Lettre de Wia à Mme François Mauriac :

 

« Berlin le 28 mars

Madame,

Je viens d’apprendre qu’un de nos officiers part tout à l’heure pour Paris et veux en profiter pour gribouiller un petit mot que je n’aurais pas confié à la poste normale.

Claire a reçu ce matin une lettre de vous qui l’a beaucoup bouleversée et je suis moi-même assez inquiet, Claire m’ayant lu certains passages. À vrai dire, c’est surtout une phrase qui a semé le désarroi en nous, la phrase où vous dites à peu près : “Ici les affaires n’ont pas trop bien marché.” Claire et moi, nous nous demandons avec une certaine angoisse s’il s’agit là, comme pour la “maladresse” de Rosen, de sa conversation avec Monsieur Mauriac ou de son entretien avec le ministre.

Rosen est un être d’élite que vous aurez, j’espère, l’occasion de mieux juger et d’apprécier à sa vraie valeur. Ceci dit, il est très brusque mais sauve ses fautes de tact et de diplomatie, ou cherche tout au moins à les rattraper, par son charme slave et son incontestable séduction.

C’est pourquoi je m’excuse de vous avouer très franchement que Claire et moi souhaitons, aussi paradoxal que cela puisse paraître, que ce soit avec vous qu’il a été maladroit.

En partant, il a eu avec Claire et moi une longue conversation au cours de laquelle il s’est montré très optimiste quant à l’issue de mon “affaire”. À Paris, il devrait voir un tas de gens très importants pour la régler définitivement. L’a-t-il fait ? Quel résultat a-t-il obtenu ? Autant d’inconnues car je ne lui ai pas téléphoné depuis huit jours. Je le fais ce soir et seulement alors je serai fixé sur les dilemmes créés par votre lettre de ce matin.

La “guerre des nerfs” rebondit, mais cette fois c’est moi qui suis plus calme et Claire plus émue et c’est pourquoi elle ne vous écrira qu’après le téléphone de ce soir.

Nous sommes, elle et moi, bien coupables vis-à-vis de vous. Claire est une fille dénaturée et moi, en attendant le jour où je serai votre fils — même dénaturé —, je suis tout bonnement un grossier personnage, de ne vous avoir pas écrit. Mais nous avons tous les deux beaucoup travaillé, et aussi idiot que cela puisse sembler, j’ai déjà passé à Claire un de mes défauts, celui d’être superstitieux. Après nos lettres un tantinet affolées du premier jour, nous n’osions pas, quand tout avait l’air de s’arranger peu à peu, vous rassurer trop vite de peur d’attirer sur nous de nouveaux malheurs.

Une chose reste, que je vous confirme, comme je l’ai écrit à Monsieur Mauriac au début de l’affaire. Je refuserai, même malgré l’insistance de Claire, de me marier avant d’être fixé sur les résultats. Mais je pense que ceux-ci seront sus avant le 10-15 avril. S’ils sont mauvais, je rentrerai à Paris avec Claire et tandis qu’elle se reposera, je verrai ce qu’il y a lieu de faire. Je sens que je serai combatif et méchant. S’ils sont bons, c’est dans ce cas seulement que tous les projets de mariage en mai seront valables.

Au début d’avril doit avoir lieu un “reclassement” des Français de la division, à Berlin. Si je suis “reclassé”, la vie est merveilleuse, tout va bien et je crois que ce sera une garantie suffisante. Si je ne suis pas “reclassé”, la “main noire” aura eu, provisoirement, le dessus et je rentrerai à Paris en pleine forme, faire du scandale.

Je m’excuse d’abréger, mais la personne qui part piaffe comme un cheval de cirque et jure que je lui ferai manquer son train.

Deux mots sur notre vie ici. Claire a eu une mauvaise crise de foie, s’en remet, et se plaint amèrement de ce que je la persécute parce que j’essaye de l’empêcher de fumer et de se coucher tard. Le temps est merveilleux et je la fais se lever à 6 heures pour monter à cheval à 7 h 30 du matin, ce qui l’obligera tôt ou tard à se coucher tôt. L’après-midi, quand nous sommes tous les deux là et presque tous les

dimanches, nous partons faire des promenades à pied dans les bois.

J’ai énormément de travail et Claire en profite pour me tyranniser par des mines de veuve éplorée, sous prétexte que je ne m’occupe pas assez d’elle.

Je m’excuse encore de mon silence, je vous baise les mains, et je voudrais vous dire toute ma respectueuse et profonde affection.

Yvan »

 

Wia a écrit sa lettre d’une traite tandis que Claire debout derrière lui essaye de lire. Des phrases volées ici et là lui arrachent des commentaires que Wia n’écoute pas tant le temps presse. Le jeune officier, sa valise à la main, est déjà sur le palier.

— Deux secondes, j’ai fini ! crie Wia à son intention.

Mais au moment où il glisse la lettre enfin terminée dans l’enveloppe, Claire s’en saisit et d’une petite écriture rageuse rajoute à côté de la date : « Beaucoup plus furieuse que bouleversée. Grâce au ciel, je ne vous écrirai que demain. Je vous embrasse tout de même. Claire. » Puis elle court derrière le messager, le rattrape dans l’escalier et remonte dans le bureau de Wia.

— Tu es beaucoup trop gentil avec elle, tu prends des gants, tu l’encourages à faire la bête, à ne rien comprendre, à...

Claire est si énervée qu’elle ne trouve plus ses mots. Elle se laisse tomber sur une chaise, allume une cigarette, fixe Wia de ses yeux sombres et furieux. Lui, surpris par la violence de son attitude, ne sait pas quoi répondre. Pour se donner une contenance, il ouvre un des nombreux dossiers qui encombrent son bureau.

— Je suis poli avec ta mère, c’est tout, dit-il d’un ton neutre.

— Elle ne le mérite pas !

Cette exclamation a des accents de révolte si adolescente que Wia sent monter en lui une formidable envie de rire. Les yeux toujours baissés sur le dossier, il n’en laisse rien paraître tandis que Claire poursuit d’un ton boudeur :

— Non seulement maman m’écrit trois pages de reproches sur le fait que nous ne lui donnons pas assez de nouvelles, non seulement elle continue à ignorer mon travail et semble considérer que je passe de trop longues vacances à Berlin, mais en plus, elle glisse dans ce fatras une phrase ambiguë. Quand elle dit : « J’ai reçu la visite de Léon de Rosen » et qu’elle se contente d’un vague « ça n’a pas bien marché », de quoi parle-t-elle ? De la visite qu’a faite Rosen au ministère juste avant elle ? De sa conversation avec Rosen ? Il n’est pas à son goût ? Quant au P.-S., c’est le bouquet ! Terminer une lettre pareille par un laconique « Si le mariage a lieu nous préférerions, ton père et moi, qu’il ait lieu à Paris », alors qu’elle sait que notre voyage de noces se fera en Allemagne, qu’elle sait à quel point nous tenons tous les deux à Berlin, c’est..., c’est...

— ... Invraisemblable !

— Tu me l’enlèves de la bouche.

La tirade de Claire a tellement diverti Wia qu’il ne peut plus se retenir de rire. D’abord vexée, Claire se reprend et va s’asseoir sur ses genoux.

— N’empêche, dit-elle fièrement. Je n’ai pas signé par l’habituel « votre petite Claire », mais Claire tout court. Je crois que c’est la première fois...

 

La soirée est bien avancée quand Claire et Wia sortent le chien Kitz. Malgré l’obscurité, quelques passants traînent encore dans les rues. Des soldats alliés pour la plupart, mais aussi des Berlinoises et des Berlinois. La ville en ruine, à l’approche du printemps, semble se réveiller d’un long sommeil.

Claire et Wia marchent lentement, serrés l’un contre l’autre. Ils sont fatigués des tensions accumulées durant la journée mais heureux et enfin apaisés. Rosen a téléphoné : le dossier de la Cagoule est clos, Wia définitivement innocenté. Une fête est prévue pour célébrer cette victoire et les talents du négociateur.

— N’empêche, dit Claire, il a failli nous brouiller avec maman... Si c’est lui qui est chargé de plaider pour notre mariage à Berlin, je crains le pire !

— Tu vois toujours tout en noir, mon chéri. Mais je te préviens : je veux une épouse optimiste et sans migraines.

Mon Enfant De Berlin
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