25.

Napoléon est debout, le dos à la cheminée. Il aime cette chaleur, cette odeur du bois qui brûle. Depuis qu’il est entré dans le salon de la Malmaison, qu’il s’est placé ainsi devant la cheminée, on n’ose pas s’approcher de lui.

Joséphine et Mme de Rémusat pleurent. Eugène de Beauharnais a la mine grave de quelqu’un qui déplore la perte d’un parent. Parfois, Joséphine dit à haute voix : « C’est une action atroce », et elle se tourne vers Napoléon.

Elles ont voulu que Savary leur fasse le récit des derniers instants du duc d’Enghien. Il a montré un anneau, une mèche de cheveux que le prince s’est coupée devant le peloton d’exécution, une lettre qu’il a écrite dans les fossés du fort de Vincennes, le genou plié, le tout destiné à la princesse de Rohan-Rochefort.

Ma mère a promis de transmettre ces souvenirs. Elle aussi porte le deuil du duc d’Enghien.

Qu’ils restent éloignés, ces pleureurs qui se comportent comme des enfants.

Des généraux arrivent, rejoints par des ministres et des consuls.

Ils parlent fort, ils pérorent, ils entourent Napoléon, le félicitent pour cet acte. Ils rapportent le mot qu’a eu ce matin même le tribun Curée, un régicide, qui a déclaré : « Je suis enchanté, Bonaparte s’est fait de la Convention. » Des sénateurs, des membres du Conseil d’État ont déjà pensé à la suite qu’il fallait donner à l’événement. « Ils veulent tuer Bonaparte ? Il faut le rendre immortel. »

Napoléon s’éloigne en compagnie de Le Coulteux de Canteleu, le vice-président du Sénat.

Il faut jouer vite, maintenant, pense-t-il.

— Les circonstances dans lesquelles nous nous sommes trouvés, dit Napoléon, n’étaient point de nature à être traitées chevaleresquement. Cette manière dans les affaires d’État…

Il regarde vers le canapé où Joséphine est assise avec Mme de Rémusat.

— … serait puérile, conclut-il.

Il voit Joséphine se lever. Elle ne pleure déjà plus. Sans doute la vue de tous ces généraux, qui paraissent heureux de l’événement, la fait-elle douter du bien-fondé de ses larmes.

Il l’entend qui dit aux uns et aux autres, comme pour s’excuser :

— Je suis une femme, moi, et j’avoue que cela me donne envie de pleurer

Napoléon se dirige vers elle, lui prend le bras, dit à la cantonade :

— Il faut à tout prix vieillir cet événement.

Puis il annonce que ce soir, comme il était prévu, il se rendra à l’Opéra. Joséphine chuchote qu’elle craint l’accueil des spectateurs, qui peuvent manifester leur réprobation de l’« acte atroce ». Il faut attendre.

Il serre son bras.

Ce soir, répète-t-il, à l’Opéra.

 

La salle a applaudi comme à l’habitude.

Et le lendemain, dans le cabinet de travail des Tuileries, parviennent les premières adresses, rédigées par des soldats de la Grande Armée de Boulogne. Ils approuvent l’exécution du duc d’Enghien et demandent à Napoléon de se proclamer Empereur.

Le moment est venu d’aller plus loin.

Il se rend au Conseil d’État. Quand une action est accomplie, il est stupide de ne pas la revendiquer.

— Que la France ne s’y trompe pas, dit-il, elle n’aura ni paix, ni repos, jusqu’au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim… Quel droit des gens ont à réclamer ceux qui ont médité l’assassinat, ceux qui l’ordonnent et le paient ?… Et l’on me parle aujourd’hui d’asile, de violation de territoire ! Quelle étrange badauderie !

Il s’arrête un instant, son regard fait le tour de l’assemblée.

— C’est bien peu me connaître, martèle-t-il. Ce n’est pas de l’eau qui coule dans mes veines, c’est du sang.

 

Il doit effrayer. Mais il doit aussi rassurer.

— Ma main de fer n’est pas au bout de mon bras, confie-t-il à Roederer. Elle tient immédiatement à ma tête. La nature ne me l’a pas donnée. Le calcul seul la fait mouvoir.

Il entraîne Roederer, dit d’une voix calme :

— Je n’ai garde de revenir aux proscriptions en masse, et ceux qui affectent de le craindre ne le croient point.

Pas de terreur. Il s’en tiendra aux maximes du gouvernement.

— Je ne juge que les actions, je ne veux pas condamner une foule de gens. Je saisirai, je frapperai individuellement ceux qui seront coupables, mais je ne prendrai pas de mesures générales.

Puis il est emporté par une poussée de colère :

— Le duc d’Enghien a porté les armes contre la France. Il nous a fait la guerre. Par sa mort, il nous a payé une partie du sang de deux millions de citoyens français qui ont péri dans cette guerre.

Il a une moue de mépris.

— Les Bourbons, dit-il, ne verront jamais rien que l’oeil de Boeuf, et sont destinés à de perpétuelles illusions. Ah ! c’eût été différent si on les avait vus, comme Henri IV, sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On ne reprend pas un royaume avec une lettre datée de Londres et signée Louis.

Il ricane.

— J’ai pour moi la volonté de la nation et une armée de cinq cent mille hommes. J’ai versé du sang.

N’a-t-il pas le droit d’être monarque, empereur ?

— Fouché le dit partout, murmure Roederer.

Fouché ?

Il explique, continue Roederer, que ce serait absurde de la part des hommes de la Révolution de tout compromettre pour défendre des principes, tandis que nous n’avons qu’à jouir de la réalité. Bonaparte, selon Fouché, est le seul homme en position de nous maintenir dans nos biens, dans nos dignités, dans nos emplois.

Fouché a rédigé un rapport qu’il a soumis au Sénat : « Le gouvernement de la France doit être confié à un seul homme dont la succession est assurée par un pouvoir héréditaire… », a-t-il écrit. Et le Sénat doit inviter le Premier consul « à achever son ouvrage en le rendant immortel comme sa gloire ».

Empereur.

Napoléon répète le mot. Il y songe depuis longtemps, peut-être depuis toujours, et voici que ce titre est à portée de main.

 

Il reçoit les membres du Sénat le 28 mars 1804. Il les écoute, demande à réfléchir encore.

Il est décidé pourtant mais, comme avant d’engager une bataille, il veut méditer encore.

Il se rend à la Malmaison, se promène seul dans le parc.

Hérédité ? Qui pour me succéder ?

Il voit Joseph. Celui-ci refuse de se laisser déposséder de ses droits au bénéfice de sa descendance. Et quand il apprend que Napoléon envisage d’adopter Napoléon-Charles, le fils d’Hortense et de Louis, il proteste. D’ailleurs, Hortense refuse l’adoption de son fils. Louis est fou de jalousie. Les rumeurs qui prétendent que Napoléon est le père de l’enfant le blessent, le rendent furieux. L’adoption, qui lui paraît les confirmer, est pour lui inacceptable.

Cela, ma famille !

Il va les avertir.

— Je ferai une loi qui me rendra au moins maître de ma famille ! s’écrie-t-il devant Joseph.

 

Il fait beau et frais. Il recommence à se rendre au château de Saint-Cloud, à se préoccuper de la Grande Armée, du projet de descente en Angleterre.

Et certaines nuits, Mlle George, accueillie par Constant, se glisse dans l’escalier qui conduit aux appartements privés de Napoléon.

Il l’attend mais elle le distrait moins. Il sait qu’elle raconte ses nuits avec lui, alors il espace les rendez-vous, accueille d’autres actrices, et parfois Mme de Rémusat.

Elle fait partie du cercle de Malmaison. Il peut parler avec elle. Il évoque la proposition du tribun Curée, votée par le Tribunal le 30 avril et qui proclame « Napoléon Bonaparte empereur, son successeur étant choisi dans sa famille ».

« Il ne nous est plus permis de marcher lentement, a dit Curée, le temps se hâte ; le siècle de Bonaparte est à sa quatrième année : la nation veut qu’un chef aussi illustre veille sur sa destinée. »

Imagine-t-elle cela ? demande-t-il à Mme de Rémusat. Puis, sans attendre sa réponse, il ajoute :

— Vous aimez la monarchie, n’est-ce pas ? C’est le seul gouvernement qui plaise aux Français.

Il sourit.

— Ceux qui m’appelleront Sire, murmure-t-il, seront cent fois plus à l’aise qu’aujourdhui.

Il s’approche d’elle. Il pourrait lui confier qu’il a vu le cardinal Caprara cet après-midi, afin de lui faire part de son désir d’être sacré empereur par le pape Pie VII.

Cette idée lui est venue il y a peu. Sacré par le souverain pontife, il sera réellement l’empereur légitime. Que pourront donc invoquer contre lui ces souverains qui font de la religion la pierre angulaire de leur pouvoir ?

— Je comptais, dit-il seulement à Mme de Rémusat, garder encore le Consulat deux ans. Mais cette conspiration a pensé remuer l’Europe : il a donc fallu détromper l’Europe et les royalistes. J’avais à choisir entre une persécution de détail et un grand coup.

Peut-elle imaginer un autre choix que celui qu’il a fait ?

Il a frappé un grand coup. Voilà ce qu’est l’exécution du duc d’Enghien.

— J’ai donc imposé silence pour toujours aux royalistes et aux jacobins.

 

Ils ont encore essayé d’accabler Napoléon lorsque, le 6 avril 1804, on a découvert le général Pichegru mort dans sa cellule de la prison du Temple, le cou garrotté. Crime de mamelouk, ont-ils dit, les uns et les autres, assassinat dont le but serait d’imposer le silence à un témoin gênant qui aurait pu dévoiler certains aspects du passé du Premier consul.

Mais la rumeur n’a rencontré que peu d’écho dans la nation.

— J’avais un tribunal pour juger Pichegru, dit Napoléon, des soldats pour le fusiller, Pichegru était la meilleure pièce à conviction contre Moreau, pourquoi l’aurais-je fait assassiner ?

Il a une moue de mépris :

— Je n’ai jamais rien fait d’inutile dans ma vie.

Pichegru s’est suicidé ! Qu’on expose son corps aux yeux de tous, qu’une enquête publique ait lieu.

Et que les chiens aboient.

Le procès de Moreau et les autres brigands aura lieu.

— Dieu punira dans l’autre monde, dit-il, mais César doit régner dans celui-ci.

— Et MM. de Polignac, et M. de Rivière ? questionne Mme de Rémusat. Condamnés, exécutés eux aussi ?

Elle supplie, demande leur grâce.

— Qu’on les juge d’abord, dit Napoléon.

Et celui qui examinera leur grâce ne sera plus Premier consul, mais Empereur.

 

Le 18 mai 1804, Napoléon, en uniforme, attend dans le grand cabinet du palais de Saint-Cloud. Il est debout au centre du cercle formé par les conseillers d’État et les généraux. Derrière lui, les ministres et le consul Lebrun sont alignés.

C’est donc l’instant.

Il regarde s’avancer Cambacérès, l’écoute annoncer que, par sénatus-consulte, « le général Napoléon Bonaparte est proclamé Empereur des Français sous le nom de Napoléon Ier ».

— Sire…, commence Cambacérès d’une voix tonnante.

Sire !

C’est donc fait. Il est Empereur. Est-ce le moment le plus heureux de sa vie ? Il s’interroge cependant que Cambacérès conclut.

— Pour la gloire comme pour le bonheur de la République, le Sénat proclame à l’instant même Napoléon Empereur des Français.

Napoléon entend les roulements de canon qui, dans Paris, annoncent la nouvelle, et dont l’écho se répercute jusqu’ici, à Saint-Cloud.

Heureux ?

Quel est le sens de ce mot ? Il a accompli ce qui était en lui, qui devait donc être réalisé, pace que c’était là l’expression de l’énergie qu’il portait et qui lui a fait parcourir tout ce chemin. Jusqu’à ces mots, Empereur, Sire.

Il lui semble que tout a été nécessaire et inéluctable dans sa vie.

Il fait un pas, dit d’une voix haute et ferme :

— Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur.

Il a un léger mouvement de tête. Ces hommes, ces femmes autour de lui composent un cercle dont il est le centre.

— J’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation, poursuit-il. Je soumets à la sanction du peuple la loi de l’hérédité.

Il parcourt du regard les personnalités réunies.

— J’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l’amour et la confiance de la grande nation.

On l’acclame. Cela n’a duré que quinze minutes.

Il voit le visage creusé, tendu de Joséphine. Elle semble avoir peur.

Il reçoit Duroc, le gouverneur du Palais. Il veut, dit-il, une étiquette stricte. Que chacun donne à l’autre le titre qui lui revient. Joseph est Grand Électeur ; Louis, connétable ; tous deux altesses impériales ; Cambacérès, archichancelier ; et Ségur, grand maître des cérémonies. Dix-huit généraux sont nommés maréchaux.

— Duroc, vous serez le grand maréchal du Palais.

 

En fin de journée, Napoléon entre dans le salon. Ils sont tous là pour le dîner. Il s’avance. Il donne leur titre à chacun des présents, d’une voix impersonnelle, comme si ses frères, sa mère, ses soeurs étaient aussi éloignés de lui que Murat ou Cambacérès. C’est le jeu du pouvoir et de la vie. Des hochets ? Qui ne joue pas ?

Il aperçoit Caroline Murat qui se mord les lèvres, pleure. Élisa Bacciocchi manifeste elle aussi sa jalousie. Peu après la fin du repas, Caroline s’évanouit. Elle n’est pas princesse, sanglote-t-elle.

Napoléon va vers elle, s’adresse aussi à Élisa.

— En vérité, à voir vos prétentions, Mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père, dit-il.

C’est lui, lui seul qui est l’origine.

Il le répète à sa mère, madame Mère désormais.

— J’entends exclure pour le moment de ma succession politique, dit-il, deux de mes frères, Lucien et Jérôme, l’un parce qu’il a fait, malgré tout son esprit, un mariage de carnaval, l’autre parce qu’il s’est permis d’épouser sans mon consentement une Américaine. Je leur rendrai leurs droits s’ils renoncent à leurs femmes.

Il traverse lentement le salon. Sur son passage, ses proches se taisent, s’inclinent.

Il est bien déjà l’Empereur. Il fixe Joseph, puis Louis.

L’un et l’autre doivent déjà penser à ma mort. Je suis sans descendance, et si je n’adopte pas les enfants ou les petits-enfants de mes frères, de Joseph et de Louis, ce sont eux qui me succéderont.

Mais de quoi puis-je être sûr ?

Tout cela durera-t-il après moi ?

 

Le lendemain matin, 19 mai 1804, il entend Constant pousser la porte de la chambre.

— Quelle heure est-il ? Quel temps est-il ? demande-t-il comme chaque matin.

— Sire, sept heures, beau temps.

Sire. Le premier matin.

Il pince l’oreille de Constant.

— Monsieur le drôle, murmure-t-il.