Le vendredi 5 juillet 1946, à onze heures et demie, Claire monte les marches de l’église Notre-Dame-d’Auteuil au bras de son père. Son sourire un peu crispé tente de masquer une douloureuse migraine. Elle n’entend pas les commentaires flatteurs des habitants du quartier, elle ne sait pas à quel point elle est jolie, si brune et si pâle, dans sa robe blanche. Elle est aussi en colère. Une colère qu’elle partage avec son père, Wia, leurs deux familles et leurs amis.

Parce que Wia est de religion orthodoxe, l’église catholique a refusé de célébrer le mariage. Malgré l’intervention de François Mauriac, malgré sa notoriété, le jeune couple n’a droit qu’à une bénédiction. Pas dans la nef de l’église mais à la sacristie, presque à la sauvette. François Mauriac est mécontent, son visage fermé montre à tous à quel point il réprouve l’attitude, selon lui, trop stricte de son Église.

La cérémonie ne dure pas longtemps. Claire se tourne souvent vers sa mère comme pour s’assurer encore et encore de son soutien. Elle lui est très reconnaissante de l’avoir aidée à préparer cette journée qu’elle redoutait tant. Elle a pardonné son refus du mariage à Berlin où tout aurait été plus simple. Elle aime sa mère d’un amour immense et ce jour-là, dans cette sacristie, d’un amour de petite fille. Pour peu, elle pleurerait d’avoir à la quitter. Elle a déjà sangloté convulsivement dans ses bras, le matin, avant de revêtir la robe blanche. Sa mère a su trouver la tendresse, les mots pour la convaincre de faire bella figura selon son expression favorite. « Mais comment faire bella figura avec la migraine ? » pense Claire, désespérée. Elle entend Wia qui fulmine à son oreille : « On nous marie dans un placard à balais ! »

Mais heureusement, à la sortie, l’atmosphère est tout autre.

Vêtues de leur uniforme, les filles du 96 Kurfürstendamm font une haie d’honneur au jeune couple. Leur joie et leur émotion communiquent enfin quelque chose de vraiment heureux à la cérémonie. D’autres amis qui ont pu quitter Berlin sont massés au bas des marches et applaudissent à tout rompre. Ce sont les officiers français de la Division des personnes déplacées, regroupés autour de leur chef, Léon de Rosen qui ne parvient plus à dissimuler sa fierté. « Ce mariage, c’est mon œuvre ! » répète-t-il à qui veut l’entendre. Claire et Wia, sous une pluie de grains de riz, posent pour les photographes venus nombreux. Contrairement à ce qu’ils ont toujours souhaité, « le mariage de la fille de François Mauriac et d’un authentique prince russe » fait figure d’événement mondain.

 

Une deuxième cérémonie a lieu plus tard à la cathédrale orthodoxe russe Saint-Alexandre-Nevsky de la rue Daru. La famille de Claire découvre la liturgie orthodoxe, ses chants, ses prières. Furtivement, ils observent la haute et grande coupole, l’iconostase, les fresques peintes, les nombreuses icônes. Les multiples bougies et cierges nimbent tous les visages d’une douceur qui efface les dernières traces de la guerre, les rides des plus âgés. Claire sent enfin sa migraine s’éloigner et un début d’allégresse l’envahir. La beauté et la ferveur de cet office religieux effacent la mesquinerie du premier. Quelques regards à ses parents ont achevé de la rassurer : ils semblent heureux de marier leur fille dans cette église et selon ce rituel.

Plus tard, sur les marches et dans les allées du jardin entourant la cathédrale, les familles et les amis font plus ample connaissance. On y parle russe, français, anglais avec une sincère bonne volonté, un désir unanime de gentillesse. Les filles de la Croix-Rouge remportent un franc succès. Leur gaieté, leurs liens si forts avec les jeunes mariés, impressionnent ceux qui les rencontrent pour la première fois. Elles vont d’un groupe à l’autre s’assurant que personne n’est à l’écart ou esseulé. Parfois Mistou ou Rolanne s’échappent pour aller embrasser Claire. « Ça fraternise partout ! » murmure l’une. « Quel mariage merveilleux ! » ajoute l’autre. Plumette en tant que chef de section a l’œil sur tout. « Ça a de la gueule, approuve-t-elle, ça a de la gueule ! » Il fait beau, chaud, les lilas embaument et les Français, devant la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky, se croient pour un moment en Russie. Une Russie pacifique, loin de l’actuelle U.R.S.S. qui menace à nouveau l’équilibre du monde, dit-on de plus en plus souvent.

 

Tout en écoutant les bavardages d’un ex-colonel de l’Armée blanche, Olga observe à la dérobée les parents de Claire qui devisent avec les parents de Wia. Elle est frappée par ce qui différencie les deux couples, par l’élégance de François Mauriac et de son épouse, les tenues de mauvaise confection des deux autres. C’est surtout visible chez les femmes. La mère de Claire porte une capeline en paille de riz et une longue robe grise en soie qui met en valeur sa minceur, la finesse des traits de son visage. La mère de Wia est boudinée dans une robe bleue usée et elle porte, malgré la chaleur estivale de cette journée de juillet, un vilain chapeau sombre et un vieux renard autour du cou. « Pauvre chère princesse Sophie, elle ne sait plus comment s’habiller, comment se comporter », pense Olga. Et une immense tristesse l’envahit.

Mon Enfant De Berlin
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