et que, à Calmar, en Suède, les frères de Louis XVI ont du fond de leur exil condamné une nouvelle fois l’Usurpateur.

Moi, voué à l’enfer, malgré tous les Te Deum auxquels j’assiste, malgré les bénédictions des évêques que je reçois dans chaque ville depuis le Concordat !

Moi, que l’on n’accepte pas, contre lequel des rois se liguent !

Il regarde avec une moue de mépris les princes allemands qui l’entourent, dans la grande salle illuminée du palais de l’Électeur. Il ne répond pas à leurs questions sur ses intentions. Il dit simplement :

— Il n’y a plus rien à faire en Europe depuis deux cents ans. Ce n’est que dans l’Orient que l’on peut travailler en grand.

Il fait une grimace, comme pour les convaincre qu’il prononce ces mots afin de leur masquer ses projets.

Mais, en s’éloignant, il pense à l’Égypte, à cette route qu’il avait voulue et rêvé d’ouvrir vers l’Inde, comme Alexandre.

Mais peut-être Charlemagne pensait-il déjà à ce conquérant-là ?

 

Le lendemain, dimanche 30 septembre 1804, il ordonne qu’on rassemble, hors les murs de Mayence, les quatre régiments de cavalerie de la garnison. Il fait déjà frais, mais il aime ce vent chargé de pluie qui fouette le visage. Et, durant plusieurs heures, il fait manoeuvres comme un simple général, les régiments, lançant les ordres d’une voix claire.

Ici, sur le champ de manoeuvres comme sur un champ de bataille, les actes portent en eux les réponses aux questions que l’on se pose.

En avant, il n’y a pas d’autre loi, en avant pour vaincre.

Il reprend la route.

Frankenthal, Kaiserlautern, Simmern, Trèves, Luxembourg, Stenay : il traverse ces villes, y reçoit l’hommage des autorités, passe les troupes en revue, examine les fortifications puis, enfin, il roule sur la route de Paris.

Il arrive au château de Saint-Cloud, peu après onze heures, le vendredi 12 octobre 1804.