En septembre 1944, Claire, ambulancière à la Croix-Rouge française, se trouve encore à Béziers avec sa section. Elle a vingt-sept ans, c’est une très jolie jeune femme avec de grands yeux sombres et de hautes pommettes slaves. Si on lui en fait compliment, elle feint de l’ignorer. Elle n’a pas le temps de se contempler dans un miroir, ou alors fugitivement et toujours avec méfiance. Elle souhaite n’exister que par son travail depuis son entrée à la Croix-Rouge, un an et demi auparavant. Son courage moral et physique, son ardeur font l’admiration de ses chefs. Ses compagnes, parfois issues de milieux sociaux différents du sien, ont oublié qu’elle est la fille d’un écrivain célèbre, François Mauriac, et la considèrent comme l’une d’entre elles, rien de plus. Cela la rend heureuse. Elle aime ce qu’elle fait, la nécessité de vivre au jour le jour. Au volant de son ambulance, quand elle transporte des blessés vers des hôpitaux surchargés, elle se sent vivre, pour la première fois de sa jeune vie. Une vie sans passé, sans futur. Une vie au présent.

De sa chambre, elle regarde les toits de Béziers, la lumière dorée de la fin d’après-midi sur les tuiles. Des cloches sonnent. Sur la grande table qui lui sert de bureau, son précieux poste de T.S.F. et un bouquet de roses de jardin. À côté du vase, le cahier où elle relate quand elle peut le récit de ses journées : son journal. Autour, de nombreuses photos de ses parents, de ses frères et de sa sœur avec son bébé. Une autre, un peu à l’écart, représente un jeune homme en uniforme de soldat qui se force à sourire. Parfois, elle le contemple attendrie, amoureuse, mais maintenant, de plus en plus souvent, elle l’évite.

Ce jour-là, elle est juste attentive à ce qu’elle éprouve, un bien-être physique dû à la douceur de l’air et à un copieux repas constitué de tomates, d’œufs et de prunes trouvées dans une ferme abandonnée. Bientôt il y aura d’autres repas, bientôt elle cessera d’avoir faim. Malgré les combats qui continuent, la guerre n’est-elle pas presque finie ?

Une question alors s’impose : doit-elle rejoindre sa famille comme celle-ci le lui demande ou bien lui désobéir et suivre les armées ? La plupart de ses compagnes ont déjà fait un choix dans un sens ou dans l’autre.

Claire allume une cigarette. Inspirer la fumée, la rejeter par les narines est un plaisir dont elle ne se lasse pas. Même aux pires moments, fumer une cigarette, n’importe laquelle, l’aide à affronter le quotidien, à trouver en elle le détachement nécessaire. Un jeune lieutenant dont elle vient de faire la connaissance lui a offert toute une cartouche qu’il tient de l’armée américaine. En échange, elle doit lui faire visiter la région. Mais ils n’ont pas pris de rendez-vous, ce soldat peut être appelé à rejoindre le combat dans les jours qui viennent.

Par la fenêtre, elle regarde à nouveau les toits de Béziers. Cette ville, elle l’a aimée tout de suite et de devoir bientôt la quitter lui cause un réel chagrin. Pour aller où, ensuite ? Voilà que se repose la question à laquelle elle ne sait pas répondre.

Elle prend son cahier, s’allonge sur le lit et commence à le feuilleter comme si revoir son passé pouvait l’aider à décider de l’avenir. Elle passe très vite sur les pages concernant ses débuts à Caen puis s’attarde sur celles où elle parle de Patrice, prisonnier en Allemagne, avec qui elle correspond depuis le début de la guerre. « Mon fiancé, prononce-t-elle à mi-voix, mon fiancé... » Elle lève les yeux vers son portrait, près du vase de fleurs et le contemple avec attention. Il lui semble qu’elle ne se souvient plus aussi exactement de sa façon de se mouvoir, du timbre de sa voix.

À la date du 19 décembre 1943, lors d’un bref passage à Paris, elle a noté :

 

« Journée tout entière passée chez les parents de Patrice alors que je n’y étais venue que pour le déjeuner. C’est extraordinaire comme j’aime cette famille. J’ai vraiment l’impression d’être des leurs. Ses frères lui ressemblent beaucoup. Nous avons naturellement parlé de Patrice. Comme ils l’aiment et comme leur amour déborde sur moi. À leurs yeux, je suis celle que Patrice aime et je suis sacrée. En plus ils me trouvent très jolie.

Comme j’ai changé depuis l’année dernière ! Il y a un an, j’étais très malheureuse. Patrice n’était rien ou presque rien pour moi alors que maintenant il a pris une place qui grandit tous les jours davantage. Je pensais à lui avec ennui et j’avais presque peur de le voir revenir. Maintenant je compte les jours, je voudrais le voir, le toucher, lui parler, le remercier de tant m’aimer, de m’avoir appris à l’aimer, à l’attendre avec tant de joie et d’impatience.

Il y a un an, j’échouais à l’examen d’entrée à la Croix-Rouge. J’étais triste car je doutais de moi. Aujourd’hui, je sais que je suis capable. Ainsi, en cette fin d’année, je suis contente du chemin parcouru. Il me semble que Caen m’a fait un bien immense. Je suis moins égoïste et surtout je sais mieux apprécier le vrai bonheur. Je suis moins blasée. Je m’aime moins pour moi que pour Patrice. Je l’attends. Je prends un immense plaisir à imaginer notre appartement et ma vie à ses côtés. »

 

Sur les pages suivantes, Claire a minutieusement recopié les lettres qu’elle a envoyées à Patrice. Elle y relate des fragments de sa vie quotidienne mais se plaît surtout à rêver leur vie future dans un monde pacifié. Ce sentimentalisme, l’affirmation chaque fois répétée de son amour brusquement l’excèdent. « Quels enfantillages ! » pense-t-elle. Et aussitôt après : « Comme je me suis engagée ! » Elle en oublie que les lettres répondent à celles de Patrice, rangées dans sa valise et qu’elle relit rarement. « Pas le temps », dit-elle à voix haute comme si on lui en demandait la raison. Elle ne lui a pas écrit depuis plusieurs jours et un soupçon de remords lui gâche la fin de sa cigarette. Vite, elle saute ces fâcheuses pages et allume une nouvelle cigarette au mégot de la précédente. Elle préfère revenir à des récits plus flatteurs qui, pense-t-elle, reflètent davantage la jeune femme qu’elle est devenue grâce à la guerre. Comme souvent, c’est une lettre qu’elle a recopiée avant de la faire transmettre par une de ses compagnes en permission. Celle-ci est adressée à sa famille, 38 avenue Théophile-Gautier, Paris XVIe.

 

« 21 août 1944

Mes adorables petits parents, je commence juste à réaliser que je suis dans un pays libre et que je peux écrire ce que je veux. Je pense terriblement à vous. Avant-hier soir, lorsque les postes de la T.S.F. criaient la libération de Paris, j’avais envie de pleurer tant j’étais triste de ne pas y être. À ce moment-là, j’aurais donné tout ce que j’ai vécu pendant ces quelques mois à la C.R.F. pour ces quelques heures à Paris.

Vous devez avoir vu des choses formidables et j’ai presque honte de vous raconter le peu de choses que j’ai fait.

Pendant des jours et des jours, les convois allemands sont passés à Béziers. Nous, nous continuions nos missions sur des routes encombrées. Assise sur l’aile de la voiture, j’interrogeais le ciel. Plusieurs fois nous avons été prises dans d’énormes convois. Il nous était impossible d’en sortir, sauf quand les avions étaient au-dessus de nous, car la colonne s’arrêtait au bord de la route. Les Alliés ont souvent mitraillé, mais jamais au-dessus de nous. On comprenait ce qui se passait à la figure des Allemands et à leurs voitures en feu.

Dimanche dernier, mitraillage de la ville. De 5 à 9 heures du soir, les tanks ont traversé la ville en mitraillant : 15 morts, 50 blessés. Imaginez votre petite Claire avec sa copine Martine et un agent mettant une demi-heure pour arriver jusqu’à mon ambulance. Le plus dangereux était la traversée des grandes avenues. On faisait un pas et on se collait contre le mur à cause d’une rafale de mitrailleuse. Nous avons fini par marcher lentement au milieu de la rue en montrant nos écussons et en levant les bras. Plusieurs fois, des fusils qui nous visaient se sont baissés. Pendant quatre heures nous avons parcouru les rues de Béziers pour relever les blessés. Les balles sifflaient partout, c’était formidable. Les Allemands n’ont jamais tiré directement sur nous. Je me suis mise à un moment entre deux tanks et un soldat allemand m’a fait signe de mettre un casque. Je n’ai pas eu peur et si ce n’était les morts et les blessés, j’aurais été folle de joie. Sans Martine et moi, un homme serait mort d’hémorragie. Il le sait et, chaque fois que nous allons à l’hôpital, il nous remercie. Cela fait plaisir et console de bien des choses.

J’ai passé les deux jours suivants de morgue en morgue. J’ai vu d’horribles blessures, une toute jeune fille morte que sa mère ne voulait pas laisser partir. Un jeune F.F.I. avec la bouche pleine de vers, etc., etc. J’ai été chercher dix cercueils pour dix morts.

Et puis les F.F.I. sont arrivés. Pas très beaux, pas beaucoup d’enthousiasme. Pendant tout un jour, ils ont tiré des toits et des rues sur des miliciens plus ou moins imaginaires. Pendant ce temps, je transportais les blessés d’un petit bombardement aérien. Les avions passaient au-dessus de nous et mitraillaient partout. Je n’ai pas eu le temps de penser que je pouvais mourir.

Hier, nous avons été appelés d’urgence pour aller chercher des blessés du maquis à Saint-Pons. J’étais d’autant plus contente que l’on disait que l’on s’y battait encore. On arriva dans un pays tout à fait calme après plusieurs jours de guerre. Les Allemands avaient complètement pillé la ville et allaient tout brûler, quand ils s’aperçurent qu’ils avaient une trentaine de blessés chez eux. Nous avons commencé à leur administrer les premiers soins, ils virent qu’ils allaient être bien soignés et ils nous dirent : “Nous ferons notre devoir comme vous faites le vôtre.” Et ils partirent. Les blessés du maquis avaient déjà été évacués et ce furent ces grands blessés allemands que nous ramenâmes à Béziers. Je suis restée une heure avec eux à l’hôpital. Ils souffraient tellement que j’en avais mal au cœur. J’aurais voulu avoir de la haine, je n’avais qu’une immense pitié et j’aurais voulu pouvoir les soulager. L’un d’eux, un pauvre gosse de dix-huit ans, avait une péritonite. Il était perdu et le médecin n’a pas voulu l’opérer. Sa main brûlante s’agrippait à la mienne et il me regardait avec des yeux tellement suppliants que je me suis mise à pleurer. Je pensais à tous ces hommes qui comme lui mouraient loin de leur famille. Je ne suis pas faite pour être infirmière, je serais trop malheureuse.

17 heures. Là, je viens d’aller chercher un homme qui est mort devant moi suite au mitraillage de dimanche. Je n’aime pas les morts mais j’aime encore moins voir sangloter les familles.

Il fait lourd, la ville est pleine de F.F.I., d’étoiles et de drapeaux. On espère voir arriver très bientôt les Américains au port de Sète. Figurez-vous que c’est à Sète, Agde, etc., qu’ils devaient débarquer. Ils n’ont demandé les plans de la Côte d’Azur que dix jours seulement avant le débarquement. »

 

Claire referme le cahier afin de méditer sur ce qu’elle vient de lire et qui l’aide à mettre de l’ordre dans ses idées. Elle se reconnaît volontiers un certain courage dans l’action et, plus que ça, du goût. « Une bonne dose d’inconscience, oui ! » la sermonnerait sa chef de section. Claire, dans la quiétude de sa chambre, lui répondrait avec naturel : « J’aime le danger. »

Elle éteint sa cigarette, se lève, va s’accouder à la fenêtre. Le soleil décline, l’ombre gagne les toits. Dans le ciel, des hirondelles tracent des cercles de plus en plus étroits et crient comme pour saluer la fin du jour, l’arrivée de la nuit. En bas, dans la cour de l’immeuble, deux de ses camarades sortent dîner en ville. Comme Claire, elles terminent leur journée de congé et ont troqué leur uniforme bleu « Royal Air Force » pour des vêtements qui les font ressembler à toutes les autres femmes. Claire hésite à les rejoindre. Mais elle n’en a pas vraiment envie, pas encore tout du moins. Il sera temps, un peu plus tard, de faire le tour des deux ou trois cafés où elles ont leurs habitudes. Elle trouve à la fois délicieux et étrange cette journée sans la moindre alerte ; le silence de la ville. Pour peu, sa chère ambulance lui manquerait. Elle ignore son emploi du temps pour la semaine à venir. Cela la ramène au choix qu’elle doit faire dans quelques jours.

La venue de la nuit apporte une fraîcheur nouvelle qui la fait frissonner. Elle enfile un tricot sur son chemisier, allume les lampes et contemple avec satisfaction son reflet dans le grand miroir au-dessus de la cheminée. Son visage bronzé est reposé, ses traits détendus. Elle n’a plus cette expression sombre qui est la sienne souvent et qui déconcerte ses proches. Elle fait bouffer ses épais cheveux bruns lavés le matin même, remarque à quel point ses mains sont négligées : des mains de travailleuse. Où trouver du vernis à ongles, un matériel de manucure ? À Paris, elle n’aurait que l’embarras du choix. Elle aurait encore le confort douillet de l’appartement de ses parents, de quoi manger à sa faim, du feu pour se chauffer à l’approche de l’hiver. Comme tous les Français, elle a terriblement souffert du froid au cours de ces années de guerre. Si elle s’est tant plu à Béziers, c’est à cause de son climat, des journées ensoleillées, du ciel presque toujours bleu. Tout à coup son reflet dans la glace a perdu de son charme, elle y lit l’effroi, quelque chose de désespéré qu’elle sait avoir en elle et qu’elle avait presque oublié. Elle se détourne du miroir et allume la T.S.F. : c’est le début du Concerto pour clarinette de Mozart, l’allégro. Elle se rappelle comment, durant les heures sombres de l’Occupation, son père reprenait des forces en écoutant Mozart. Parfois, il lui arrivait de s’enfermer seul au salon pour être au cœur de la musique. Elle se souvient qu’il disait trouver dans l’andante « je ne sais quel reproche à Dieu, une plainte d’enfant déçu ». Déjà, elle respire mieux. Elle sent qu’elle doit reprendre sa lecture et s’installe confortablement sur son lit, le cahier dans une main, une nouvelle cigarette dans l’autre. C’est la suite de la lettre recopiée adressée à ses parents où elle raconte pour la première fois la part jusqu’alors tenue secrète de sa vie à Béziers.

 

« 28 août 1944

Hier, grande manifestation politique. Je pensais à Paris et je trouvais tout bien moche et bien petit. Il y eut pourtant une belle cérémonie au mur des fusillés où j’avais été chercher huit corps. La vie ici est d’un calme à pleurer. J’ai bien l’intention de ne pas y moisir. Il me tarde d’avoir de vos nouvelles, il me tarde que l’on parle de papa. Peut-être aurais-je bientôt la joie d’entendre sa voix à la T.S.F.

Je me souviens de vous avoir écrit des lettres bien tristes qui étaient presque des adieux tant j’avais peur de mourir. Cette peur ne venait pas uniquement des morts que je voyais, des bombardements, mais surtout de la vie que nous avons menée jusqu’à maintenant. Songez que la section a été de janvier jusqu’à ces jours-ci le lieu de rencontre de tous les chefs de la Résistance de la région. Jusqu’au débarquement, ils étaient deux ou trois chaque jour à déjeuner et souvent à coucher à la section. Notre chef était agent de liaison ; nous avions des armes plein la maison et mon ambulance a fait je ne sais combien de transports d’armes, d’explosifs, de chefs de maquis, etc. Nous avons été chercher des maquisards blessés, prévenir le maquis de descentes d’Allemands. J’avoue que ce n’était pas de tout repos et il m’est arrivé d’avoir peur surtout lorsque, par exemple, nous attendions Renée qui ne revenait que plusieurs heures après le moment prévu. Nous avons passé des nuits à l’attendre ! Il est arrivé qu’un chef de la Résistance nous dise : “Si à minuit elle n’est pas là, je file car la Gestapo ne tardera sûrement pas à venir.” Et il partait, et l’attente continuait. Une nuit, je suis montée avec l’un d’entre eux sur un toit pour cacher tous nos revolvers sous les tuiles. Je me souviens qu’il y avait un beau clair de lune et je pensais à de drôles de choses.

Le jour où je suis allée chercher les corps des fusillés, je n’osais pas y aller tant j’avais peur d’en connaître un. Et lorsque j’ai vu le pauvre corps d’une femme qui n’avait rien fait, j’ai eu un haut-le-cœur terrible en pensant à moi. Ce n’était pas très chic de ma part mais il n’y avait rien à faire, je me voyais dans mon sang comme si c’était fait.

J’aurais bien aimé écrire mon journal mais il n’en était pas question, c’était trop dangereux. La Gestapo recherchait bien une femme du nom de Renée, mais ils n’arrivèrent jamais jusqu’à nous. Nous étions toujours sur le qui-vive et j’avais un passeport pour l’Espagne. Il m’est arrivé de partir en mission avec mon revolver et je vous assure que j’aurais su m’en servir. Nous étions heureusement très bien avec la Kommandantur qui nous donnait les permis que nous demandions parce que nous avions bien travaillé pendant les bombardements. Ils avaient en plus une grande confiance en la Croix-Rouge française. Pour moi c’était le côté désagréable de l’histoire parce que si nous avions été prises cela aurait compromis la C.R.F. qui est une chose formidable et épatante. Nous étions les seules voitures qu’ils n’arrêtaient presque jamais. On jouait là-dessus et on gagnait à tous les coups. Les rares fois où ils arrêtaient l’ambulance, ils trouvaient un maquisard qui faisait le malade, alors ils refermaient vite la porte sans demander de papier et nous disaient : “Beaucoup travail, c’est bien !”

J’ignore si vous avez reçu la lettre dans laquelle j’essayais de vous faire comprendre que j’étais allée dans un maquis. Un matin, je suis partie avec deux médecins de la section et le chef F.T.P. jusqu’à leur maquis en pleine montagne.

Pendant quarante-huit heures j’ai fait la tournée des maquis aidant à distribuer des médicaments, soignant et amenant les blessés et les malades. À la fin de la première journée, je venais de faire le plein d’essence avec un maquisard, lorsque nous dépassâmes un gros camion de ravitaillement. Il me fit rouler au même niveau que lui et tout en braquant sa mitraillette sur le chauffeur, il lui ordonna de nous suivre. Ce soir-là, on fit bombance au maquis ! Je ne vous parle pas du dîner, de cette soirée passée autour d’un feu de camp, des chants. Ni du retour en pleine nuit avec des phares qui n’éclairaient pas et votre petite Claire qui s’est arrêtée pile devant un précipice, ni de la nuit dans l’ambulance, sur les brancards pleins de sang, dans de sales couvertures qui couvrirent je ne sais combien de morts et de malades, ni du sommeil qui malgré tout s’est emparé de moi. Le lendemain, nous roulions de nouveau à 7 heures.

Je pense brusquement aux débarquements et je dois vous dire que nous connaissions tous les messages. Ainsi vous imaginez notre excitation lorsque les premiers passèrent. Ce que nous ne pensions pas, c’est que certains messages comme : “À mon commandement, garde-à-vous !” ou : “Il en rougit le traître” étaient pour toute la France ! Ainsi, la veille du premier débarquement, en les entendant, nous crûmes que c’était pour nous ! Quelle nuit ! Ils étaient tous là. L’un d’entre eux qui est maintenant capitaine préparait tous les explosifs dans le salon, et une heure après il mettait à exécution LE PLAN VERT en faisant tout sauter. Nous les filles, nous écoutions et à chaque nouvelle explosion nous nous disions : il n’est pas encore pris. Quelle déception de ne rien entendre de plus et d’apprendre le lendemain qu’ils avaient débarqué à Caen. »

 

Bravant le froid,

Bravant la faim,

Bravant les chiens,

Sans jamais perdre courage,

Ce sont ceux du maquis,

Ceux de la Résistance,

Ce sont ceux du maquis,

Jeunesse du pays...

 

Claire chantonne ce qu’elle a entendu dans le maquis lors de ce merveilleux dîner improvisé autour d’un feu de camp. Elle n’est pas sûre des paroles, ni de la musique mais ce chant la fait frissonner d’émotion et de fierté. Il faut qu’elle trouve quelqu’un capable de lui dire le texte exact pour qu’elle puisse le recopier dans son journal. Elle se relit une dernière fois.

 

« Samedi 2 septembre 1944

Bonjour mes petits parents chéris. Il me tarde horriblement d’avoir de vos nouvelles. Je ne serai contente que lorsque j’aurai une lettre me disant que vous allez tous bien. Moi, je vais très bien. Je travaille beaucoup mais je trouve ces missions d’un fade à pleurer.

Ici, rien de nouveau. Il pleut. Heureusement car depuis une semaine il faisait une chaleur accablante.

Hier, je dormais profondément quand je dus aller chercher deux hommes blessés par balle de revolver. Imaginez un jeune homme, F.F.I. naturellement, qui montre son revolver à un agent en lui disant : “Tu n’en as sûrement pas un aussi joli que moi”. L’agent lui dit : “Doucement, tourne ton arme de l’autre côté — Il n’y a pas de danger”, dit l’autre qui retire le chargeur, met le canon sur son ventre et tire.

Il y avait une balle dans le canon qui l’a transpercé de part en part et qui est venue se loger dans le foie d’un homme qui se trouvait derrière lui. Je ne sais pas si c’est le fait de m’être levée brusquement ou de voir tout ce sang, ces vomissements, ces pauvres figures, mais j’ai été prise de mal au cœur et j’ai dû quitter la salle d’opération.

J’apprends juste à l’instant qu’ils sont morts tous les deux. Il y a eu je ne sais combien d’accidents par arme à feu. Je ne comprends pas pourquoi on ne désarme pas tous ces gosses. Ils sont tellement fiers, qu’ils s’amusent tout le temps avec leurs joujoux.

Surtout ne racontez pas à tout le monde ce que nous avons fait avec nos ambulances pour les résistants. N’oubliez pas que nous travaillons sous le drapeau C.R.F. et que nous n’avions pas le droit de le faire. Il me tarde de travailler ouvertement pour les armées. Je n’ai pas une âme d’espionne. »

 

À la T.S.F., c’est la fin du Concerto pour clarinette. Pour l’avoir si souvent écouté, elle sait qu’il s’agit du troisième mouvement, le rondo. Elle songe que deux de ses amis les plus chers, ses « soupirants » comme les surnomme sa famille, se battent encore quelque part contre les Allemands et qu’ils n’ont pas donné de nouvelles depuis longtemps. Sans s’être concertés, ils l’appellent « Clarinette ». Où sont-ils ? Vivent-ils seulement ?

Deux brefs petits coups et la porte s’ouvre. Une tête de blonde ébouriffée se profile dans l’embrasure. Des yeux bleus myosotis, un petit nez impertinent, un sourire irrésistible : c’est Martine, sa coéquipière préférée dont la bonne humeur constante l’a souvent aidée.

— Je descends dans la cuisine nous préparer un frichti. Tu viens avec moi ? Après on ira voir si les autres sont au café.

— J’arrive dans cinq minutes.

La porte est refermée doucement mais les hauts talons en liège de Martine claquent sur le plancher du couloir. Claire se débarrasse de son cahier, attrape un bloc, un stylo et se met à écrire :

 

« Béziers, 21 septembre

Mes chers parents, si la guerre est vraiment finie partout, je serai bientôt parmi vous, mais si elle continue, je monterai vers le front. Je souhaite de toutes mes forces qu’elle se termine pour vous revoir et pour que toutes ces blessures finissent. Mais si cela continue, je monterai avec joie. »

 

Elle leur a dit le principal mais elle juge que c’est trop brutalement annoncé et qu’il conviendrait de le faire avec un peu plus de tact, de respect pour le choc qu’ils vont éprouver à la lecture de sa lettre. Commencer par le récit de sa journée de congé ? Réclamer de leurs nouvelles à tous ? Facile, elle refera sa lettre en rentrant de sa soirée. Pour l’instant elle se sent délivrée d’un poids énorme et elle a un besoin urgent d’annoncer sa décision à Martine, aux autres filles, peut-être.

Mon Enfant De Berlin
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