Lettre de Claire :

 

« 31 août 1945

Cher papa et chère maman,

Quelle affreuse chose que Berlin ! On ne peut vraiment pas imaginer la tristesse de cette énorme ville qui n’a pas une seule maison entière. Ce qui est mille fois plus affreux, ce sont les Berlinois qui vivent dans des caves et qui meurent de faim.

J’ai déjà vu tomber un type dans la rue. Les Belges qui sont là depuis quinze jours nous ont raconté que lorsqu’elles vont dans des maisons pour des prospections, elles voient très souvent des cadavres de gens et d’enfants qui viennent de mourir. Il y a en plus une grosse épidémie de dysenterie et les gens meurent comme des mouches.

Aujourd’hui, j’ai passé ma journée dans des usines à moitié détruites à la recherche d’ouvriers disparus. J’aime mieux vous dire que cela n’a pas été rigolo.

Tout à l’heure, dans une gare de la zone russe, un soldat m’a demandé ma montre qu’il voulait échanger contre la sienne. Comme je disais non, il voulait me la payer. Heureusement qu’un autre Russe est arrivé et quand il a vu que j’étais française a dit à l’autre de me laisser tranquille.

Demain je me lève à 7 heures pour le camp d’aviation.

Je suis fatiguée et horriblement triste de tout ce que je vois. Les Berlinois n’ont presque plus l’air d’êtres humains.

Il est 11 heures. 10 heures pour vous.

Nous avons mis quatre jours pour venir ici parce que les autres conduisaient comme des pieds.

Le premier soir, nous avons couché à Liège où j’ai commencé une crise de foie. Vous imaginez combien j’ai été malheureuse. Le lendemain, par une chaleur affreuse, nous avons traversé la Ruhr. Cela a duré toute la journée car tout est détruit et défoncé et les villes succèdent aux villes séparées d’usines en pleine campagne. Cologne m’a laissé une impression invraisemblable. Cela a dû être une ville magnifique. Maintenant, il ne reste plus que le fleuve qui est très beau et surtout la cathédrale qui, de loin, ne paraît pas très atteinte, et qui est invraisemblable de beauté et de grandeur au milieu de toutes ces ruines.

Ici, nous avons un travail terrible. Il ne sera pas question de s’amuser, mais nous ferons un travail vraiment utile.

Boire de l’eau égale la mort. On ne mange que des conserves.

Ce matin, au réveil, le moral n’était pas très bon, maintenant cela va beaucoup mieux. C’est tout de même tellement passionnant !

Je vous embrasse très fort mes parents chéris.

Claire Mauriac

French Red Cross - British Control Commission -

D.P. Section - Berlin Area - B.A.O.R. »

 

Claire referme l’enveloppe destinée à ses parents. Un avion partira le lendemain pour Paris, quelqu’un, à bord, se chargera de transmettre le courrier. Les passagers seront des Français qui avaient été enrôlés de force au Service du travail obligatoire, le S.T.O., et qui avaient servi d’otages jusqu’au bout à l’armée allemande en déroute. Ceux qui ont survécu à la prise de Berlin par les Soviétiques ont été assimilés aux vaincus et enfermés dans des camps par les vainqueurs. Les retrouver puis les libérer n’est pas une tâche facile, a-t-on expliqué aux nouvelles venues dont Claire fait partie.

Claire écrit assise sur un lit de camp, le bloc de papier calé sur ses genoux. Autour d’elle cinq jeunes femmes se préparent pour la nuit. Faute de leur avoir déniché un logement décent, la Croix-Rouge les a momentanément logées dans l’ancien réfectoire de ce qui fut jadis un collège de garçons. C’est provisoire, elles le savent et s’accommodent les unes aux autres. Claire, la plus réfractaire à la vie communautaire apprend à être patiente. Elle est en cela aidée par Rolanne, une jeune femme qui l’a soignée trois jours auparavant durant sa crise de foie. D’ailleurs, un coup d’œil à Rolanne, couchée à sa droite, suffit à lui redonner confiance. Malgré le bruit, les conversations à peine chuchotées autour, Rolanne dort, vaincue par la fatigue.

— Et une lettre de plus, une ! Tu ne veux pas écrire à mes parents tant que tu y es ?

Mistou, étendue sur son lit de camp, attend le sommeil en se forçant à bâiller. Elle porte un élégant pyjama en soie et s’est enduit le visage d’une épaisse crème qui sent le concombre. Malgré les quatre jours de voyage entre Paris et Berlin, l’inconfort du lieu, l’absence de salle de bains, la promiscuité avec les cinq autres femmes, sa beauté demeure intacte, comme à jamais préservée. Claire lui sourit et, lui désignant Rolanne :

— On devrait en faire autant.

Le réfectoire où elles se trouvent ne possède ni rideaux ni volets. Dehors le jour baisse et l’obscurité se fait peu à peu. Ici et là des lampes de poche s’allument. Dans l’unique arbre de l’ancienne cour de récréation des merles chantent. Claire s’étonne de leur présence. Comment survivent-ils dans cette ville en ruine ? Claire veut oublier les cadavres qu’elle a ramassés avec Mistou et Rolanne ; l’aspect si horriblement fantomatique des Berlinois à peine entrevus car la plupart continuent à se cacher dans des caves ; les bandes d’enfants affamés qui errent et se livrent à des trafics de toute sorte ; les femmes berlinoises surtout dont la souffrance si visible lui causait chaque fois un sentiment d’effroi et de révolte ; leur mutisme. Claire et ses compagnes ont obtenu l’aide de l’une d’elles qui parle cinq langues, dont le français, l’anglais et le russe. Elle a traduit leurs paroles sans jamais émettre le moindre commentaire personnel, sans accepter de communiquer quoi que ce soit, fermée sur elle-même, ailleurs. En fin de journée, quand on lui a remis sa part de conserves américaines et une bouteille de brandy, elle a eu ces mots, les seuls : « Pour le monde entier nous sommes des Trümmerweiber, des filles des ruines et de la crasse. » Puis, elle s’en est allée vers une destination inconnue.

Dans le dortoir maintenant presque obscur, les filles commencent à se taire. Dehors, les merles n’en finissent pas de chanter et ce chant aide Claire à chasser les images de ces deux journées à Berlin. C’est un chant d’espoir, elle ne veut plus rien entendre d’autre.

 

Lettres de Claire :

 

« 10 septembre 1945

Chère maman,

Je commence à m’habituer aux ruines et la vie à Berlin est passionnante à condition de ne pas être berlinois.

L’autre jour, il y a eu pour fêter la fin de la guerre au Japon un défilé épatant : 1 000 Russes, 1 000 Français, 1 000 Anglais et 1 000 Américains !

Le défilé russe a été formidable : un mur compact, un seul homme. Vous avez dû les voir au cinéma mais cela n’a rien à voir avec la réalité.

Ce qui fut merveilleux pour nous c’était de voir les Français qui tenaient la même place que les autres, autant d’hommes, autant de drapeaux. Le général Joukov est passé à un mètre de moi avec autant de décorations que Goering.

En face de nous la musique de ces quatre pays. Vous imaginez notre joie d’entendre : Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine sur la grande avenue où Hitler a fait tant de grandes parades. »

 

« 11 septembre 1945

Je viens de recevoir votre lettre et l’avion part dans une heure.

Je vous assure que je suis dans un drôle d’endroit, à l’hôpital, au chevet d’un jeune Russe qui est devenu morphinomane après de grandes blessures. Cette nuit, Rolanne a dû se battre avec lui. Il n’a heureusement pas de revolver, mais un couteau depuis ce matin. Je n’ai pas voulu y aller seule et suis avec Mistou. C’est assez épouvantable à voir.

Nous passons une grande partie de notre temps dans la zone russe. Avant-hier, nous étions à Leipzig. Les Russes sont des gens charmants, mais les missions que nous faisions en une matinée à Lüneburg, durent deux jours avec eux. Il faut attendre quatre heures pour avoir une chambre, quatre heures pour entrer dans le camp, etc. Au début, on est très énervé et puis on prend son parti. On part toujours en mission avec un officier russe. Ne racontez pas tout ce que je vous écris car nous sommes les seules à pouvoir aller dans la zone russe. Nous sommes très enviées des Anglais, des Américains et des Français qui ne peuvent pas y entrer. Même la Croix-Rouge internationale ne peut pas y aller.

Il y a heureusement aux portes de Berlin des clubs épatants où nous passons de très agréables soirées.

Si vous connaissez des gens disparus à Berlin et dans ses environs, envoyez-moi tous les renseignements. Je passe une grande partie de mon temps à cela. Des journées et des journées de demandes, souvent pour ne rien avoir. Affreux !

J’ai été hier visiter la chancellerie. J’ai vu le bureau, la chambre d’Hitler, ainsi que son abri. J’ai pris quelques petits morceaux de marbre de son bureau. J’y retournerai car je voudrais en avoir un gros.

Il fait très beau mais froid. En ce moment, dans cette chambre d’hôpital, je gèle.

Ma maman, je vous embrasse de toutes mes forces ainsi que papa.

ÉCRIVEZ ! »

 

Depuis deux jours, Claire partage avec Mistou la plus belle chambre du quatrième étage d’un immeuble situé au 96 Kurfürstendamm où toutes les vitres cassées des fenêtres viennent d’être remplacées. Des ouvriers aménagent la salle de bains attenante, d’ici peu, les deux jeunes femmes auront une baignoire et du chauffage : l’hiver s’annonce très froid à Berlin. La Croix-Rouge leur a déjà offert à toutes de longs et élégants manteaux bleu marine, de coupe masculine, qui ont une doublure en fourrure amovible, ainsi que des chapkas. Claire n’aurait jamais imaginé pouvoir trouver un tel confort dans la ville en ruine. Leurs camarades de section sont logées à un autre étage, dans des chambres plus petites, meublées à la hâte. C’est à un équitable tirage au sort, à un heureux coup de dés, que Claire et Mistou ont gagné le privilège d’occuper cette chambre surnommée, on ne sait pourquoi, « chambre des cocottes ». Après maintes suppositions, les deux amies ont pensé que cela pourrait s’expliquer par le lit à baldaquin, les rideaux et les murs recouverts de satin rose bonbon et bleu ciel, d’un total mauvais goût qui les enchante.

Un bref coup dans la porte, Rolanne apparaît.

— Viens, on est en train de faire connaissance avec les habitants des autres étages. Ils ont préparé un verre en notre honneur...

Claire hésite, tout au plaisir de savourer ce moment de solitude, le premier depuis leur arrivée à Berlin, quinze jours auparavant. Rolanne attend, patiente, qu’elle se décide.

— Allez, insiste-t-elle d’une voix douce.

Son visage calme aux traits réguliers reflète une bienveillance qui a sur Claire des effets miraculeux. Claire se lève sans un regard au miroir pendu au-dessus du lit. Depuis son départ de Paris, elle semble avoir renoncé à tout désir de coquetterie.

Mon Enfant De Berlin
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