Il s’appelle Yvan Wiazemsky, il est né en 1915 à Saint-Pétersbourg et sa famille, comme des centaines d’autres, a émigré au moment de la Révolution. Longtemps apatride, sa famille a obtenu la nationalité française dans les années trente. Wia, comme tout le monde le surnomme, a été mobilisé dès la déclaration de guerre. Il a tout de suite été fait prisonnier. Cinq années de camp, cinq années de privations n’ont pas eu raison de sa confiance, de sa joie de vivre. Délivré par les Soviétiques, il a combattu à leurs côtés pour rejoindre ensuite Léon de Rosen dont il est à la fois le bras droit et le meilleur ami. C’est l’officier français le plus populaire du 96 Kurfürstendamm, les femmes comme les hommes l’adorent. Il est toujours le premier à partir en mission, le premier à improviser une fête. Parlant sept langues couramment dont le russe, le français, l’anglais et l’allemand, il sait se faire des amis partout, aussi bien dans le camp où il était prisonnier que dans Berlin occupé par les Alliés. Ces qualités font de lui un excellent négociateur, les filles le réclament souvent quand elles vont chercher des Français en zone soviétique.

Claire, dès son installation dans l’immeuble, n’avait pas pu faire autrement que de le remarquer. C’est lui qui avait organisé une petite réception pour accueillir la Croix-Rouge française, lui qui avait instauré un constant va-et-vient entre les étages. Au terme d’une première soirée toutes et tous avaient l’impression de se connaître depuis longtemps et le désir sincère de travailler ensemble. On avait dansé, chanté, bu, porté un grand nombre de toasts à la fin de la guerre, au retour des prisonniers et à la réconciliation des peuples. « Il en fait trop », pensait Claire qui l’avait considéré comme un martien. « Il nous a toutes mises dans sa poche ! Avec lui, on ne va pas s’ennuyer », s’amusait Mistou, et Rolanne, rêveuse, de soupirer : « Quel charme... » Plus tard, les ambulancières belges avaient confié aux Françaises que Wia était un authentique prince et sa famille une des plus anciennes de Russie. « Bah... », avait été le seul commentaire de Claire. Elle avait reconnu toutefois qu’il était sympathique, facile à vivre et bon camarade. Elle semblait ne pas remarquer que Wia, très séduit, se donnait beaucoup de mal pour lui plaire.

Un matin, alors qu’elle se trouvait au deuxième étage, dans le bureau de Léon de Rosen, en train de feuilleter un journal français qui relatait un voyage de son père en Suisse, Wia avait demandé : « C’est qui ce François Mauriac ? — Voyons, Wia, tu te fiches de nous ! Tu ne peux pas ignorer qui est François Mauriac ! » s’était indigné Léon de Rosen. « Mais si. Alors, qui c’est ? » Devant tant d’ignorance, Claire avait attrapé un fou rire, le premier depuis son arrivée à Berlin. Un fou rire qui l’avait obligée à s’asseoir par terre à même le plancher et qui n’avait fait que s’accroître à mesure que Wia, mis au courant par son ami Léon, lui avait présenté ses excuses. « Vous ne lisez pas de livres ? avait demandé Claire tandis qu’elle commençait à se calmer. — Jamais ! » Nouveau fou rire que les deux hommes ne comprirent pas.

Quand Claire quitta le bureau pour rejoindre son étage, elle avait envie de chanter de joie dans l’escalier : elle venait de rencontrer enfin un homme qui s’intéressait à elle et rien qu’à elle ; un homme qui ignorait l’existence de son illustre père et pour qui la littérature, les livres ne comptaient pas. Cette situation si nouvelle l’enchantait. Ce Wia était bien un martien comme elle l’avait pressenti au début. Dès cet instant, elle remarqua l’attention qu’il lui portait.

Au cours d’une mission avec Mistou et Plumette, alors que les Soviétiques niaient détenir des prisonniers français, Wia avait une fois de plus décidé d’obtenir gain de cause, de ne pas rentrer bredouille. Cela se passait à une centaine de kilomètres de Berlin, dans une zone dévastée, sans un toit pour les abriter. Comme il fallait passer la nuit sur place pour reprendre dès le matin les négociations, ils avaient trouvé à se loger dans une maison occupée par l’Armée rouge. Wia était inquiet. Il savait que les soldats allaient se soûler jusqu’à perdre tout contrôle et que la présence de trois jeunes femmes, des étrangères, exciterait leur convoitise. La peur des viols n’était pas sans fondement, Claire, Mistou et Plumette le savaient. Elles acceptèrent les consignes, il les installa dans une chambre où elles dormiraient ensemble, sans retirer leur uniforme. Il leur demanda encore de pousser de gros meubles contre la porte afin de mieux se protéger d’une tentative d’intrusion nocturne. Lui-même resterait à portée de voix. Mais deux minutes après, il était de retour. « J’ai un cadeau pour vous », dit-il à Claire. Claire, très émue, tendit la main en se demandant ce qu’il avait trouvé à lui offrir dans ce lieu de ruines et de désolation. « Mon poignard. Cela vous servira si un de ces ivrognes parvenait malgré tout à forcer la porte dans l’intention de vous violer. » Et devant son air surpris : « Surtout n’hésitez pas à le lui planter dans la gorge ou le cœur. » Puis il se retira. « Tu parles d’un cadeau, plaisanta Mistou. — Espérons que tu n’auras pas à t’en servir », ajouta Plumette. Claire, elle, contemplait fascinée le poignard. « Le premier cadeau de Wia... » Elle savait déjà qu’il y en aurait d’autres.

Elle ne se trompait pas. Wia prit l’habitude de lui en offrir selon ce qu’il parvenait à échanger avec les Anglais et les Américains. Claire collectionnait des insignes militaires qu’elle cousait à l’intérieur de la veste de son uniforme. Elle reçut de nouveaux écussons, mais son rêve était d’obtenir des étoiles rouges soviétiques. « Très difficile mais j’y arriverai. Soyez un peu patiente, ayez confiance en moi », lui avait promis Wia. Et avec cette enfantine assurance qui lui était propre : « Vous n’avez pas remarqué ? Je suis très débrouillard ! »

Assurance justifiée ou vantardise ? Claire n’arrive pas à comprendre la personnalité de cet homme. Il ne ressemble pas à ceux qu’elle a côtoyés jusque-là, il la surprend, l’amuse, l’effraye. Suivant les moments, elle le trouve très beau ou alors trop bizarre avec sa grande taille, sa maigreur de rescapé, ses yeux d’un bleu profond et ses oreilles décollées. Il a un charme certain, de cela elle est sûre, elle le vérifie à chacune de ses apparitions. Dès que Wia entrait dans une pièce, les filles devenaient plus coquettes et les hommes retrouvaient des réflexes de camaraderie virile. Chez les unes comme chez les autres, la bonne humeur, presque en toute circonstance, l’emportait. Wia semblait ne jamais se rendre compte de l’effet qu’il produisait. Cette espèce de candeur déconcerte particulièrement Claire. Et s’il était tout simplement un crétin, un crétin inculte ?

— Mon Dieu, Mistou, qu’est-ce que je vais devenir ? Qu’est-ce qui m’arrive ?

Mistou, maintenant réveillée et résignée à l’être, attrape un paquet de cigarettes, en allume deux et en tend une à Claire.

— C’est ton soupirant qui te met dans cet état ?

Claire a un sursaut d’indignation. Wia, également exquis avec toutes les femmes quel que soit leur âge ou leur rôle dans l’immeuble, avait vite dévoilé son attirance pour l’une d’entre elles. Les filles de la Croix-Rouge comme les secrétaires de la Division des personnes déplacées n’avaient pas tardé à remarquer l’admiration avec laquelle il la regardait, l’émoi qu’elle provoquait chez lui.

— Quel soupirant ? De quoi tu parles ? Je ne comprends pas.

— Le prince russe aux grandes oreilles décollées.

— C’est ce qu’il a de mieux, ses grandes oreilles décollées !

Claire est sincère. Elle allait se confier à Mistou, lui avouer sa terreur à l’idée d’être amoureuse, sa joie aussi, mais une douleur soudaine l’en empêche. Elle écrase sa cigarette et se laisse tomber sur l’oreiller en gémissant.

— Je la sens, elle est là, elle monte...

— Quoi ?

— La migraine.

 

Mistou, en quittant la chambre pour rejoindre leur équipe, avait pris soin de tirer les rideaux de façon que la lumière du jour n’importune pas son amie. Elle l’avait laissée gémissante mais n’avait pu s’empêcher de lui demander sur le pas de la porte : « Qu’est-ce qui est le pire pour toi ? Le prince russe ou la migraine ? » Son rire, dans l’escalier, avait mis Claire au bord des larmes. Elle ne veut ni se lever, ni retrouver ses camarades, ni affronter le regard interrogateur de Wia. Comment a-t-elle pu se laisser aller à éprouver un sentiment amoureux aussi fort ? Après sa rupture avec Patrice, elle s’était juré de se contenter de quelques flirts, c’était le prix à payer pour préserver sa chère liberté enfin reconquise. Et voilà qu’elle s’éprend d’un étranger dont elle ignore tout, un ancien Russe, presque un Soviétique, sans métier, d’un milieu qui n’est pas le sien, « un milieu cosmopolite » comme on dit à son propos. Aimer un homme, n’importe quel homme, la met immédiatement en danger, alors celui-là... Claire s’est toujours débrouillée pour ne pas beaucoup souffrir. Elle sait très bien tenir ses amoureux à distance, manier l’ironie, se moquer, décourager. Le tout avec un mélange d’humour et d’amitié qui fait qu’on ne peut pas lui en vouloir. Elle pense encore qu’elle ne vaut pas grand-chose et qu’un homme qui l’aime est un sot. Un sot qui se méprend sur son compte. Si elle est honnête, c’est exactement ce qu’elle a éprouvé à propos de Patrice, bien sûr, mais aussi d’André, du jeune lieutenant de Béziers dont elle avait aussitôt oublié le nom, de Pierrot, de Minko. Elle corrige : non, Minko ne peut pas figurer dans cette énumération. Elle avait pressenti tout de suite le danger qu’il représentait pour elle, son pouvoir de séduction. Après l’histoire de l’ambulance, elle avait su l’éviter, son instinct l’avait merveilleusement protégée. Alors, pourquoi cet instinct n’avait-il pas joué, ici, à Berlin ?

Mon Enfant De Berlin
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