6.

La nuit, souvent, Napoléon s’échappe. Il descend un escalier sombre, pousse une petite porte. Et voici la rue, l’odeur des feuilles mortes, le vent chargé de pluie. Là-bas, à une centaine de mètres, dans la lumière des lanternes, les factionnaires de la garde consulaire font les cent pas devant les grilles du palais. Ici, c’est l’ombre. Les Tuileries ne sont qu’une façade obscure que seuls de rares passants longent.

Napoléon n’a fait que quelques pas et, déjà, il est devenu une silhouette anonyme qui peut entrer dans la foule et que personne ne reconnaîtra sous cette redingote noire, ce chapeau rond enfoncé jusqu’aux sourcils. Il n’a pas besoin de regarder Berthier qui l’accompagne. Il devine l’anxiété et même la peur du général. Tous ceux, d’ailleurs, qui sortent ainsi avec lui sans escorte et se mêlent aux citoyens, sont saisis de la même frayeur. Duroc ou les aides de camp ont la main serrée sur la crosse de leur pistolet.

C’est lui qu’on veut tuer pourtant, mais il ne craint pas la mort. Elle choisira son moment. Il sent qu’il n’est pas venu encore. Pourtant Paris grouille de complots, il le sait.

 

Napoléon se tourne vers Berthier, l’interroge sur la dernière conspiration découverte. Royaliste ou jacobine ? Depuis qu’il a répondu à la lettre du Louis XVIII, les fanatiques à la fleur de lys n’ont plus qu’un seul espoir, l’abattre.

— Si j’en croyais Fouché…, commence Napoléon avant même que Berthier ait pu répondre.

Selon le ministre de la Police, les complots royalistes pour l’enlever, l’assassiner, se multiplient. L’argent anglais coule à flots. Mais peut-on croire Fouché ? N’a-t-il pas partie liée avec les jacobins ? Ne les protège-t-il pas, parce qu’il redoute par-dessus tout un retour des Bourbons, qui lui feraient payer cher son passé de régicide et de terroriste ? Or, la « queue de Robespierre » s’agite encore.

Napoléon ne s’en défend pas : il déteste ces hommes-là, fanatiques et destructeurs. Il ne les comprend pas. Qu’espèrent-ils ? Les royalistes ont au moins un but clair : retrouver, avec un roi, leurs privilèges et leurs biens. Et c’est pour cela qu’il leur est hostile. Ils mettraient la France à feu et à sang. On n’efface pas une révolution. On la canalise, on la corrige. On bâtit sur les décombres qu’elle a laissés des « masses de granit », des institutions nouvelles. Et c’est à cela qu’il s’emploie tous les jours, de l’aube à la nuit. Et c’est aussi pour échapper quelques heures à ce travail de force, qu’il fuit le palais des Tuileries. Il veut éprouver la liberté, regarder ces femmes, dont certaines l’aguichent.

Il doit recevoir, cette nuit, Giuseppina Grassini. Et c’est aussi pour ne pas avoir à l’attendre, qu’il marche dans les rues. Bientôt, la maison qu’il a choisie pour elle, rue de la Victoire, sera installée. Alors il pourra s’y rendre, peut-être chaque nuit. Il n’aura pas à craindre que surgisse Joséphine, que Constant, le premier valet de chambre, ou Roustam, le mamelouk, ne le préviennent que « la générale » approche, qu’elle veut monter l’escalier, rendre visite au Premier consul. Elle est jalouse. Retournement des choses ! Donc, Giuseppina, dans sa maison de la rue de la Victoire, chantera pour lui seul. Sa voix est à l’image de son corps, pleine, diaprée, veloutée, alanguie. Elle l’enveloppe.

 

— C’était un petit globe infernal, dit Berthier.

Il faut revenir à la mort qui guette. À ces jacobins qui, dans leurs pamphlets clandestins, veulent que surgissent du peuple français des « milliers de Brutus ». Ils exaltent le tyrannicide.

Moi, tyran ?

Napoléon se tourne vers Berthier.

— Voilà près d’un an que je gouverne, dit-il, et je n’ai pas versé une goutte de sang.

Ils veulent ma mort. Mais pourquoi ? Qu’espèrent-ils ? Ils n’auront que le désordre, la défaite, car l’Autriche va reprendre la guerre alors que l’Angleterre reste déterminée. Ou bien ils ouvriront la voie à la restauration des Bourbons, apprentis sorciers. À moins qu’ils ne cherchent un autre Premier consul, plus docile, qui serait à leur botte et ne voudrait pas être national mais ferait leur politique de parti.

— Que fait le général Moreau ? demande Napoléon, interrompant une nouvelle fois Berthier.

Moreau représente le seul danger. Il est à Paris, en congé régulier. Il reçoit beaucoup de généraux : Brune, Augereau, Lecourbe. On dit qu’il voit Sieyès, la taupe, Mme de Staël, qui se prend pour un homme politique. Mais Moreau pourrait aussi servir les royalistes. Moreau est une véritable menace. Il faudra le désarmer, le séduire ou le réduire.

— Un petit globe infernal, reprend Berthier.

Les hommes de Fouché, explique-t-il, ont été alertés par une explosion qui s’est produite dans le quartier de la Salpêtrière, chez un certain Chevalier, un ancien employé du Comité de salut public. Ils ont découvert une étrange machine, un baril cerclé de fer, bourré de clous à grosses têtes, de morceaux de verre et de fer. Une mèche permettait de faire exploser cette bombe. On a, à la suite de l’enquête, arrêté une dizaine de jacobins.

— Ils se proposaient de faire sauter la Malmaison, conclut Berthier.

Napoléon reste silencieux.

Entre lui et eux, ses ennemis en bonnet rouge ou talon rouge, c’est une lutte à mort. Qu’on-ils compris de ce qu’il veut ? De ce qu’il tente pour ce pays ?

— Je suis le seul capable de répondre à l’attente de la nation française, murmure-t-il. Le seul…

Berthier paraît étonné du propos.

— Si je parais toujours prêt à tout, à faire face à tout, continue-t-il, c’est qu’avant de rien entreprendre j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver.

Il s’arrête, fixe Berthier.

— Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup en secret ce que j’ai à dire et à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est la méditation.

Je veux lier ensemble tous les Français. Et ne les livrer ni au retour vengeur des émigrés, ni à la fureur aveugle des anarchistes.

 

C’est pour cela qu’à l’occasion de la fête de la République, le 23 septembre, il a voulu qu’on place sous le dôme des Invalides la dépouille de Turenne. Et il a organisé un cortège glorieux, les restes du grand chef de guerre traînés par quatre chevaux blancs, et les soldats de l’armée d’Italie, les vieux généraux, et la garde consulaire lui servant d’escorte, passant au milieu de la foule rassemblée sur les quais. Mais, le lendemain, place des Victoires, il a posé la première pierre d’un monument qui sera élevé à la gloire de Desaix et de Kléber, « morts le même jour, dans le même quart d’heure », l’un à Marengo, l’autre au Caire.

Il faut tenir ces héros français dans un même faisceau.

— Et que criait la foule, Berthier ? « Vive Bonaparte ! Vive la République ! »

C’est cette union-là qu’on veut tuer en l’assassinant.

— Rentrons, dit-il à Berthier.

 

Il monte l’escalier dérobé. Sur le palier qui donne accès à l’appartement de l’entresol, il distingue la silhouette de Constant.

— Elle est là, murmure le valet.

Napoléon écarte Constant d’un geste brutal, il pousse la porte. Guiseppina Grassini est allongée sur le lit.

Oublions la mort, oublions.

 

Le matin, il s’attarde longuement à sa toilette. Il examine son visage gris que les cheveux qu’il porte courts maintenant rendent encore plus maigre. Il regarde, posé sur un fauteuil, l’uniforme de colonel de la garde, qu’il a décidé d’endosser. Constant l’aide à le passer.

Il aime cette veste sobre d’un bleu sombre à parements rouge et bleu, ce gilet et ces pantalons blancs, ces épaulettes d’or, ces bottes noires. Mais un instant il se souvient de son uniforme de lieutenant d’artillerie.

— Le plus beau, murmure-t-il à Bourrienne qui entre.

Bourrienne a le visage grave.

On ne peut se laisser aller à la nostalgie quand on est le sommet de la pyramide.

— Allons, dit-il à Bourrienne.

On a enlevé un sénateur, Clément de Ris. Ses ravisseurs réclament une rançon, mais on ignore s’ils n’ont pas d’autres mobiles. Peut-être Clément de Ris détient-il des documents compromettants pour certains personnages importants, qui, alors que le Premier consul se trouvait en Italie, ont intrigué, croyant à la défaite ?

Il n’est point besoin que Bourrienne prononce le nom de Fouché. Cet homme pâle aux yeux voilés est de tous les mystères politiques. Que veut-il ?

Mais Bourrienne n’en a pas fini. Des jacobins ont été dénoncés par un de leurs complices. Ils préparent l’assassinat du Premier consul lors de la représentation d’un opéra au théâtre de la République, rue de la Loi, le 10 octobre. Que fait-on de ces hommes ?

Bourrienne donne leurs noms. Parmi eux, un peintre, Topino-Lebrun, un Italien, Ceracchi, et Demerville, un ancien employé du Comité du salut public… Bourrienne hésite à poursuivre. D’un mouvement de la tête, Napoléon l’incite à continuer.

— Aréna, un Corse, frère d’un député des Cinq-Cents qui, le 19 brumaire, a été des opposants au poignard.

Les vieilles haines insulaires ne sont jamais éteintes.

Doit-on arrêter les conjurés ?

Napoléon hésite. Il faut retourner les situations, se servir de ce complot pour mobiliser l’opinion, et peut-être démasquer Fouché.

— Il faut nourrir le complot, dit-il, et le mener à terme.

À la guerre comme en politique, pour combattre les adversaires, il est nécessaire de pénétrer leurs intentions, de les laisser se découvrir, de feindre la faiblesse ou l’ignorance, puis on frappe au moment que l’on a choisi.

 

Le 10 octobre, dans les couloirs illuminés du théâtre, Aréna et ses complices sont arrêtés. Ils portent des poignards. Il suffit maintenant de dénoncer à l’opinion ces « revenants de septembre » et ces hommes de sang qu’elle a rejetés parce qu’elle se souvient des massacres de septembre 1792.

Le lendemain, lors de la revue militaire du Carrousel, la foule acclame Bonaparte avec un enthousiasme jamais atteint.

On peut alors montrer sa force, mépriser « ces sept ou huit malheureux qui, pour avoir la volonté, n’avaient pas le pouvoir de commettre les crimes qu’ils méditaient ».

On peut rassurer. Dire aussi que « gouverner la France après dix ans d’événements aussi extraordinaires est une tâche difficile ». Mais quoi ! « La pensée de travailler pour le meilleur et le plus puissant peuple de la terre » donne tous les courages.

Et vous, Fouché ?

Napoléon regarde le ministre qui se montre sceptique et calme, qui doute du complot.

— Pour avoir des preuves, faut-il attendre que j’aie le poignard dans le coeur ? s’écrie Napoléon.

 

Je suis la cible parce que je suis la clé de voûte de l’édifice.

Demain il y aura une autre « conjuration des poignards ».

Et si je meurs ?

Il doit penser à cela. Prévoir qui le remplacera.

— C’est un vide qui existe dans le pacte social, dit-il à Cabanis, l’un des sénateurs qui lui sont dévoués.

Cabanis reste coi. C’est pourtant l’un de ceux qui ont aidé à la préparation du 18 Brumaire. Mais c’est un homme prudent.

— Ce vide doit être rempli, reprend Napoléon. Si l’on veut assurer le repos de l’État, il est indispensable qu’il y ait un consul désigné.

Napoléon se place devant la fenêtre de son cabinet. En face de lui, il y a un grand miroir au cadre sculpté.

— Je suis le point de mire de tous les royalistes, de tous les jacobins, dit-il. Chaque jour ma vie est menacée, et elle le serait encore davantage si, forcé de recommencer la guerre, je devais encore me mettre à la tête des armées.

Cabanis est resté immobile, comme s’il craignait qu’un mouvement ne trahisse sa pensée.

— Quel serait, dans cette supposition, le sort de la France, et comment ne pas penser à prévenir les maux qui seraient l’inévitable suite d’un tel événement ?

Ma mort.

Pour la combattre, les rois ont créé une dynastie.

Et moi ?