La lune, haut dans le ciel, éclaire la route comme en plein jour. Aux forêts de pins allemandes succèdent les forêts et les plaines françaises. Claire conduit l’automobile sans fatigue, avec cette allégresse qu’elle éprouve souvent quand elle roule au cœur de la nuit. Par la fenêtre entrouverte pénètre un air frais, parfois chargé d’odeurs d’arbres et de terre, qui l’aide à rester éveillée. Claire sifflote des rengaines à la mode, les hymnes nationaux qu’elle a appris à Berlin. Elle a le sentiment de sortir de l’hiver, d’aller au-devant du printemps, au-devant d’une vie libre, harmonieuse et apaisée. Elle en oublierait presque qu’elle n’est pas seule dans la voiture.

À l’arrière, Wia et Léon de Rosen dorment profondément. Elle entend la respiration sifflante de l’un, les rares ronflements de l’autre. Ils se sont succédé au volant après leur départ de Berlin, en fin d’après-midi. Les derniers trois cents kilomètres jusqu’à Paris reviennent à Claire. C’est elle qui a imposé ce partage, et les deux hommes se sont inclinés. Maintenant, dans le faux silence de la nuit, Claire peut repenser avec plus de calme au pourquoi de ce voyage.

Prouver que Wia n’a jamais appartenu au mouvement d’extrême droite la Cagoule, se révèle plus compliqué que ce que l’on était en droit d’imaginer. À Paris, au ministère de la Justice, des personnes non encore identifiées font obstruction. Léon de Rosen défend son ami comme s’il s’agissait de lui-même. C’est un homme courageux, habitué à être obéi et approuvé de tous. Pour lui, la justice est une exigence concrète, un combat de tous les jours, de toute la vie.

Mais Léon de Rosen n’est pas toujours diplomate. Il lui arrive de se laisser emporter par sa subjectivité et cela quel que soit son interlocuteur, y compris Wia. Claire repense à leurs disputes durant les premières heures du voyage. Elle a déjà oublié les détails mais se souvient que Léon soutenait l’idée qu’il fallait confronter Wia à ses accusateurs.

Wia trouvait le moment mal choisi, la situation encore trop confuse. Le fait que Claire ait été désignée pour ramener d’urgence une automobile à Paris les avait momentanément mis d’accord : ils viendraient avec elle. Wia, plus superstitieux que jamais, avait vu dans ce hasard un heureux présage, l’amorce du retour de ce qu’il appelait sa « bonne étoile ». « Je les laisse où ils veulent, je dépose l’auto au garage et je vais voir mes parents », pense Claire avec légèreté. Sa place d’avion est déjà retenue sur un vol de l’après-midi, elle se réjouit d’être le soir même de retour à Berlin.

Le jour se lève sur une campagne paisible, couverte de rosée. Claire traverse des villages encore endormis où les coqs ont commencé de chanter. Elle croit reconnaître des parfums de fleurs, une odeur de pain. Elle s’étonne de retrouver des paysages qui ne sont plus aussi marqués par la guerre ou qui ont été miraculeusement épargnés. Elle aime d’amour ce pays, le sien. À voix basse, de façon à ne pas réveiller les deux hommes qui dorment, elle chante Charles Trenet :

 

Le vent dans les bois fait hou hou hou

La biche aux abois fait mê mê mê

La vaisselle cassée fait cric crin crac

Et les pieds mouillés font flic flic flac.

Mais...

 

Boum

Quand votre cœur fait boum

 

— Non, Wia, ce n’est pas possible...

Claire a déposé Rosen dans Paris et s’apprêtait à en faire de même avec Wia, quand celui-ci, soudain, lui demande de venir avec lui voir ses parents. Claire objecte qu’ils ne sont pas prévenus, qu’ils ne l’attendent pas, qu’une première rencontre se prépare mieux et à l’avance. Wia parle de l’hospitalité russe. Il balaye un par un ses arguments. Il insiste avec une ardeur fiévreuse qu’elle ne lui connaît pas, comme si c’était pour lui une question de vie ou de mort, comme si c’était la plus grande preuve d’amour qu’elle pouvait lui donner. Claire objecte encore qu’elle n’a pas dormi, qu’elle a besoin de faire une toilette, de se coiffer, de se maquiller ; de quitter ses vêtements froissés par le voyage pour d’autres plus élégants.

— Je dois te faire honneur, Wia... C’est tellement important la première impression que les gens ont de vous... C’est, c’est... déterminant !

— Tu n’es jamais plus belle que dans ton uniforme de la Croix-Rouge.

Claire trop lasse pour insister davantage se laisse entraîner dans l’immeuble de la rue Raynouard où vit la famille de Wia. En attendant l’ascenseur, il l’étreint avec passion, couvre son visage de baisers.

— Je suis si heureux que tu rencontres enfin mes parents. Si heureux...

 

Un premier coup de sonnette, puis un deuxième et un troisième plus insistant. Wia, soudain très nerveux, s’impatiente.

— Mais qu’est-ce qu’ils fichent...

De l’autre côté de la porte lui parviennent des bruits confus, une sorte de piétinement accompagné de murmures. Enfin la porte s’ouvre et Wia entre dans l’appartement. Claire, du palier où elle est restée figée par la surprise, découvre deux personnes âgées en robe de chambre, une pièce en désordre où traînent les restes d’un repas. Son attention est surtout retenue par la femme en bigoudis, aux traits fatigués, qui la fixe aussi effrayée qu’elle.

 

Sur un banc de la rue La Fontaine, Claire se tient prostrée, en proie à une panique animale. Des passants, la croyant victime d’un malaise, ont voulu lui venir en aide. Devant son mutisme farouche et son regard hostile, ils se sont résignés à s’éloigner. « Chagrin d’amour », a murmuré l’un d’entre eux.

Cette phrase que Claire a entendue résonne à ses oreilles. Elle la répète plusieurs fois pour mieux en comprendre le sens. Parce qu’elle s’applique à respirer lentement, l’étau qui sert sa poitrine se relâche et les souvenirs affluent, précis comme des photographies. Elle revoit les parents de Wia, leur appartement. Deux mots s’imposent comme une ritournelle : laideur et pauvreté, pauvreté et laideur. Dix minutes à peine lui ont suffi pour enregistrer le désordre de la pièce ; l’ameublement hétéroclite ; les châles, les gravures, les bibelots qu’elle juge de très mauvais goût. Mais s’il n’y avait que cela... Elle revoit surtout le couple des parents. Elle ressent dans sa propre chair l’humiliation qu’ils ont éprouvée à s’être laissé surprendre dans des robes de chambre usées, trouées par les cendres des cigarettes. Comment Wia a-t-il pu imaginer que cette rencontre inopinée leur ferait plaisir ? Comment n’a-t-il pas vu les larmes dans les yeux de sa mère, les gestes maladroits qu’elle avait eus pour tenter d’enlever ses ridicules bigoudis... C’est Claire qui, dans un élan de pitié, de sincère pitié, avait eu le réflexe d’aller vers la femme, de l’embrasser et de s’excuser pour cette malheureuse intrusion. Elle se souvient encore avoir accepté du thé servi dans une très belle porcelaine ancienne ébréchée... Puis elle avait pris congé en prétextant l’automobile qu’elle devait déposer au garage. Leur soulagement, alors... L’empressement avec lequel ils l’avaient accompagnée jusqu’au palier... L’air béat de Wia...

« Quel crétin ! dit Claire à haute voix. Quel sinistre crétin ! » Elle songe avec colère et amertume qu’à aucun moment il n’avait éprouvé l’ombre d’un malaise, perçu l’effroi qui régnait chez elle comme chez ses parents. Il avait improvisé cette rencontre, il avait décidé qu’elle serait heureuse et sans doute l’était-elle à ses yeux. Son aveuglement achevait de rendre dramatique cette désastreuse matinée. Dramatique et ridicule.

Claire allume une cigarette. Avec une lucidité glacée elle compare sa famille à celle de Wia. Il ne s’agit pas seulement de deux nationalités différentes, il s’agit de deux mondes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Sur le banc de la rue La Fontaine, elle se trouve exactement à mi-chemin entre l’appartement du 38 avenue Théophile-Gautier et l’appartement du 12 bis rue Raynouard. Cet ironique hasard géographique ne la fait pas rire mais la ramène à son programme de la matinée. N’avait-elle pas prévu, elle aussi, d’arriver à l’improviste chez ses parents, leur faire la surprise de sa brève présence à Paris ? Dans une sorte de dédoublement, elle s’imagine leur annoncer la rupture de ses fiançailles. Car c’est précisément à cela qu’elle songe. D’autres images l’assaillent. Elle se revoit un an auparavant, sur un banc près du pont Alexandre-III, fiancée à Patrice et découvrant qu’elle ne voulait pas l’épouser. Elle éprouve aujourd’hui la même étouffante sensation d’être prise dans un piège. « Comme l’histoire se répète », se dit-elle plusieurs fois. Une envie de pleurer la submerge. Elle croit entendre le commentaire des passants peu de temps auparavant : « un chagrin d’amour ».

 

De retour à Berlin, dans la chambre des cocottes, Claire n’arrive pas à trouver le sommeil. Mistou prend presque toute la place dans le lit et dort d’un sommeil agité. Elle bredouille des mots sans suite, geint en proie à de mauvais rêves. Sur le tapis, le chien Kitz est allongé de tout son long et émet parfois quelques grognements. Il a fait à Claire une fête démesurée à laquelle elle a répondu avec gratitude. Elle a passé sous silence sa rencontre avec les parents de Wia, elle a menti à propos de ses parents à elle. Comment avouer qu’elle n’était pas allée les voir et qu’elle avait préféré se promener seule, le long de la Seine, en fumant cigarette sur cigarette ? C’est durant cette longue errance qu’elle avait mesuré tout ce qui la séparait de Wia et qui rendait peut-être impossible leur union. Elle avait aussi décidé de n’en parler à personne, de ne rien faire avant que Wia soit complètement innocenté. Après, elle verrait.

 

Dans l’après-midi du lendemain, Wia est de retour. Rosen, resté à Paris, réunit les derniers documents nécessaires. Les deux hommes sont confiants : d’ici peu, le dossier sera clos, on pourra fixer la date du mariage. Wia en est si heureux qu’il presse Claire de l’accompagner marcher dans la forêt.

Après le long hiver, le printemps semble en avance. Sous le soleil, les ruines de Berlin ont un autre aspect. Les Berlinois sont plus nombreux dehors, dans les rues, aux abords des forêts proches de la ville.

Wia tient Claire par la taille, ils avancent d’un bon pas sous les sapins. Claire est grisée par les odeurs de résine et de terre, par les jeux de lumière entre les branches des arbres et la douceur inattendue de l’air. Des pousses d’un vert tendre annoncent les prochaines fleurs. Claire fait des projets pour les jours de congé. Ils reviendront d’ici quelques semaines, deux peut-être, cueillir les perce-neige, les violettes et les primevères. Elle accepte même d’apprendre à monter à cheval puisque c’est le sport préféré de Wia. Plus ils s’enfoncent dans la forêt, moins l’avenir lui paraît menaçant. Elle n’a pas oublié sa rencontre avec les parents de Wia, mais maintenant qu’elle a quitté Paris, qu’elle est contre lui, dans ses bras, ils ont beaucoup perdu de leur importance. Ce sont deux pauvres fantômes alors que Wia est un homme de chair, vivant, si vivant. Le chien Kitz court loin devant eux.

— Oh, que je suis distrait ! J’allais oublier de t’offrir ce que j’étais allé chercher à Paris, dit Wia.

Il sort un petit écrin usé de la poche de son manteau, le tend à Claire. Comme elle hésite à l’ouvrir, il le fait à sa place et retire une bague qu’il lui passe à l’annulaire gauche.

— C’était la bague de fiançailles de maman. Elle n’a jamais voulu la vendre car elle était destinée à ma future femme. Elle est à toi, maintenant.

Claire regarde, impressionnée, la bague en or sertie de petits rubis et de diamants.

Mon Enfant De Berlin
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