Rolanne qui commence à comprendre la géographie et le nouveau découpage du pays vaincu, cherche à l’expliquer à Mistou et à Claire. L’une est occupée à se passer du vernis sur les ongles de pied, l’autre rêvasse, allongée sur le lit.

— Les deux tiers à peu près de l’Allemagne sont occupés par les Soviétiques dont Berlin, d’accord ? À Berlin, néanmoins, les Alliés ont réussi à maintenir trois petites zones, trois secteurs : un secteur français, un secteur américain et un secteur anglais. Notre immeuble est situé dans le secteur anglais. Vous me suivez ?

Mais Mistou feuillette maintenant un vieux magazine de mode et Claire a sa tête des mauvais jours. Rolanne renonce à poursuivre ses explications. Elle sait Claire capable de faire l’enfant, d’arguer qu’elle n’aime pas les Anglais, qu’ils ont brûlé Jeanne d’Arc et empoisonné Napoléon ; qu’elle préférerait être dans le secteur français. Pourtant, elle n’ignore pas que le secteur anglais est situé près des gares où arrivent les convois de prisonniers et que la Croix-Rouge travaille avec la Division des personnes déplacées, un organisme chargé de chercher, puis de récupérer tous les prisonniers français disséminés, on ne sait où, dans l’Allemagne détruite.

En bonne camarade, Rolanne leur propose de faire du thé et descend à l’étage des autres filles où se trouve leur cuisine.

L’immeuble du 96 Kurfürstendamm abrite des personnalités diverses qui travaillent très bien ensemble et qui partagent les mêmes idéaux. Les rapports entre la Croix-Rouge française et la Croix-Rouge belge sont excellents. Les femmes collaborent entre elles, sans souci de nationalité. Elles participent aux mêmes missions, prennent leurs repas en commun. Les officiers français se joignent souvent à elles. Comme leur chef, Léon de Rosen, ils ont à peine trente ans. Tous prennent très à cœur la recherche des personnes déplacées et servent d’escorte aux convois de la Croix-Rouge. Particulièrement l’un d’entre eux, un capitaine français d’origine russe qui, mieux qu’un autre, parvient à amadouer les autorités soviétiques.

Claire décide d’écrire à ses parents. Sa mère la presse de revenir et s’agace, dans ses lettres, de ne pas obtenir de réponse précise, une date. Malgré les récits de sa fille, elle semble ne pas bien comprendre comment se passe sa vie à Berlin. Claire pense avec un léger sentiment d’amertume qu’on ne prend toujours pas son travail au sérieux et que son père l’a oubliée. Pas une lettre de lui, juste quelques mots, parfois, griffonnés à la hâte en bas de page.

Elle sort son bloc de papier et s’installe devant le secrétaire en marqueterie où elle a maintenant ses habitudes.

 

« 23 octobre 1945

Chère maman,

Hier, j’ai été chercher les cendres de 87 Français fusillés par les Allemands. Nous les avons prises au four crématoire de Brandebourg. Ce sont tous des Français très jeunes, condamnés à mort pour sabotage ou espionnage. Vous ne pouvez pas imaginer l’effet que ça m’a fait. Un petit vase, un nom, une date : c’est tout ce qui restait d’un être vivant.

On attend d’un jour à l’autre l’arrivée de trains d’Alsaciens.

Je ne sais pas encore exactement quand je rentre. Hier, il était décidé que nous reviendrions à la fin de ce mois-ci, mais on veut nous garder pour ces trains d’Alsaciens.

Il faut qu’il y ait des ambulances ici et, si nous partons, nous serons remplacées, chose que nous ne voulons pas. Il y a encore beaucoup de travail et cela nous ennuierait beaucoup de ne pas terminer ce que nous avons commencé.

Vous savez, nous commençons à être très bien, la maison est devenue très confortable. L’hiver sera naturellement affreux pour les Berlinois, mais en tous les cas, pas pour nous.

Le moral est assez bon et je ne m’ennuie pas. Je ne crève tout de même pas de joie, ni de tristesse non plus, du reste !

Il fait très beau et très froid.

Ma maman, je vous embrasse. »

 

Rolanne vient d’entrer avec le plateau qu’elle pose sur le lit. Elle sert trois tasses de thé et en apporte une à Claire. Celle-ci lui adresse un sourire reconnaissant. Rolanne est la seule qui ne se moque pas de ces moments mystérieux de tristesse qui soudain l’assombrissent ; qui ne pose pas de question mais qui sait lui signifier d’un regard, d’une pression de la main, sa présence à ses côtés. Elle semble comprendre que Claire ne peut pas grand-chose contre ces états, elle ne la juge pas.

— On est invitées à dîner chez les officiers anglais, annonce Mistou. On y va ? La bouffe est infecte mais, après, on dansera. Eh, vous me répondez, les filles ?

 

« 24 octobre 1945

Chère petite maman,

Cette fois-ci, je crois que nous allons rester. Cela m’ennuie uniquement à cause de vous car je me demande presque avec angoisse ce que je ferais à Paris. Il me faudrait revoir certainement Patrice et je ne m’en sens pas le courage. Je n’ai aucune nouvelle de lui et je n’ose, même lorsque je suis toute seule avec moi-même, y penser. J’ai écrit l’autre jour un petit mot à sa mère.

Ici, je mène une vie en dehors de la vie. Il en est ainsi depuis plusieurs années déjà. Je crois toujours que c’est la fin et cela ne l’est jamais.

Je ne sais que penser pour le temps qu’il me reste à vivre.

Il ne faut pas croire que je suis triste. J’aime la vie que je mène justement parce que je sais qu’elle ne durera pas toujours.

J’ai reçu les gants et le reste du paquet. Merci mille fois.

Je me suis fait photographier par un très bon photographe.

Ma maman, je vous embrasse de toutes mes forces. »

 

Claire écrit sur un coin de table, dans la cuisine de leur immeuble. Près d’elle, deux ambulancières de la Croix-Rouge belge s’affairent à préparer des cocktails très alcoolisés en devisant bruyamment. Elles goûtent les boissons de plus en plus souvent, sont un peu ivres, mais Claire les ignore. Ce qu’elle vient d’écrire à sa mère l’étonne. Il lui semble ne s’être jamais confiée avec autant de simplicité comme si elle avait enfin trouvé les mots pour exprimer à la fois ses craintes et ce qui lui convient dans sa vie actuelle, une vie provisoire, comme suspendue dans le temps. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Elle a peur de rentrer à Paris. Peur de s’enfoncer de façon définitive dans une vie tracée d’avance. Peu importe au fond, Patrice. Claire pense avec une lucidité froide qu’elle est destinée à se marier, à épouser un homme dans le genre de Patrice. Elle imagine ses futurs enfants, les visites régulières à ses parents, les vacances dans leurs propriétés de campagne. Elle sait maintenant que la guerre lui a permis d’échapper à cet engrenage, qu’elle a besoin de se sentir utile, peut-être même indispensable. À Caen, puis à Béziers, Fréjus, Cannes et maintenant à Berlin, elle se sent exister. Aux yeux de tous, elle est Claire Mauriac et non la fille de, ou la fiancée de.

— Pouah, mais ça empeste l’alcool ici !

La nouvelle venue dans la cuisine est une jeune femme d’un mètre cinquante, au visage rond et au front bombé, promue depuis peu chef de la section de la Croix-Rouge française à Berlin. Elle mène son petit monde avec une énergie et une efficacité qui font l’admiration de tous, à commencer par les officiers du deuxième étage. Elle s’appelle Jeanine. À cause de sa taille et de sa minceur, tous les habitants du 96 Kurfürstendamm l’ont surnommée « Plumette ».

Les deux infirmières belges tentent d’expliquer la préparation des cocktails, mais Plumette ne les laisse pas poursuivre.

— On annonce l’arrivée d’un convoi d’Alsaciens et de Lorrains, ce serait bête que vous vous soûliez maintenant.

Et à Claire :

— Prépare l’ambulance avec tout le matériel. Tu repars à la gare avec Mistou.

Mon Enfant De Berlin
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