— Et le bébé, c’était toi. Tes parents ont été les premiers à s’aimer, les premiers à se marier et toi, la première à naître. C’est pourquoi tu es restée, au-delà de toutes ces années, notre premier enfant, notre enfant de Berlin. Mes fils sont nés ailleurs, ceux de Mistou aussi et ton frère à Rome, si je me souviens bien.

Olga savoure le récit qu’elle vient de faire. Il lui a permis de partir loin, très loin dans le passé à la recherche de souvenirs heureux. Ce sont les mêmes que ceux de Claire, Wia, Rolanne, Plumette, Mistou et Léon de Rosen. Tous pensent avoir vécu à Berlin les plus belles années de leur vie, les plus intenses. Ils étaient jeunes, avec un désir fou d’oublier les souffrances de la guerre, d’aider les autres. Rechercher les personnes disparues, les retrouver, les sauver était un idéal à la hauteur de leurs exigences. Cet idéal a cimenté leur amitié. Ils furent toutes et tous sur ce sujet d’une discrétion et d’une modestie admirables.

Aujourd’hui, en 2008, seules Olga et Plumette peuvent en témoigner. Wia est mort le premier, très tôt, beaucoup trop tôt. Trente ans après, ce fut le tour de Claire, puis de Rolanne, de Mistou et de Léon de Rosen.

Dans son appartement, près de la cathédrale orthodoxe russe Saint-Alexandre-Nevsky de la rue Daru, Olga continue de se souvenir. Elle prend mes questions très au sérieux, ne veut pas se tromper dans ses réponses. Ses silences, quand elle réfléchit, sont des pauses qui me permettent de voir s’incarner, comme ressuscités, ces êtres maintenant disparus. Mon admiration à leur égard l’étonne.

— Nous avions eu la chance d’avoir survécu, cette mission de recherche des personnes disparues s’est improvisée dans l’urgence. Nous ne nous connaissions pas, nous venions de milieux très différents mais nous avions ça en commun : être en vie. Et puis il y avait la fantastique énergie de Léon et de Wia, le courage des filles de la Croix-Rouge, et puis...

Un sourire malicieux éclaire le beau visage d’Olga.

— ... et puis il y a eu cet amour entre tes parents. Un amour qui nous éblouissait, qui rejaillissait sur nous et qui nous soudait tous ensemble. Quelque chose qui nous rendait incroyablement heureux et solidaires de leur bonheur, de leur mariage, de ta naissance, mon enfant de Berlin.

Nouveau silence. Aucun bruit ne résonne dans le grand appartement vide. Sur le plateau, le thé est froid depuis longtemps et nous n’avons pas touché aux gâteaux disposés avec soin par Olga, deux heures auparavant. C’est un après-midi d’hiver, il fait sombre. Je me lève pour allumer quelques lampes. Je contemple, dans leur cadre, des photos d’Olga et de Léon de Rosen qui se sont mariés en 1948 juste avant la dispersion de l’équipe du 96 Kurfürstendamm ; des portraits de leurs enfants aux différents âges de la vie et de leurs nombreux petits-enfants. Photos de groupes, photos de fête, photos d’une famille unie. Une boule de chagrin me serre la gorge. Je pense à Claire et Wia, à leurs courtes années de bonheur.

Olga est restée une femme très intuitive qui semble comprendre ce que j’éprouve. Ou bien nos pensées suivent plus simplement la même direction.

— Après Berlin, la vie ne fut plus jamais comme avant. Elle ne nous a pas distribué que des cadeaux, comme tu sais.

Elle cherche ses mots.

— Tes parents qui se sont tant aimés, ont buté plus tard sur tout ce qui les différenciait. C’était vraiment le jour et la nuit. Il faut que tu les imagines. Ton père, solaire, débordant d’énergie, extraverti, toujours prêt à faire la fête ; ta mère, par moments tellement sombre, pas pressée d’aller au-devant des autres et migraineuse, si migraineuse... En voyant Claire et Wia au moment de leur mariage, je me souviens avoir pensé : « Une vitalité comme celle de Wia et les migraines et les crises de foie de Claire... Il ne peut pas la comprendre, un jour il lui reprochera de s’enfermer dans le noir des journées entières. » Oui, je me souviens avoir pensé ça... Tu veux que je continue à te dire ce que je me souviens avoir pensé ?

Elle devine plus qu’elle n’entend le « oui » que je murmure.

— Il faut que tu fasses un effort, que tu imagines d’où venaient tes grands-parents russes. Le jour du mariage de Claire et de Wia, il y avait le groupe si élégant des Français et le groupe des Russes qui l’était tellement moins. Ceux-là sortaient de quatre années de guerre particulièrement dures. Ils étaient devenus pauvres, ils ne savaient pas tous comment se vêtir, comment s’intégrer. Pas l’exquise princesse Sophie, en tout cas. Mais c’était typique de cette époque, si typique... Si je te raconte ça, c’est pour que tu comprennes ta mère, si française, si peu internationale, si peu cosmopolite, et ton père qui était l’inverse. Mais qu’ils se soient aimés, oui... Durant toute ma vie, je n’ai jamais rien vu de semblable...

Olga commence à donner quelques signes de fatigue. Nous avons passé l’après-midi ensemble à remonter le temps à la recherche de Claire, de Wia et des autres. Elle avait préparé soigneusement cet entretien, avait trié ses souvenirs. Elle s’était engagée, sans que je le lui demande, à la plus grande franchise. Un coup d’œil à ma montre m’indique qu’il est temps de prendre congé et je quitte le divan sur lequel j’étais assise. Mais Olga me fait signe de me rassoir.

— Tu le sais sûrement, mais tu as failli mourir à ta naissance. Sans l’intervention de l’accoucheur allemand, tu ne serais pas là à m’écouter. Il t’a sauvé la vie. Quelques semaines plus tard, il a été arrêté, jugé et pendu : c’était un criminel de guerre. Quand nous l’avons appris, cela ne nous a pas trop impressionnés. Nous n’avions pas encore mesuré l’horreur absolue de l’extermination des Juifs, nous ne savions pas tout ou nous ne voulions pas encore tout savoir, je ne me souviens plus très bien. En 1945, 1946 et même en mai 1947, à Berlin, on avait besoin de nous. Il y avait encore tant de personnes disparues à retrouver, à sauver, à rendre à leur famille...

 

Dans la nuit froide de l’hiver, je marche un peu au hasard rue Daru, rue de la Neva, autour de la cathédrale orthodoxe russe Saint-Alexandre-Nevsky. Sur le pas de sa porte, Olga, quand je l’ai quittée, m’a retenue un instant comme si elle avait encore quelque chose à me dire sur ce qui a été et qui n’est plus, sur l’oubli. Puis, elle a haussé les épaules. « Nitchevo, nitchevo », a-t-elle murmuré.

Mon Enfant De Berlin
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